Description difficile
DE L'ART ... LES BORDS

(Théoria I*)
Colloque de Psychanalyse et Sémiotique sous la direction d'Armando Verdiglione
Milan, 1978.

transcription des tapuscrits : C. de Trogoff

Une note manuscrite en marge de ce texte le ponctue par cette étrange explication : « Ce texte, que je signe sous le pseudonyme de Dominique Bedou a été lu à Milan par Dominique Bedon au colloque de Psychanalyse et Sémiotique (s/dir. d'A Verdiglione) DE L'ART... LES BORDS, en Nov.1978 »

Parlant de peinture, Baudelaire dit que le public ne s'intéresse qu'au résultat. Aspect fini, dernière apparence. Dans l'apparence, quelque chose ne cesse pas de paraître. La reproduction s'égare en même temps que l'origine.
L'industrie humaine produit de merveilleuses imitations, reproductions avouées même pas trompeuses. A quoi bon posséder l'original puisque de toute façon vous ne verrez, n'entendrez, ne comprendrez pas, comme l'auteur et ses contemporains, et puisque d'abord à toute époque seule la médiocrité est contemporaine d'elle-même, d'ailleurs ce n'est pas sûr. Croit au médiocre qui révère saintement l'éminence, l'ombre loue le soleil par crainte de la lumière. Par goût du paradoxe (défraîchi) on interrogera votre fantasme des origines, votre trouble volonté de collectionneur bafouant le travail humain, ce mépris du kitsch qui recouvre un culte élitaire plus redoutable, l'esprit de sérieux néfaste aux proliférations aléatoires, au plagiat sociable, au contre-sens créateur. On vous blâmera de donner à facticité un sens laborieux alors que vous jouez mollement de l'ambiguïté courante, d'insister sur des traces qui figent le devenir, d'être davantage professeur que joueur. Au demeurant, croyez-vous, manichéiste, qu'on sépare aisément le culturel de la culture, le mode de la mode? Puisque vous n'êtes pas archéologue, pourquoi ne pas vous contenter d'une bonne copie au lieu d'accaparer, même si ne vous anime pas l'authentique passion du faux?
Soyez plus léger, plus voyou. D'accord.

Il reste que le faux est faux, que le vrai doit être le vrai : du moins un instant quelque part. Esthétique ou technique, l'Art exige une responsabilité comme le Crime. La masse, à laquelle j'appartiens, exige encore de discerner l'indiscernable, à défaut de reconnaître la force de création ou/et de destruction: l'apparition de quelque chose à travers quelqu'un. Il s'agit d'une incarnation non divine qui empêche l'apparence de coaguler en appareil. Non pas l'adéquation réaliste mais la rencontre fabuleuse, non pas la chance mais le sentiment de la chance. Car l'esprit ne visite personne, ni ses substituts. Je parle d'une espèce de nécessité ignorante et magique, barbare, car on sait désormais qu'il n'y a ni coupables ni inventeurs, que les signatures sont aussi dérisoires qu'un Eichmann dans une cage de verre. Mais l'apparence n'est pas l'apparition et je parle aussi de l'admirable, qui est l'éclat de rire du temps.

Abordons-nous un espace intense et vide de criminelle innocence qui est celui de l'invention heureuse? Quand la désinformation répond à la désinformation, que l'utopie se veut topique, le détournement tourne au symptôme d'un artisme attardé la falsification initie à l'enseignement, la clandestinité devient scolaire, la divulgation renforce le secret, la rencontre la mort. L'État glisse dans une masse qui elle-même porte la dissuasion.

Il faut distinguer le méritoire et l'admirable, peu importe les notoriétés officielles ou clandestines. Admirer l'admirable contre l'établissement d'un régime de faussaires, détenteurs et exploitants de l'authentique. Car la puissance du faux et la puissance du vrai procèdent des mêmes forces. Celles-ci se décomposent dans l'acte même de reproduire. Dans la rupture la plus radicale, pas de repro sans duction, pas de duction sans repro. Duction c'est mimer ou/et trahir. Toute métamorphose est tératologique, réelle et illusoire, réussie et avortée, produit d'une falsification. Reproduire est abstraire, mimer veut distraire. On peut nommer police d'État un ensemble coercitif qui interdit de mimer, oblige à reproduire une reproduction. Car mimer exhibe une faiblesse, une fuite. Mimer fait peur en faisant rire Selon Bergson, l'impression de mécanique plaqué sur du vivant provoque le rire. Il faut inverser la formule. Le rire, comme l'amour et l'invention, indique l'irruption de la vie dans du mécanique. Je parle du mécanique non pas comme pure reproduction (dans sa nostalgie impeccable, rien de plus beau que L'invention de Morel) mais corne volonté infaillible de reproduction. Je ne parle pas de la vie en tant qu'elle s'opposerait au mécanique (on pourrait ne voir dans la vie qu'une pourriture) mais comme processus incontrôlable ou inassignable.
Dans le quotidien social, la falsification systématique procède d'une défense traditionnelle spontanée, du gangstérisme contre-étatique ou d'une pédagogie malicieuse, ou tout cela en même temps. Il ne peut s'agir que de pratiques sans théorie, sinon en retomberait dans la politique d'État ou l'opportunisme alimentaire. Le vrai (relatif-absolu, historique, falsifiable) implique le faux, mais le faux (envers idéologique du vrai entendu comme non-faux) n'implique pas le vrai. Une éthique fallacieuse serait aussi inutile qu'absurde.

Généralisons pour subvertir un utilitarisme et un quotidianisme qui se sont bizarrement rejoints, un œcuménisme expérientiel où vient montrer son nez le réalisme increvable. Si la tyrannie par les croyances s'écroule quand elle n'est plus crédible, il faut noter que le vrai n'importe pas plus que le vraisemblable. D'où cette conséquence grave: autant que les vérités non négligeable importe le crédit. Le réel avec l'illusion, l'indiscernable, le falsifiable.
Il n'y a pas plus de logique démocratique que de logique de la découverte. Entre autres choses, l'État est un rapport de la masse à elle-même. L'État est la négociation de tous les désirs et de toutes les terreurs, ce n'est pas forcément une garde policière ou une enveloppe vide. Il institue un crédit. Il crée à la fois l'art et la monnaie.

À l'inverse des tenants de la monnaie comme symbole de symboles, l'économiste François Perreux la désigne comme réel-réel. Sans entrer dans son analyse, je souscris en déformant ainsi: réel-réel parce que réalité et fantasme, biologie et ce qu'on voudra, vrai et faux, etc, convention par quoi l'hétérogène homogénéisé repasse à l'hétérogène. Extrême abstraction, la monnaie autorise l'extrême distraction. Hyper-outil quasi-imaginaire, sans réalité, elle mobilise l'hyperréel d'un potentiel esthétique qui revient à la préhension. En principe en achète ce qu'on veut. Même si en n'achète ce qu'on peut, en peut désirer autre chose, ou plus. Aspect mirifique, irréel du capital, et cet irréel est encore un réel. La monnaie est déchet où miroite un reste. La mort sociale, c'est le déchet sans reste, l'impossibilité de désirer et de promettre. Dans un état totalitaire, on perd jusqu'à l'illusion. La vérité est nue. Plus rien n'est falsifiable.

Le déchet est l'apparence et le résultat en tant que morts, supports de solutions et d'appareils. Le reste est le résultat qui entraîne de nouvelles questions, l'apparence qui ne leurre ni ne se retourne mais porte imprévisiblement la métamorphose, tantôt sur des pieds, tantôt sur des têtes, et toutes les parties du corps peuvent y passer. Le reste n'est jamais contenu dans le déchet. Le déchet est une trace laissée par quelqu'un, mais le reste n'appartient à personne, tout le monde peut le faire naître à un moment ou l'autre. De toute façon, on voit des traces, des visages qui se transforment, des choses qui meurent ou changent d'allure, le déchet n'est pas plus visible que le reste, il est la chance du reste.

Aux antipodes de la monnaie, l'art fabrique un réel-réel oscillant, une hétérogénéité incalculable où déchet et reste ne s'unissent pas dans un symbolisme compact mais dessinent un jeu erratique. Un tableau devient aussi monnaie. Une science vivante est esthétique de part en part, elle dissimule son flou et ses réserves comme l'art son exactitude. L'une et l'autre ne s'entendent pas sur le mode d'apparaître, de plus en plus cette mésentente vient au cœur du politique. Relation de l'herpès et de l'interaction sociale, de l'État et de la musique, etc, La politique sera-t-elle circadienne? Influence du chorégraphique sur le viral? Ces questions ne sont ni utopiques ni moyenâgeuses. Le moyen-âge, ce sont les antagonismes marxisme/fascisme, sionisme/nazisme, positivisme/parapsychisme, etc, les éthiques du vrai qui entretiennent le médiocre, la paralysie et le meurtre.

Pour la politique d'État, l'aristocratie est le contraire de la démocratie, le vrai du faux, le courage de la lâcheté, le oui du non. Cette archéopolitique ne reconnaît pas, l'excellence fugace ou provisoire des êtres qui ne résident pas dans son monde, elle finit par méconnaître les siens. Elle n'admire pas, elle vénère. Elle ne falsifie pas, elle épure. Elle ne jouit pas, elle héroïse. Elle vide l'apparence avec le spectacle. Elle a besoin d'opposer la valeur-représentation à la valeur-chose, elle le fait d'autant mieux que cette opposition n'est pas fausse, pas illogique. En sonne, l'art égale la vie moins la monnaie, ou la vie égale l'art moins la monnaie. C'est oublier que le réel-réel compact de la monnaie et le réel-réel oscillant de l'art ont en commun de ne tenir que par la fiabilité d'un dispositif politique ET esthétique. Dans une société où l'art se vend, le neutre de la monnaie institue un droit esthétique à l'existence. Il n'existe rien hors du fiduciaire.

La monnaie est la dernière religion d'une humanité sans dieux ni hommes. L'art est le dernier des métiers. Il faut y croire. Mais dans quelle mesure croire ce que nous croyons? Une société libre se reconnaît au droit de remarquer et de se faire remarquer, de ne pas reproduire exactement, voire de ne plus reproduire du tout. Le droit à la malice. Le droit de rire. Le malheur est de ne pas voir d'abord que cette terre est belle, et que rien ne se reproduira. L'admirable est la justesse passant avant la justice, la crête des vagues oubliant la mer.

Comment rapporter, comment décrire? Contre un prosélytisme ignoble, il faut jouer la description. Entre le résultat et rien. On ne légifère qu'absolument, on ne décrit bien que naïvement. Décrire constitue sa propre difficulté. L'inégalité des êtres se redouble dans le caractère disparate du monde. Relations du proche au proche et du lointain au lointain qui retendent indéfiniment les relations du proche et du lointain. Insinuent la politique. Aucune information n'instaure l'ubiquité de l'État, La mémoire a besoin du mémoire, le rapport écrit est hanté par l'invérifiable rapport existentiel, l'histoire par la falsification. Décrire vise à maintenir le déchet dans le reste et le reste dans le déchet. Une description agréable tend à évacuer le déchet par la fixation d'un reste. La description forte échoue, laisse insatisfait, c'est un tableau où l'énigme déjoue la solution Il faut décrire, marquer le passage admirable. L'admirable est un mouvement, le contraire du culte imposé. Cela ne concerne ni la loi ni l'expédient mais la puissance du IL FAUT qui ne s'attarde pas sur l'origine et la fin, qui hésite entre falloir et faillir. S'il faut reconnaîtra quelqu'un dans quelque chose, c'est pour éviter le coup pour coup et les impostures cyniques. N'importe quand, n'importe où, il faut s'arrêter devant un homme, une femme. Sinon on vous arrêtera dans la Banque, dans l'École, dans le Musée, dans le Laboratoire, dans la Rue, dans la Vrai-Vie. Et votre peau ne vaudra pas cher.

La femme moderne qui s'affirme libre ne déteste rien tant que l'adultère. Un certain usage vindicatif ou réappropriateur de l'Histoire mis entre parenthèses, peut-être se dissimule-t-elle une capacité de faux qui a cessé d'être propre à un sexe. Une Africaine jugera la polygamie aussi odieuse mais moins hypocrite. Moins socialement hypocrite... Tout est là. On se souvient des dialogues tragiques de Pirandello. Se taire signifie rêver, penser est à la limite tromper l'autre. L'adultère n'est pas une solution, c'est même en Occident l'impossibilité individuelle de la solution, un consentement de l'inévité à l'inévitable, la chance tentée avec le pire, l'indécision entre mentir et falsifier. On connaît le grand principe des dissidents soviétiques: ne jamais mentir.

L'idée d'authenticité suppose une coïncidence des choses entre elles et des être avec eux-mêmes. Idée réaliste, politicienne. Le fanatisme du vrai aboutit au chantage: vous ne vous conformez pas à vos propres paroles, vos silences en disent long... sur vous-même, vous n'êtes pas avec nous donc vous êtes contre nous, tu ne peux m'aimer puisque tu aimes cette autre femme, vous êtes un attentiste, vous appartenez au marais, etc, etc. Il est certain qu'on ne peut faire l'apologie du faux, qui notamment deviendrait l'authentique. La frivolité est rarement à la hauteur de ses engagements frivoles, son défi est la proie inconstante ou inconsistante des vérités, elle court au suicide dérisoire involontaire La beauté stérile du dandysme philosophique fut de miser sur l'attitude en marquant l'indifférence à l'Histoire, une attitude jouant sa solitude, pas une solution. La solution est toujours technique, collective, efficace, véridique. Le dandysme se moque de l'Esprit, il aime le monde, l'ombre avec la proie, il a compris l'importance des effets, du faux. L'adultère est une impasse qui a l'objectivité du faux.

Il n'y a pas de solution individuelle mais des aventures au sens incertain dont il arrive que toute trace se perde. Du moins socialement. Du moins en apparence. L'apparence de ce qui ne paraît plus. Reste une solitude indescriptible. Avec l'admirable. Ou l'achèvement de tout.

* ce texte se poursuit par un addendum écrit en 1981, avec lequel il formera désormais le corpus Theoria.