Donc je me résume, je vais au cinéma voir le dernier film d'Arnaud Despléchin, très beau film, et ce que je retiens surtout c'est l'unique spot publicitaire, long de quinze minutes. Il s'agit d'un spot publicitaire pour la marque Chanel, et plus singulièrement pour son parfum Chanel n°5. Long de quinze minutes donc. Un film. Il fut même un temps au cinéma avant le film que l'on allait voir il y avait des courts-métrages. Là c'est le film qui fait office de court-métrage. Mais vous allez voir on y gagne pas du tout. C'est un film, je veux parler du spot publicitaire de longue durée, film de courte durée, en deux parties, le premier un spot assez classique et convenu, n'attendez pas de moi de trouver la moindre vertu esthétique à une publicité, dont le but est de nous vendre du parfum Chanel n°5, et qui dure malgré tout deux minutes, ce qui est tout de même interminable pour un spot publicitaire. La trame du film est aussi ténue que celle de deux ménagères qui seraient interviewées à la sortie d'un supermarché et qui refuseraient de se départir de leur baril de force industrielle au service de vos sols avec applicateur (je dois sûrement confondre, je ne suis pas toujours très attentif), or donc, une star de cinéma, Nicole Kidman, jouant donc son propre rôle d'ailleurs je me suis toujours demandé ce que les acteurs hollywoodiens étaient capables de jouer à part leur propre rôle, mais je ne vais pas commencer à faire du mauvais esprit fuit apparemment une meute de paparazzi, de ce que l'on voit, de très jeunes hommes sveltes affublés du matériel photo dernier cri à peine sorti de l'emballage, pas du tout des gros bonhommes goguenards, pas propres et bedonnants, fuite qui n'est pas rendue facile, tout de même, par la traîne de sa robe qui est interminable et finit par trouver refuge dans un taxi en plein embouteillage à Times Square, ce qui du point de vue de la fuite n'est pas l'idéal non plus, qu'importe elle claque la portière sur ses suiveurs par quelque miracle cinématographique, elle ne coince pas la traîne dans la portière, de même au cinéma vous ne verrez jamais un personnage chercher une place pour se garer dans Paris, si j'étais cinéaste... mais voilà, un homme est entré simultanément dans ce taxi par l'autre portière. Le type est un gros pacha pas rasé qui fume le cigare, sent le hareng pas frais et la boisson, la chemise hors du pantalon, le col défait, les cernes sous les yeux comme Robert Mitchum dans Dead Man de Jim Jarmush, non, en fait pas du tout, là aussi jeune homme svelte, le cheveu long et soyeux, pas bien rasé, mais pas non plus la tête du type qui se trouve fatigué en se regardant dans la miroir de l'ascenceur de son travail en arrivant le matin, plutôt le genre impeccablement mal rasé, des lunettes pour lui donner un air instruit, veste sombre et t-shirt clair, une manière de poète, enfin pas non plus Artaud en crise, non plutôt ce que BHL serait en image du philosophe ce type le serait pour l'image du poète, bref un charme à tomber parterre, d'ailleurs Nicole Kidman tombe comme une mouche, toute Nicole Kidman, dans son propre rôle, qu'elle est. La belle (enfin je dis la belle, c'est chacun ses goûts, personnellement les blondes maigrichonnes...) et le poète se retrouvent sur le faîte d'un gratte-ciel, d'où ils dominent le monde de leur étreinte dont nous ne pouvons que rêver, pauvres mortels que nous sommes, sorte de câlin des dieux, mais voilà même chez les dieux, l'après coït est triste, Nicole Kidman, dans son propre rôle, doit retourner à ses séances d'adoration de sa personne, monter des marches tapissées de rouge, recevoir les éclaboussures des flashs de meutes de photographes, le poète est lui resté transit en haut de son gratte-ciel et observe ces scènes rituelles, mélancolique, tout empoisonné par la fragrance de Nicole Kidman, dans son propre rôle. Avec un tel synopsis, c'est déjà beau de tenir deux minutes. C'est ce que fait le film pendant ses deux premières minutes, avec force mouvements de caméra, effets de style parfait, léger flou ici ou là, sur les visages des amants, tandis qu'on discerne parfaitement les gouttelettes de pluie sur les fenêtres du taxi, d'ailleurs l'image d'avant pleuvait-il? Et je suppose que ce spectacle aussi navrant soit-il aurait été supportable s'il s'en était tenu là, mais voilà je vous avais dit que cela durait 15 minutes, vous vous demandez ce qu'on peut faire des treize minutes restantes. Une rencontre-débat entre Jacques Derrida et Pierre Bourdieu? non. Les derniers jeux de la quatrième manche de la finale de Wimbledon de 1978 opposant Borg à Mac Enroe?, non. Les treize dernières minutes de F for Fake d'Orson Welles enfin séparées du reste du film, les fameuses treize minutes dans lesquelles tout est mensonge?, non. Un enregistrement sonore d'Antonin Artaud, récitant, la voix déraille, stridente à l'extrême?, non. Un extrait de la défense berlinoise avec laquelle il détrôna Kasparov lors des derniers championnats du monde?, non. En fait vous refroidissez. Non, après la stérilité du premier film de deux minutes, ses coulisses oui je sais, on dit le Making of, laissez moi dire "coulisses", je préfère, ça fait vieux con, j'ai presque l'âge , le film du film dans le film, mais tout de même, non, ce n'est pas la fin de Et vogue le navire de Fellini quand la caméra passe derrière le décor, non ce sont davantage d'images stériles de Nicole Kidman dans son propre rôle jouant son propre rôle, des ralentis qui épousent la valse de ses boucles blondes ou la douceur de ses joues ou la longueur de ses jambes, je vous l'ai dit, elle est dans son propre rôle, elle est, la caméra la filme, c'est très beau, c'est long c'est lent, mais ce n'est pas non plus du Tarkovski, du coup, tiens c'est curieux, mais cela crée une tension dans la salle. Il y a des gens qui commencent à soupirer de plus en plus fort, j'en fais partie, d'autres qui sifflent, j'envie beaucoup les siffleurs, je ne sais pas siffler, je ne sais que soupirer, il y a même un spectateur de cinéma averti qui lance coupez, ce qui fait rire toute la salle, j'envie ceux qui ont de bonnes réparties, c'est pas souvent que j'ai de la répartie moi-même. En fait ce matraquage d'images qui n'ont pas de sens, d'images à leur propre gloire, est insupportable, c'est ce que dit ce public de cinéphiles outrés. Et dans le lot il y a peut-être même des amateurs de maigrichonnes blondes, je veux dire des admirateurs de Nicole Kidman, mais là tout de même trop c'est trop. La morale de cette histoire, je crois, c'est que nous devrions obliger les publicitaires à faire des publicités longues. Dix minutes minimum. Et nous pourrions alors nous réjouir du spectacle de leur déconfiture, les voir se désintégrer en vol, exploser, voler en éclats, s'auto-détruire en quelque sorte à force d'être stériles. La morale de cette morale, c'est que les publicitaires le savent déjà qui nous matraquent habituellement avec des films de trente secondes dont la répétition construit jour après jour, pierre après pierre, notre abrutissment, lentement et sans vacarme comme la neige tombe sur la neige. Rois et reines d'Arnaud Despléchin. Oui, je me sens un peu foireux tout de même d'avoir écrit des pages et des pages à propos d'un film publicitaire et pas un mot à propos du très beau film qui lui fait suite. Il y a dans Rois et reines des astuces de montage et de narration qui me rappelent un peu les derniers livres de Christian Gailly, une manière de dire le récit comme il nous vient en tête avec des retours en arrière oui, oui, je sais on dit plus communément Flash-back pour donner une précision ou un éclairage sur le récit en cours, d'autres fois le récit s'emballe et donne à voir ou à entrevoir sa fin, des morceaux qui ne sont peut-être pas non plus indispensables à la compréhension du récit mais qu'on ne peut pas s'empêcher de raconter, pour le plaisir de raconter je crois que l'on appelle cela des digressions et puis des faux raccords qui sont impeccables chaque fois pour leur effet hallucinatoire, qui chaque fois nous prennent au piège et dans le cas présent nous donne à voir comment la perception du réel par un des personnages, Ismaël, est terriblement encombrée, ce qui, en d'autres termes, nous explique pourquoi son parcours est pareillement sinueux. Ce sont des morceaux de film parfaitement ciselés. Et lorsque l'on se donne la chance de ne pas faire progresser le récit de façon linéaire, on augmente considérablement ses capacités à dire un peu la complexité de ce qui nous anime, et qu'en dépit des apparences, personne n'avance en ligne droite, pas même le personnage de Nora dont on croirait un peu facilement que sa constance dans la traversée des épreuves la met hors de danger pour toujours, abritée qu'elle est par ailleurs par la fortune d'un mari fade et qui ne lui demande pas beaucoup, très peu en fait. C'est sans compter qu'elle aussi est capable d'hallucinations, de pensées illogiques, comme d'entendre la voix de son père outre-tombe déclamer sa condamnation, on l'avait crue, elle si parfaite au chevet de son père mourant, au-dessus de tout soupçon, la bonne fille par excellence, son père la promet à une vie rongée par les remords, jusqu'à porter les stigmates de cette condamnation post mortem. La déraison du personnage d'Ismaël contient davantage de ressorts comiques comme la narration en analyse d'un rêve de procession païenne devant la Reine d'Angleterre et d'avouer à la psychanalyste que la Reine d'Angleterre, c'est vous, et que les scènes de prosternation sont en fait l'expression du désir de vouloir regarder sous les jupes de l'analyste, par ailleurs opulente et on croirait facilement, à tort, que celui-là ne se sortira jamais de ses propres dédales. Moins convaincant est l'épilogue qui appartient davantage à la transmission, comment donner à percevoir à l'enfant les dimensions du labyrinthe dans lequel son existence naissante s'engage. On comprend la nécessité de cette scène, une manière de message qui s'appuie sur l'enchevêtrement que nous venons de traverser, à contre sens, la signification de ce message annule un peu la construction qui le précède. Mais je suis sûrement un peu sévère. Surtout en regard de ce que j'ai pu m'appesantir sur le film publicitaire avec Nicole Kidman jouant son propre rôle.
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