transcription : Marie-Valentine Martin
relecture : c. de Trogoff & L.L. de Mars

Texte sous copyleft. Tous les textes inédits transcrits par nos soins et avec l'accord de Monique Vachey sont sous Copyleft. Comme tels, ils sont soumis à la Licence Art Libre et reproductibles à votre guise pour peu que vous en respectiez les règles.


Dupont-Lajoie, nudiste et pornocrate
(note manuscrite : octobre 75)

Dans cette France puritaine et grossi ère (grossièrement puritaine comme puritainement grossière) le fréquentateur de salles très obscures n'aura pas été bassement escroqué, c'est notable. Mais cette fois le film (1) a une ambition (qu'en soi on peut approuver) : démystifier le cinéma porno.

Ainsi nous verrons l'interprète principale évoluer parmi les techniciens plutôt objets et quelques caméras d'un studio matriciel, de la séquence érotique filmée à la tranche de vie quotidienne. Dans une sorte de collage vaguement godardien, trop enchaîné pour l'être, elle commente tour à tour sa propre image projetée sur un écran, une situation qu'elle est en train de jouer et qu'elle vit en même temps, sa vie présente, sa vie passée de petite fille séduite envoyée dans un pensionnat dont elle sort pour se renfermer, avec un militaire, dans un mariage dont elle échappe par la prostitution, pratiquée notamment dans un affreux bordel espagnol qu'elle fuira encore, en direction du pornocinéma. Claudine Beccarie a passablement dégusté.

Dans ce film, où la proximité est désinvolte et la distanciation pâteuse, elle se dit pourtant heureuse et nous avons envie de l'être avec elle. Elle méprise les partousards refoulés (on partagera son dégoût) et préfère que tout ait lieu entre personnes qui sympathisent, elle se dit tout à fait libérée, c'est-à-dire sans problème à propos de ça. Est-ce bien sûr ? Loin d'être ce personnage qu'elle affecte de représenter, dénonciateur des ridicules moraux et des tabous sexuels, elle tient un langage passablement normatif pour ne pas dire fascisant.

Est-ce le film qui veut ça ? Elle nous explique.

Si les acteurs (classiques) refusent de se montrer nus au cinéma c'est que leur cul est « laid ». Le bordel est un lieu horrible, oui, mais parce qu'il y a des « vieux » — c'est en tout cas la seule raison qui sera indiquée. Face à une plus que médiocre érection, l'actrice fait une moue destinée au public : allons, les détenteurs de la virilité sont dans la salle, l'honneur est intact, et puis pourquoi ne rirait-on pas, vous n'allez pas interdire de rire à Dutourd-Lajoie, il me manquerait plus que ça ! II n'est pas indifférent de noter (y a-t-il eu censure officielle ?) que dans ce film l'homosexualité est essentiellement et exclusivement féminine. II est vrai que la Famille demeure sur les franges émouvantes de la Scène. On demande à maman ce que ça fait de voir sa fille ainsi à l'écran, et si avec papa ça marche toujours, mais oui ça marche, comme avant, avec maman on arrive à se comprendre, papa non, dépassé, il n'apparaît d'ailleurs pas, ça n'a aucune importance puisque qu'il est partout — et d'abord érigé dans la personne de Claudine elle-même, très patronne, très vedette, très tranchante. À ses côtés, de bien pauvres minettes, comparses.

Bien que le film porno (c'est ce qu'on cherche à nous démontrer) soit un film comme les autres, qui, nous assure-t-on, n'a RIEN À VOIR AVEC LA PROSTITUTION, surtout pas, on éprouve un étrange malaise. Il s'agit bien d'exhibitions, mais on n'exhibe que des fantasmes quelconques — qui font l'apologie de la normalité. (2)

Claudine connaît l'orgasme vaginal (pas comme ces malheureuses clitoridiennes, qui — soit dit en passant s'en foutent, de plus en plus), si vous saviez. Elle déteste la bestialité, les choses sales, ça lui fait je ne sais trop quoi de se voir là ensuite avec les autres comme des insectes, etc. Brave petite âme ! Qui offre son sexe à notre regard et garde pour elle-même ses idées politiques comme si elle en avait, car c'est un secret, on ne le lui fait pas dire. Vers la fin, on apprendra que les deux protagonistes masculins sont licenciés en quelque chose : il fallait bien que le sexe obtienne la caution de l'université. L'animalité coiffée par la raison, la Nature réalisée en Science — que faisait donc la main gauche de Hegel quand il écrivait la Logique ?

Film doublement mystifiant, où l'exhibition masque le caractère prostitutionnel de l'économie politique. Les supporters d'un tel film font partie de la même bande qui ignore activement Prostitution, le dernier livre de Pierre Guyotat. (3)

On voudrait pourtant ne pas accabler Claudine Beccarie, elle respire une certaine joie d'exister.

Qu'elle préfère dire cunnilingue (pourquoi pas cunnilinctus ? — si on est catholique orthodoxe). Plutôt que d'employer un mot trivial, c'est vraiment son affaire, chacun invente sa langue. On ne lui souhaite que de regarder à côté de sa moquette neuve, de son téléphone de manager-débutante où elle attend la proposition du Grand Cinéma, le rôle bien pour film bien à l'usage des gens biens. Ce besoin de respectabilité fait frémir, surtout lorsqu'il se prend dans l'Art. Hiérarchie des mystifications et des souffrances, vers le plus digne mensonge. Laissons.

Ce qu'on retient du film, c'est une extraordinaire séquence d'auto-masturbation, laquelle, stylisée sur les affiches, sert de hiéroglyphe au spectacle. On oubliera de se demander si Claudine Beccarie est une petite ou une grande actrice, si elle fait de l'Art ou de la Prostitution, car cette scène est un des plus beaux moments qu'ait produit le cinéma.



 


(1) Exhibition, film de Jean-François Davy, avec Claudine Beccarie.

(2) La même idéologie répressive préside à la constitution de groupements nudistes où la structure familiale est le référent avoué en regard de quoi le célibataire est assimilable au déviant sexuel. Voir Le Monde du 17 août 1975, Port-Nature, la ville dont les citoyens sont nus : « La Fédération française de naturisme tient d'ailleurs à jour une liste verte des indésirables, qu'ils soient détraqués sexuels ou célibataires des deux sexes, à la recherche d'aventures. » Nudisme alibi contre la nudité, un ferme garant de l'ordre moral. Et puis, c'est évident, ça fait aussi « marcher les affaires ». Voir Le Monde du 23 août 1975. Un entretien avec Régine Deforges, L'érotisme sur la sellette — dialogue entre Gabrielle Rolin et Régine Deforges : « — Et à enrichir l'industrie du sexe, car ces « croisades libératrices » font surtout marcher les affaires. — Certes, dans notre société l'érotisme est récupéré par ceux qui le transforment en marchandise. Mais est-ce une raison suffisante pour l'étouffer ? » On ne peut qu'approuver toutes les réponses de l'interviewée.

(3) Editions Gallimard.

oct 75