Michel VACHEY
Extraits de Caviardages

Ce texte a été publié pour la première fois, dans son intégralité dans le catalogue de l'exposition consacrée à Michel Vachey par la galerie Allessandro Vivas.Nous en présentons ces extraits pour éclairer le visiteur du Terrier sur l'oeuvre plastique de M.V, présenté sur ce site. 

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3) CRISE AU MOYEN-ORIENT, Quaternaire n'7.

Plus aucun mot à-moi, Montage de fragments de phrases découpés dans la presse. Effets poétiques fortuits non surréalistes désamorcés par l'ironie latente. Idée que la poésie n'est plus dans la poésie mais intriquée dans n'importe quel texte comme sa possibilité d'existence et de mort. Rupture plus nette dans le discours métaphysique-sentimental de la poésie moderne-traditionnelle.

[…]

5) GOMMAGES, Encres Vives, automne-hiver 1970.
Discours de 1"'information" (la presse) où je procède à des prélèvements laconiques. Sorte de palimpseste journalistique où l'effet d'image est problématique, où le problème de la signifiance surgit concrètement.


6) PORTRAIT DE LA FRANCE (épigrammes plates), Collection Manuscrits Encres Vives, 1970.

a) réinsertion des gommages à l'intérieur du texte journalistique Anamnèse. Intertextualité généralisée. Langue touchée dans ses articulations opaques, son fonctionnement graphique brut, morcelé. Appel d'une lecture épigraphique.
b) disparition physique du texte : blancs (étiquettes autocollantes: 13 x 38 mm).
c) (mon premier) caviardage : noircissement au crayon-feutre de la page de titre ronéotypée. La partie non caviardée (encadrée par le "caviardage") subsiste comme fragments énigmatiques. Valeur polémique surtout.

7) CAVIARDAGE DE L'EXPRESS,1971. (Puis de L'Expansion, Times, Dois, Focos... Caviardage systématique. Exhumation d'une sorte d'inconscient journalistique (obsessions, répétitions, lieux communs dissimulés comme lieux, etc.).

Toutes les mythologies (culturelles, économiques, etc.) respirent à la surface grise et fabuleuse de la presse. Le caviardage instaure la suspicion sur tout discours. Production d'un xxxxx pseudo-idéogramme conceptuel qui convoque tous les niveaux de lecture, neutralisant, détruisant la scénographie du journal (typo, mise en page). La linéarité fait place à une lecture diagonale, la transformation au synopsis.
Cet hyper-idéogramme qui chevauche les colonnes ridiculise l'agrammatisme de l'imagisme attardé. Contre le découpage idéologique (politique-sentimental, mystique) il est l'anti-slogan. Au brouillage maximum pourrait correspondre ironiquement la page noire. Est-il besoin de préciser que toute recherche de l'étincelle poétique, de collage pop, etc., m'est étrangère?
Il est vrai que la grande P., souillon ou hétaïre, je parle de l'image, est presque inévitable : il s'agit donc d'un u s a g e. Car, vouloir en ignorer le fonctionnement, la nier ou la refuser est aussi dépourvu, de sens que de dire non au chlorure de sodium ou à la femme (il faudrait encore préciser ce qu'on entend par là). S'il faut envisager par exemple la collaboration de l'ordinateur et de la psychanalyse pour davantage de plaisir responsable et de connaissance il faut dénoncer l'imagisme, ses prérogatives illégitimes, ses faux pouvoirs, ses rituels mentaux, les investissements formidables de son entreprise de papier. En caviardant L'Express, je montre notamment que n'importe quel texte traverse n'importe quel endroit, non pas en filigrane ou à titre de contexte, mais dans l'épaisseur même, diagonalement, transversalement. Que dans l'un de leurs effets mes caviardages aboutissent à un imagisme d'un type particulier c'est l'évidence. Mais alors que l'imagisme est devenu stérile là où il n'est que lui-même, impérialement régnant et autoségrégé, l' " image " (XXX ce n'est pas l'image, mais tel et tel morceau de langue, telle quantité matérielle) bouge dans la page du journal, y produit une phosphorescence mobile qui menace le discours stéréotypé du journalisme dominant, le replonge dans un bain mental d'énergie. Il ne s'agit pas d'une fuite dans le symbolisme infra-fragmentaire au sens d'un héraclitéisme de bon aloi, l'espace-temps non pas retrouvé mais dégagé n'est pas celui d'une rêverie sans obligation : c'est la dialectique d'un jeu de signes et de niveaux sans limite, social rendu au temps et le temps aux sanctions du travail.

Caviarder -

Matériellement c'est noircir d'encre ou enlever, rendre non lisible une partie d'un texte.
A) Matériel utilisé feutre noir, ou bleu sombre, ou violet.
B) Partie caviardée disparition du texte imprimé :
a) Totale.
b) Partielle :
- interstices entre les traits (= le tracé des traits).
- relative transparence de l'encre.
- lettres mal rayées (volontairement ou involontairement).
C) Rayer un texte
- ligne par ligne horizontalement, d'un trait horizontal (plus ou moins rectiligne ou ondulé) manuscrit.
- possibilité de joindre entre eux, à chacune de leurs extrémités, par un trait vertical de la dimension d'un interligne, les traits horizontaux de caviardage.
- on peut alors partiellement ou complètement remplir d'encre les ainsi pratiquées.
- au lieu de rayer d'un seul trait horizontal la ligne ou le fragment de ligne qui doit disparaître on peut n'en rayer qu'une toute petite partie aux extrémités puis rayer ensuite verticalement, ou plutôt en tout sens, l'espace laissé dans colonne par plusieurs lignes traitées de cette façon.
D) La reproduction par photocopie, en poussant toute la page dans la grisaille, donne au texte, paradoxalement, un certain relief : le caviardage en est accentué dans son tracé en même temps que le texte caviardé a tendance à réapparaître par transparence.
Différentes qualités de photocopies. La photocopie bon marché se modifie avec le temps jusqu'à s'effacer.
E) Reproduction photomécanique (impression) : le tracé vire à la tache.
F) Caviardages différents d'une même page prise dans deux exemplaires d'un numéro de journal ou de revue.
G) Autres manières de caviarder : selon le coefficient d'attention, la kinesthésie, l'histoire individuelle, la situation (dans tous les sens du mot), etc. la lecture épigraphique s'ajoute ainsi la lecture documentaire : confronter états matériels possibles d'un texte.


8) DESSINS .
Au départ, le non-caviardé est remplacé par un blanc : il ne reste plus que la trace (il)lisible d'un geste, un cryptogramme formel vide, une abstraction ergographique (trace d'un travail).
A) Caviardage calculé ("organique").
a) Possibilité de faire correspondre au caviardé un blanc, par découpage et de ce blanc sur une feuille noire (ou de couleur sombre). Blanc et noir peuvent permuter. La transposition peut être exacte ou approximative.
b) Dans le cas du caviardage ligne par ligne sans que l'encre ait débordé dans les interlignes ou les colonnes : possibilité de faire correspondre au caviardé des fentes dans un carton, au non-caviardé la partie pleine du carton. On peut permuter.
B) Caviardage aléatoire (mécanique)
a) raies de peinture continues ou discontinues, plus ou moins parallèles et régulières, barrant les pages d'un journal.
b) bande de plastique noire opaque (0,40 x 2 m) intérieurement découpée (à intervalles irréguliers) de polygones de formes variables (divers joints de moteur peuvent être utilisés pour engendrer des formes). Obtention d'un phénomène de cache (ou de masque). La bande peut être posée sur un journal déplié.
C) Traits, fentes
a) bande de vinyl plastique (0,30 x 2 m) transparente où sont collés (à intervalles irréguliers) perpendiculairement à la longueur de la bande, des bouts de ruban autocollant marron de longueur variable. (Origine = B.A.b.)
b) bande de plastique (0,40 x 2 m) transparente fendue (fentes rectangulaires à intervalles irréguliers) perpendiculairement à la longueur de la bande. Fentes de dimensions variables. (Origine = 8.C.a.) Passage du trait à la fente.
Mise en évidence de la transparence relative du plastique : si la fente correspond à la transparence maximum, il est facile de constater l'opacité du plastique en en superposant plusieurs feuilles.
La fente mène au problème de la carte perforée comme écriture secrète de la société d'information.


9)LA CARTE PERFOREE.

A la prétention imagiste de tout conserver tout seul répond celle de l'informatisme de tout ordiner. L'imagisme a tout dit l'informatisme part à la recherche de cette plus-value psychique fomentée par le symbolisme agonisant qu'il déplore de laisser pour compte. L'un et l'autre, selon son mode, refoule le réel.
Au moment où l'imagisme entre dans la phase du Tic, tic et tic (Lautréamont), l'informatisme réactive, complexifié, subtilise (pas tant que ça) le vieux gâtisme magique. Semblable au petit épargnant saisi par la dévaluation et la fièvre immobilière, l'imagisme réinvestit où il peut, répandant sa diarrhée d'âme sur tous les loquets de la science.
Le schéma modulaire d'enregistrement des communications d'un ordinateur rappelle tel motif mycénien du 2' millénaire av. J.C. Le fait est troublant, mais quelle conclusion en tirer? La répétition irrégulière d'un même motif engendre un rythme, fonctionnel-technologique dans un cas, ornemental dans le second cas. L'analogie n'est pas fortuite : une zone est en jeu (un lieu joue) où mathêma et bios se joignent, se disjoignent, à travers sexe et savoir (et égale =), l'errance du corps ici presque spontanément, là après le détour technocratique de l'Histoire.

Analyse d'une carte perforée:

a) trous : modulation du traitement (programme, opérations)
b) inter-trous :
- support opaque caviardage du signifiant. Mort du corps dans le corps mort du hardware.
- espacement : degré zéro du scénographique, de la lisibilité.
Carte perforée, ersatz informatique des Tables de la Loi, mot d'impasse de l'homme mal attéré dans ses brise-soleil.
Au caviardage maximum pratiqué sur un journal correspondrait une censure maximum impliquée dans le discours journalistique qui ne pourrait alors conduire qu'à l'autodestruction du système informatif phénomène de runaway en poésie (imagiste), le tas de mots.
L'imagisme légitime le journalisme. L'un et l'autre, quoique différemment, relèvent d'une ethnopolitique : d'une ethnographie des logomachies.

[…]

11) LE SOULIGNEMENT

Mais pour que la prière fût vraiment efficace, il était nécessaire que le saint fût appelé par son vrai nom, et donc il fallait réserver dans l'image une place pour ce nom, une place où même ceux qui ne savaient pas lire pussent reconnaître au moins qu'il y avait de l'écriture.
MICHEL BUTOR (Les mots dans la peinture)

Apparemment en opposition déclarée au caviardage, il n'est en fait le plus souvent qu'une forme larvée de caviardage. il joue le rôle d'aide - mémoire aux dépens des processus mémoriels. Il a pour conséquence le privilège de la partie contre le tout, de l'élément contre la relation. Il est primaire, trompeusement fonctionnel, prescriptif. A la limite il nie le texte. Si la mise en page des journaux produit son effet, c'est qu'en chaque lecteur elle flatte démagogiquement l'autodidacte : la symphonie (ou la cacophonie - mais c'est la même chose) des "informations" occulte la polyphonie des niveaux.
Cette critique du soulignement attire le regard sur deux aberrations.
A) La mystification pédagogique : il ne faut pas confondre le recours pertinent à la schématisation, qui permet - toutes proportions gardées - d'expliquer les faits grammaticaux, économiques, etc., relevant d'une sémiologie graphique, avec le procédé d'encadrement géométrique et chromatique préconisé par ces cervelles bariolées et clôtureuses, purs produits de l'Education Nationale, employés dans l'ombre des inspecteurs Généraux, à qui ça rapporte, chez les éditeurs spécialisés dans le manuel d'initiation à la composition française : les séries soulignantes brouillent les séries logiques. C'est que le pédagogue valorise inconsciemment le terminologique aux dépens de l'opératoire. Mystique du substantif, qui refoule la langue comme processus matériel.
B) L'ambiguïté du typographique en littérature
a) mise en évidence de la matérialité du signe graphique.
Si le signe par une expérimentation du graphisme signale la matière, en même temps la matière à travers lui montre sa graphicité ou plutôt sa graphibilité. En ce sens, les "jeux" typographiques (expression malveillante) peuvent réellement participer du grand jeu.
b) l'erreur typographique
Lorsque par intention polyphonique didactique la typographie, pour souligner certains niveaux d'un texte, ne fait qu'introduire une redondance et dérelativise l'expérience de la totalité. La luminosité en surplus n'éclaire que la tache aveugle d'une écriture.
Il est arrivéqu'au bout de quelques années on ne comprenne plus ses propres annotations sur un livre, que celles-ci paraissent encombrantes, fausses, ridicules ou étrangères. L'annotation, la glose, le t e x t e, sont des caviardages. La grande pensée, qui se légitime par la découverte, caviarde.
On peut reproduire sur une feuille blanche, moins le texte imprimé, le tracé d'un soulignement opéré sur telle page d'un livre. On est ramené à un problème vu précédemment avec cette différence que le trait isolément reproduit (figuré, par exemple, par un bout de ruban autocollant de la couleur de l'encre fixé sur un support transparent en matière plastique) n'est supposé masquer au départ aucun fragment de texte, que le texte ne fait que s'absenter entre les traits, sur la page blanche, n'importe quel support ou surface, sur le monde vu dans la transparence trouble du vinyl,
(août 1971)


12) MASQUE, ARBITRAIRE, LÉGENDE, APOCRYPHE.

Par là, la recherche de la vérité est elle-même suspecte.
LESTEK KOLAKOWSKI
En tant qu'objet d'exégèse, je me tais!
ROLAND BARTHES
A) Suppression de la partie non caviardée (c'est à dire du texte imprimé restant) en ne laissant subsister que la partie caviardée (c'est-à-dire le caviardage ou plutôt sa trace). Photographié sur support cellulosique transparent, ce caviardage (organique à l'origine) sert de masque applicable sur un texte quelconque en vue d'un caviardage aléatoire : la trace du caviardage reste noire, le texte absent est figuré par le support cellulosique (transparent).
Ce procédé, qui est un processus d'institutionnalisation local, marque le passage à l'arbitraire.
B) Production d'un film 'négatif" à partir de ce masque.
La partie transparente devient noire -. le texte absent plus seulement espace énigmatique, il est rayé, retiré, et finalement introuvable, comme une pièce d'archive de plus en plus hypothétique dont l'existence est mise en doute. La partie noire devient transparente : l'ancien caviardage laisse alors transparaître à sa place n'importe quelle partie de n'importe quel texte hic et nunc caviardé - à travers une suite de transformations dont seule désormais témoigne la mémoire - par 1"'ancien" texte a b s e n t.
J'appelle ce double processus de perte et de fausse restitution, légendes et fabrication d'apocryphes.
C) Sous forme de diapositives, les traces peuvent être projetées sur n'importe quelles surfaces avec tel ou tel agrandissement.
(août-sept. 1971)

L 'histoire de l'art défile entre Carnac et le Facteur. Face à la chevalisation de l'environnement et des cerveaux (encombrement, entassement, redondance, bruits, absence totale de principes), le geste qui reprend, (re)commence, trace un trait comme une pierre est mise debout. Aux nombreuses hypothèses sur Carnac j'ajoute la mienne : dresser des pierres était une fin en soi. Lever est l'acte premier. Trait du marker qui brille sur le plastique, ou que boit la percale, roulement bref de la bille sur le carton, pierres intransitives de Carnac.
En 1968, je faisais des traits sur des pages blanches. C'était moins une écriture que des obstacles autour desquels on pouvait passer. Mes caviardages et leurs prolongements graphiques réveillent ces anciens traits qui montrent en retour l'écriture comme durcissement (conducteur) d'une transparence (opacifiée). C'est pourquoi j'aimerais appeler l'écrit, o b s t a c u 1 a i r e.
sept . 1971