L.L. de MARS &
C. de TROGOFF

 

BLU est sans aucun doute l'expérience éditoriale la plus excitante de PCCBA et notre livre le plus singulier :
c'est un travail qui combine les pratiques variées mises régulièrement en oeuvres dans nos livres
et les modes de production et d'impression que nous expérimentons ici pour la première fois.
Chaque page a été l'objet de nouvelles tentatives, surprises, foirages, errances, bricolages, changements de directions,
inventions saugrenues, belles, absurdes, faisant d'une décision la boussole de la suivante, avec un sens de l'économie de temps
d'une inefficacité jamais atteinte (nous avons mis presque trois mois à faire un livre qui devait nous prendres trois semaines).

Tiré à son maximum avant notre implosion ( trente exemplaires), BLU est autant le compte-rendu
d'une histoire passionnante qu'un livre. Ça ne l'empêche pas d'être beau. Voici quelques photos de sa réalisation.

 

I. La couverture
Réalisée dans un calque bleu nuit très profond de 300gr/m² qui révèle à peine ce qu'il couvre, la couverture est titrée au crayon à retouche photographique azur (ce qui évite d'avoir à le fixer et assure la pérénité de sa couleur), frotté sur un pochoir typographico géométrique.
II. Temple - Pochoir & acrylique
La première page présente, sur un fond de chimie cyanotype diluée et faiblement insolée, un pochoir à l'éponge, découpé dans une radiographie ; même si la découpe est un peu plus hasardeuse (le scalpel dérape facilement sur le plastique des radios), nous avons fini par choisir ce matériau qui peut supporter une grande humidité des pigments et de très nombreux tirages, sans jamais se déformer. Il peut même être facilement réparé au scotch en cas de coupure accidentelle de ponts trop fins. La page a été réhaussée à la peinture acrylique, par légers coups de brosses d'un jaune primaire.
III. Christ-monde - Cyanotype et bois gravé
Le cyanotype est un procédé photographique assez simple à mettre en oeuvre, qui suppose la préparation d'un support de papier, de bois ou de tissu, avec une émulsion sensible aux ultraviolets. Nous avons utilisé la table artisanale qui nous sert à insoler alugraphies ou sérigraphies plutôt que de soumettre nos feuilles aux caprices du soleil. Si la réponse du cyanotype au contact de toutes sortes de machins faisant négatifs (films, petits objets, bidulons découpés) est plutot précise, la chimie semble tout de même un peu hasardeuse. Un mauvais choix de papier et tout est foutu, un bain trop court (le cyano se révèle à l'eau), une mauvaise répartition de la couche sensible, un temps trop court de séchage de l'émulsion ou une exposition insuffisante et le résultat peut virer dans des couleurs abominables de vieille pisse, disparaitre ou simplement s'estomper par plaques malades.
Ici, le négatif est un montage électronique de L.L. de Mars fait à partir de dessins de planètes en fusion de C. de Trogoff, tiré sur un film.
Une deuxième couche, sur le modèle des Christ-monde (comme celui du Campo Santo de Pisa) est réalisée en bois gravé.
IV. Destruction graduelle des fillettes, phase I
Il s'agit probablement de la partie à la fois la plus laborieuse dans sa réalisation et la plus fascinante dans son résultat plastique : une vignette (image préparée pour l'impression industrielle, tramée, moulée, destinée à être calée dans les blocs de texte en plomb) figurant une fillette et son chat, sera graduellement détruite sur deux pages, à raison de quatre passages par page. Comme une telle finesse de trame ne peut pas être tirée sans bouchage avec des encres à l'eau et qu'un bon séchage des encres typos nécessite au minimum deux jours, cette seule page nécessite donc au minimum huit jours de tirage.
Nous avons donc commencé la réalisation du livre par ces pages-là, dont la réalisation accompagnera un bon moment celle des autres.
À la fin du tirage, les pages seront trempées dans des bains teintés d'encre bleue pour souiller aléatoirement le papier.
V. Les collections de gribouillis - Cyanotype II
Les nombreuses expérimentations de papiers pour le cyanotype nous ont conduit à ce choix de Kraft fort qui supporte très bien la préparation malgré sa grande finesse, sans se déchirer dans les bains de révélation et de rinçage. Le motif est ici une série de gribouillages nerveux qui draguent lointainement la collection d'insectes.
La profondeur des cynaotypes sur un fond sombre rend encore plus ambiguë la lecture de cette page. Une exposition dure entre 20 et trente minutes pour obtenir un bon tirage. On en rate souvent. C'est donc un procédé bien trop long pour le processus éditorial (ce qui nous encourage à lancer bientôt une collection).
Contrecollées aux pages de fillettes (I), ces cyanotypes et leur revers seront cousus avec un feuillet libre de calque qui met à l'épreuve différents régimes de lisibilité.
VI. Forme d'île - Patamogravure
Deux modes de la gravure possibles avec de la simple pâte à modeler d'écolier sont mis en branle ici. La réhabilitation des pratiques les plus enfantines, délaissées à l'âge adulte, fait partie intégrante du travail de bande dessinée de L. La patatogravure, le dessin au doigts, ont fait déjà de nombreuses apparitions dans ses albums ou dans nos livres, mais la pâte à modeler avait jusqu'ici été réservée à nos travaux d'animation.
La pâte à modeler est étalée au rouleau à pâtisserie et doit reposer un moment pour être froide avant la taille. On fabrique un instrument composé d'une boucle de fil métallique montée sur un bâtonnet (nous avons utilisé ici un bout de corde de guitare), avec lequel on pourra creuser la pâte sans engorger les sillons (ce que ferait une pointe simple). Le deuxième mode de gravures, en saillie celui-là, consiste à rouler de petits tortillons de pâte et à les disposer sur une plaque avant de les enduire. Dans les deux cas, un papier un peu souple est posé sur les imprimants et frotté doucement avec un mouchoir au revers.
VII. Mine flottante - Bombe et patatogravure
Le motif de ce pochoir n'étant pas fragilisé par de longs ponts fins, il peut être taillé dans un carton (ce qui nous condamne toutefois à un petit tirage), ce qui permet de multiplier les détails. Il est tiré ici sur un papier fin, doublé pour être solidifié et pour ne pas risquer de voir transparaître un recto sur un verso au cours des différentes manipulations. La ligne d'horizon est simulée par un simple coup de bombe sur une planchette de bois, et les réhauts de nuages et irisations sont produits par la même pomme de terre, tantôt pleine, tantôt évidée.
VIII. La nuque ouverte - Taille-douce et bombe
Cette taille-douce est réalisée sur rhénalon, un matériau plastique transparent bon marché, taillé ici par L. avec un simple clou fixé au scotch sur un crayon. L'avantage du rhénalon, outre son faible coût et la tendresse du matériau, est sa transparence, qui permet de tailler directement au-dessus de son croquis. L'encre, comme pour une gravure sur métal, est poussée dans les sillons et la plaque doit être essuyée avec une petite boule de tissu (de la tarlatane, mais on peut faire ça avec pas mal d'autres trucs) pour enlever tout le paquet de cochonnerie en trop qui la macule. Le tirage d'une taille-douce est long, régulièrement foiré, salissant, mais le résultat est toujours une source d'émerveillement. Ce fut également l'occasion de vérifier qu'en utilisant les petites meules de notre perceuse, suivant une intuition de C., on pouvait obtenir de jolis veloutés granuleux sur le plastique. En y allant mollo mollo, évidemment.
Pour réhausser la gravure, C. a créé un pochoir utilisé à la bombe, à un centimètre de la feuille pour obtenir un floutage des contours, comme un jeu de tubes aux néons. Un magnifique papier chiffon bleu vert de 300 gr/m² a servi pour cette page ; nous suivons par là notre habitude de mêler les matériaux et les pratiques les plus nobles aux plus vulgaires.
IX. Le cadre des nuées - Crayons de couleurs et bombe
Une première série de nuages de cartoon est découpée pour servir de pochoir à des frottages de deux nuances de crayons de couleurs.
Une deuxième couche, dessinée par C. dans une interprétation très libre des nuées de Dürer dans ses bois gravés, est également réinterprétée librement par L., au scalpel, pour produire un pochoir à la bombe blanche. Le gaufrage produit par la taille-douce du recto construit la page.
X. Montages littoraux - Timbres de caoutchouc, gommettes
Depuis une trentaine d'année, l'accumulation de timbres de caoutchoucs pédagogiques, et notamment géographique, a conduit L. à toutes sortes de productions plastiques, des séries de grands timbres d'Eldorado aux bandes estampées du Dialogue de morts [...] en passant par les couvertures de Amici. Il fallait au moins ça pour justifier un tel encombrement de saloperies dans un si petit atelier. Ici, une série de timbres sont découpés et réassemblés par C. de Trogoff et réhaussés de gommettes bleues de deux tons.
XI. Destruction graduelle des fillettes, phase II
Pour composer soigneusement cette destruction graduelle de la vignette de fillette, il faut réaliser un cadre et un support de calage ajustés à la presse. Précision qui serait inutile si nous n'avions pas commencé par tailler un magnifique cadre ayant pour support du dispositif imprimant (cales et vignette sur son support) un aggloméré bien trop épais que ne passait pas sous la presse. À peine pas. Mais pas quand même.
La matière caoutchouteuse de la matière, rétive à la destruction, s'obstine à refermer ses plaies derrière le cutter, puis la pointe de métal, puis le gros clou de cent. Il faut passer par la gouge de gravure pour l'entamer.
XII. Saint Georges et le dragon - Pochoirs dedans / dehors et papier carbone
La première couche de pochoirs est composée de découpes de silhouettes de L dans une radiographie, qui peuvent être disposées librement derrière un cadre de carton. C'est la bombe bleue qui révèle les silhouettes en défonce. La seconde place les nuées à l'avant-plan de St Georges et du dragon, sous l'effet de grattage de papier carbone aux ongles et à la brosse à cheveux, à travers un second pochoir de C.
XIII. Gamme des mouches - Gabarits à trous et à lignes, tampons
La partition des mouches est faite d'une série de tampons d'insectes (deux mouches et une cigale) à l'encre typographique sur une grille de crayon de deux passages de  couleurs : le premier est appliqué par une série de cinq fentes, le second à travers cinq séries de cinq trous.
XIV. La serre - Patatogravures, série I & II
La serre est appliquée en deux temps de patatogravure :
la serre de nuit, faite de découpes pleines (six tampons en pomme de terre combinés peuvent composer l'intégralité de la serre), est appliquée sur l'intérieur de la couverture, en blanc.
La serre de jour est dessinée pas à pas, à mesure que les tampons pleins ayant servis sont évidés, en imprimant en noir les volets de la serre sur une page de papier glacé de magazine industriel des années 60.
XV.  Le gaufrier aux oiseaux - Alugraphie deux couches
Pour cette cage de cases, une première couche d'alugraphie est posée, en noir, au revers des pages de magazine. Une seconde, en, bleu.
L'alugraphie — ou offset manuel — est une incroyable saloperie à peine contrôlable que nous nous étions bien jurés d'éviter comme la peste après tous nos précédents déboires.
Et puis, vous savez ce que c'est, on oublie la douleur de la gueule de bois et on remet ça. Nous avons toutefois décidé de ne plus lutter contre les accidents et de même en provoquer l'apparition par l'usage de grands aplats vides n'attendant que de se saloper naturellement un peu plus à chaque tirage.
XVI. La serre - Patatogravures, série I & II
XVII. Finitions - Couture, calque, timbrage, rainurage et  reliure japonaise

Les calques mobiles — destinés à faire jouer la lisibilité de la première planche de fillettes et celle du cyanotype aux gribouillis — sont cousus sur le bord extérieur des pages contrecollées. Les exemplaires, après que les feuilles aient été toutes rainurées, sont reliés avec un fil de raphia bleu céleste, par une reliure japonaise, procédé qui permet de multiplier dans un même ouvrage les sortes de supports sans avoir à composer des cahiers (donc sans avoir à doubler les pages de chaque couleur, matière).

Et voilà. C'est fait.
Trente exemplaires numérotés
de 1 à 28 pour les exemplaires mis en vente, et noté A et B pour les exemplaires hors commerce. On se promet bien de faire plus simple la prochaine fois, mais quand même, ça valait le coup. Ce bouquin nous ressemble. Je laisse à votre appréciation ce que ça peut bien vouloir dire, mais nous somme foutrement contents de l'avoir entre les mains.

épuisé