Monsieur Seydoux,

J'ai eu le déplaisir de vous entendre sur France Culture le 29 novembre 2005* étaler votre inaptitude arrogante à propos du projet de loi DADVSI; par charité, je passerai sous silence les détails de votre inculture numérique (ah, le passage sur la bande passante pour nous fourguer un avenir improbable de compatibilité, vertigineux, un poème en hommage à la confusion...) pour me consacrer ici à un domaine sur lequel je suis plus inquiet encore qu'on vous laisse la parole avec autant de complaisance, à savoir la production des oeuvres d'art.
Vous êtes prétendument bienveillant — ce que, pour ma part, je ne crois pas — mais en tout cas rigoureusement incompétent pour ce qui est d'établir ce qui ressortirait, ou pas, au domaine de l'art.
Non seulement les critères économiques que vous brandissez sont une insulte à tous les artistes qui, depuis la scission de la production artistique avec le pouvoir exclusif des commanditaires, ont produit des oeuvres sans l'argent ni la complicité des intermédiaires parasites de votre confrérie, mais vous mentez effrontément en vassalisant toutes les formes d'art à la seule qui vous concerne vaguement (je parle du profit qu'on peut en tirer, pas de la jouissance à voir Roublev), le cinéma, en feignant de croire que leur genèse à toutes est placée sous les mêmes contraintes économiques (une petite lecture du désormais classique «La jouissance-cinéma» de Claudine Eizykman serait bienvenue, je pense) ; hé bien non seulement il est possible de faire de l'excellent cinéma dans un garage sans aucun producteur dans les environs (vous ferai-je l'offense d'une petite filmographie?), mais l'intégralité des oeuvres composant ce qu'on appelle l'histoire de la littérature peut se produire avec un stylo à bille; si vous me répondiez que pour produire des livres il faut du pognon, vous retomberiez dans les mêmes ornières qui vous font croire que ce n'est pas Hitchcock qui fait des films mais le producteur de Hitchcock. Pouvez-vous comprendre cette nuance? Si vous ne le pouvez pas, cessez de parler au nom d'une partie de la population dont vous ignorez tout, à savoir les artistes. Que certains soient assez crédules pour vous écouter (vous écouter dire, par exemple «Je représente les auteurs»), arrivistes pour vous suivre ou menteurs pour s'enrichir en votre compagnie ne vous autorise pas à nous entraîner tous sans notre consentement sous votre bannière tape-à-l'oeil et de mauvais goût.
J'ai tort d'insister sur l'éventuelle coupure qui persisterait entre la production d'une oeuvre et ses conditions d'apparition sociale (diffusion, publication, exposition etc.), parce que ça fait belle lurette que les artistes les ont prises en main ; on ne vous a pas prévenu? Vous ne sauriez imaginer le nombre d'oeuvres majeures dont vous ignorez tout — persuadé que le dernier état de l'art est celui qui arrive trop tard jusqu'à vous par des médias à la traîne, vendus à votre modélisation du monde étriquée et balourde — et qui circulent librement selon la volonté de leurs propres auteurs ; films, partitions, mp3, livres etc.

Parlons un peu d'économie, vous voulez bien? Vous prétendez que sans les producteurs les artistes sont foutus. C'est faux; ou plutôt, ça n'est vrai que pour une certaine catégorie d'artistes dont, étrangement, la chute me navre d'emblée un peu moins que celle d'une feuille en automne.
En effet, lorsqu'un éditeur concède avec des mines de bienfaiteur la publication d'un jeune auteur dont les livres sont un peu plus difficiles que ce que Télérama fait passer pour de la littérature, il lui promet des ventes inférieures à celles que j'obtiens seul en auto-publication. Pour la plupart des musiciens que je connais, avec lesquels je travaille depuis vingt ans, attendre qu'un producteur accepte de les prendre en charge reviendrait à attendre patiemment la mort. Pourquoi à votre avis? Hé bien si j'ai vent si régulièrement des chiffres de vente de la musique contemporaine, ça signifie qu'il y a toujours des porcs pour faire les comptes. Et s'il y a des porcs pour compter, c'est que nous ne sommes pas en train de parler de musique. Ça vous démange de changer de sujet, non? Allez, me faites pas croire que ça vous a pas effleuré quand je parlais de musique contemporaine: «Qui ça intéresse la musique contemporaine»? How much? Des petits chiffres, l'audience... Ça vaut le coup, ça vaut pas le coup? Non, vous n'étiez pas déjà en train de compter? Pourtant votre monologue sur France Culture laisse dubitatif sur ce que vous pensez être le cinéma contemporain.
Non seulement les échanges de disques et les copies constantes sont depuis que j'en écoute (plus d'une vingtaine d'année) monnaie courante et n'ont jamais affaibli la moindre vente des petits labels (je me fous éperdument des autres ventes, celles de vos semblables qui pignent à l'idée de voir disparaître leurs vaches à lait, vous l'avez déjà compris), mais c'est la condition même de leur survie, c'est le meilleur organe de leur publicité. Quant au minable pourcentage que vos producteurs concèdent aux artistes qui ont la candeur de leur concéder leur travail, il sera toujours risiblement inférieur à ce que rapportent les concerts pour les uns et la prise en charge de leurs propres production pour les moins domestiqués.
On pourrait continuer, égrener: peinture exposée par les artistes eux-mêmes, bédés auto-produites etc.
Les producteurs, ils arrivent quand le boulot est déjà fait, quand nous nous sommes crevés à faire - bien avant leur apparition dans notre paysage - une vie entière d'artiste, c'est-à-dire tout entier faisant corps avec ce qui se joue bien au-delà de la petite question de l'argent; encore un truc qu'on vous a pas dit, mais toute oeuvre d'art digne de ce nom est une critique de la valeur; elle en fonde une nouvelle. Autant vous dire que vous ne sauriez pas la reconnaître pour ce qu'elle est avec un parcours flêché au néon devant le pif, tant qu'elle ne se sera pas dévaluée dans la seule monnaie computable par vous.
Ah, et le partage... Gros morceau, ça, le partage. Vos producteurs chéris sont infoutus d'assurer le dixième du travail que le partage permet; pendant des années je suis allé pleurnicher chez le loueur de vidéos de mon bled pour lui demander si quelqu'un avait pris en charge la publication de «la foule» de Vidor (idem à l'époque pour «The servant» de Losey, toute la filmo de Duras, la plupart des Ruiz etc.). Je rêvais de montrer à ma compagne ce film sublime vu une fois dans une cinémathèque. Rien. J'ai abandonné, usé. Hé bien voilà qui grâce au peer to peer est enfin fait, elle l'a vu. Sans les échanges en peer to peer, comment aurais-je pu enfin voir le «Funeral parade of roses» de Matsumoto, découvrir le cinéma de Buttgereit, faire découvrir autour de moi les films expérimentaux du début du siècle précédent? Comment diffuserais-je mes propres films, d'ailleurs? S'il fallait compter sur les éditeurs, comment pourrait-on aujourd'hui lire les textes de Vachey mis à disposition sur mon site? Vous croyez vraiment que les producteurs de disques ont pris en main le pressage de tous les vinyles en CD? Des clous: la moitié de ma discothèque serait considérée comme perdue corps et bien avec vos aigrefins, adieu les chants de travail et d'amour de Taïwan, adieu la collection Prospective du XXIe siècle, adieu les petits pressages de l'extraordinaire collection de Illusion Productions, adieu les interprétations exceptionnelles comme cette version de la K546 de Mozart par I Musici... Etc. Vous savez quelle est la chance de ces musiques de continuer à exister? Le peer to peer.
La bande dessinée est, selon ses historiens mêmes, un médium sans histoire. On ne republie pas, ou presque pas les classiques. Martine Van et François Mutterer ont formé une génération de scénaristes avec leur «Carpet Baazar»? Et bien ils seront condamnés à en parler avec les yeux qui brillent à des générations qui n'auront aucune chance de comprendre de quoi ils parlent. À moins qu'ils ne copient leur exemplaire, évidemment. Hé bien je viens de découvrir avec bonheur qu'a été inventé un logiciel de consultation de bédés numérisées, qui fait que circulent actuellement des centaines de titres jusqu'ici introuvables. J'aurai moins de scrupules à évoquer à mes amis des livres dont je craignais qu'il ne puissent jamais satisfaire l'appétit que je leur en avais donné.
Vous pourriez aujourd'hui sans rougir, par exemple, déclarer «Le photocopillage tue le livre»? (la question est purement rhétorique, évidemment. Bien sûr, que vous pourriez, on a assez entendu sur France Culture que vous ne reculiez pas devant l' énormité), allez, essayez après-moi, et venez regarder ma bibliothèque, celle de mes proches, ou allez simplement faire un saut dans une librairie: «Le photocopillage tue le livre». Je ne vois pas de morts, moi. Vous en voyez, vous? Ils sont où, les cadavres? Il y a un moment où il faut se calmer un peu sur les déclarations frappantes, les slogans du genre «Le photocopillage tue le livre», parce que tôt ou tard, quelqu'un vous demandera des comptes sur le sens de ces métaphores. Continuons sur la métaphore:
un détail assez éclairant, par exemple, sur votre mode de pensée, ce sont vos métaphores bouchères: que vous soyez assez épais pour penser réellement qu'il y a déperdition d'oeuvre quand elle est partagée est déjà confondant (c'est le contraire, vous l'ignoriez? Une oeuvre est grandie par tous ceux qui se donnent à elle); j'ignorais en effet qu'on manquait de film quand on était plus de dix dans la salle, qu'on manquait de livre quand on se le passait de main en main après l'avoir lu. Mais que pour étayer cette niaiserie vous compariez les oeuvres d'art à du boeuf à débiter, voilà qui est réellement offensant.

j'ai la réputation d'être grossier,
donc,
veuillez agréer mes couilles,

L.L. de Mars


Co-signataires :
LLar-Lionel Larchevêque
Philippe de Jonckheere
Antoine Hummel
Oolong - R. Bonnet
Raphael Edelman
Ludo-éducatif (Ludovic Bablon)

Dr. C.


*Les matins de France Culture - disponible en ligne ici:
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/matins/fiche.php?diffusion_id=36646