Transcription
  Marie-Valentine Martin
  Relecture C. de
  Trogoff & L.L. de Mars
M.V.
  répond à Bourgeade 
  qui répond à Sollers
  (voir documents
ci-dessous)
dans La Quinzaine
    Littéraire du
1er au 18 octobre 1970
« Ainsi se développent, en France comme à l'Est, ces sciences annexes : linguistique, syntaxique, sémiologie, etc., qui sont à la littérature ce que sont à la peinture l'optique, la chimie et la fabrique des pinceaux. », écrit Pierre Bourgeade dans son mini-pamphlet « LITTÉRATURE 70 » . Il est dommage que Tel Quel n'ait pas cru bon de relever un argument qui à juste titre impressionne beaucoup de monde. Explicitement ou non, nombre de théoriciens pensent (pas tous) qu'à partir du moment où est dévoilée la structure mettons par exemple d'un certain type de récit, celui-ci en devient automatiquement caduc. Qui dit typologie dit cimetière.
Bien que ce ne soit pas évident, il semble bien, par exemple, que les amoureuses analyses de Bachelard sur l'imagination matérielle aient signé l'arrêt de mort de la poésie élémentaire sans que personne ne s'en aperçoive. Rien de plus archétypal qu'un western : pourtant on continue à fabriquer du western, de l'excellent western : quel intérêt ? La peinture dite abstraite, dans la mesure où elle entend rester activité isolée, a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? On objectera que selon un tel point de vue il suffira d'être abonné chez Marie Concorde* pour ne plus faire l'amour. Et l'objection ne sera pas inepte puisque écriture et lecture sont des opérations érotiques. Mais les coordonnées et les dimensions d'une lecture et d'un coït, fût-il compliqué ou complexe, ne sont pas les mêmes. Bien que l'acte sexuel soit un acte hautement culturel malgré les apparences et que lire, écrire, soit plus naturel qu'on ne l'imagine parce que le récit précède la langue, que le désir de récit subsiste après elle.
Seulement, nous ne sommes plus à l'époque des conteurs ou des raconteurs barbares. Il existe aujourd'hui quelque chose de nouveau, de vraiment inédit : non pas une Histoire d'autant plus totale qu'encombrée et brumeuse, mais une histoire du travail humain, et notamment une histoire de l'art. Répertoriant les formes, on est tenté de ranger la littérature dans la grande armoire mythologique ou de ne concevoir son futur que comme pseudo-à-venir répétitif. Quelle pourrait être encore la place de la « littérature » ? Je formulerai trois hypothèses : 1) le cimetière (littérature comme objet d'études) ; 2) le « mythe expérimental » (expression de Roland Barthes), au deuxième, troisième ou quatrième degré ; 3) la littérature tant bien que mal, que j'appellerais littérature populaire, englobant dans cette notion peut-être dangereusement équivoque n'importe quelle littérature, y compris la plus « intellectuelle ». Serait populaire toute littérature partiellement inconsciente de sa propre censure et occupée à projeter ses contradictions, à les vivre sur un mode mi-textuel mi-phantasmatique (ce qui la différencie de la littérature petite bourgeoise essentiellement névrotique) plutôt qu'à les résoudre théoriquement et pratiquement. Une telle littérature peut-elle encore produire quelque chose ? Peut-elle encore nous apprendre quelque chose, voire nous surprendre ?
Dans
  une telle optique, qui n'a d'ailleurs rien d'original, on pourrait
  définir le récit, dans la mesure où un écrivain
  (alors à mi-chemin entre l'écrivain et l'écrivant,
  dans une espèce de gluance vive du texte) surimpose ce qu'il
  faudrait nommer son idiologie aux censures générales,
  comme une idéologie d'idéologie marquée
  paradoxalement par la vérité, une vérité
  biaise pailletée, lacunaire : une errance non pas consommable
  mais utilisable, une sorte de brouillon excitant, de bouillon
  exemplaire. Le rôle (éternel) de cet écrivain/vant
  serait-il d'explorer à travers la répétition un
  espace infiniment variable dont il apparaîtrait le révélateur
  (sempiternel) ?
  
  
  À
  moins que la théorie ne soit devenue l'unique, le grand Récit
  du monde. Nous aurions atteint à travers maintes plaisanteries
  d'alchimistes, via la croix-de-ma-mère, l'amoureux transi ou
  pas et les révolutions chantées, l'âge adulte du
  logos héraclitéen.
  
  «
  Les murs crient », assure Pierre Bourgeade. Sur un mode moins
  lyrique, Tel Quel
  désigne aussi ses cris et ses murs. Mais s'ils entendent une
  partie des mêmes cris ils ne sont pas entourés des mêmes
  murs. Pour revenir à mon troisième point, Pierre
  Bourgeade ne se contredit pas assez :
  Tel Quel,
  au fond, n'est pas suffisamment telqueliste. Si la littérature
  ne fait plus le poids, la théorie dispose (d)encore trop
  d'ombre(s).
  
  Personnellement,
  je n'ai pas de réponse toute prête. C'est dommage. Ce
  n'est pas une raison pour souscrire aux fausses évidences ou à
  la politique du shaker...
  
  Michel
Vachey
  
  M.V.
  ajoute cette note manuscrite sur l'article imprimé : 
  
  
  Audace
    d'une position médiocre en 1970. (Alors en termes actuels.)
  
  
  
  
  *
  Marie Concorde, maison d'édition érotique célèbre
  des années 70 (Jean-Paul Bertrand / Christian Bourgois)
Bourgeade répond à Sollers (texte tronqué)
  
  .../
  voit clairement qu'il y a deux camps. Généreux : car il
  n'hésite pas à changer de camp s'il croit être
  dans le camp des oppresseurs.
  Sollers est un transfuge : il est intelligent et généreux.
  
  Dès
  son premier roman, s'exhalaient les frissons d'une âme
  mauriacienne. On devinait déjà que cet adolescent
  d'autrefois, en qui Mauriac lui-même saluait un talent raffiné
  et qu'il propulsait vers la gloire, aurait quelque chose à
  nous dire, pour peu qu'il découvre un sujet. Après
  l'avoir cherché vainement dans le Parc entourant la vieille
  demeure familiale, dont l'entrée était interdite aux
  prolétaires, il le trouva dans la bibliothèque.
  
  Le
  transfuge est savant et implacable. Savant : car n'ayant en rien
  l'expérience de ceux avec qui il a décidé de se
  ranger, il est contraint de la remplacer par des lectures. Et comme
  la vie seule, ainsi que Marx l'a dit (1), est la mère de
  l'expérience, le transfuge doit tout lire et tout apprendre
  sans être jamais sûr de ne pas se tromper. Je n'ai pas
  peur de dire que l'enfant d'une famille d'ouvriers ou de paysans qui
  entend son père se lever dans la nuit pour aller à
  l'usine, ou qui l'entend casser la glace dans le puits avant que le
  jour ne soit levé, en sait plus que Sollers en théorie
  et en pratique, et qu'il se trompe moins souvent. Sollers sait tout,
  c'est vrai. Il ne peut pas aborder le plus mince sujet sans déborder
  de citations, mais il a tellement de citations marxistes dans la
  gorge que lorsque les soldats soviétiques entrent à
  Prague, ou lorsque les « tribunaux » de l'Union
  soviétique envoient les écrivains soviétiques
  dans les camps, il ne peut même pas pousser un cri.
  
  Le
  transfuge est un être implacable. Dogmatique, car il a tout
  appris ; intransigeant, car il veut se montrer plus fanatique que
  tout autre ; immobile, car il n'est pas rempli de vie mais de
  lectures, et assis sur Lénine comme le scolastique sur
  Escobar, il distribue les excommunications. C'est à lui que
  les Maîtres du camp sous la bannière duquel  il s'est
  rangé confient la tâche de procureur, de juge et de
  bourreau, car ils savent que pour n'être pas soupçonné
  d'être un jaune,
  le transfuge est prêt à toutes les tâches. Vivant
  dans la terreur d'être jugé impur, le transfuge est
  l'instrument privilégié des Terreurs.
  
  Que
  fait donc le transfuge ? ... Des procès et de la dentelle. Des
  procès : c'est lui qui tient les fiches ; c'est lui qui veille
  sur le Dogme ; c'est lui qui relève les délits ; c'est
  lui qui instruit la procédure ; c'est lui qui construit le
  réquisitoire ; c'est lui qui prononce le jugement ; c'est lui
  qui exécute le coupable. Dans cette tâche ingrate, le
  transfuge ne craint pas de s'avilir. Lui, le subtil poète,
  l'écrivain délicat, consume son talent dans les erreurs
  voulues et les lourds à-peu-près qui lui sont
  nécessaires pour fabriquer les fausses pièces des
  procès où, moderne Jdanov, il s'immole lui-même
  pour ses maîtres. Mais le soir, dans sa chambre, quand il a
  déposé l'âme du procureur, le style du greffier,
  et les plaisanteries du corps de garde, le transfuge se met à
  la dentelle. Il revient à son œuvre, qui est d'autant
  plus pure qu'il s'est plus longuement souillé à
  l'audience. C'est pourquoi, au cours de ces années où
  Tel Quel se
  transforme en Tribunal bouffon, l'œuvre du seul Sollers
  s'élève, transparente, semblable à la pensée
  désincarnée. Ses deux derniers ouvrages (2), délicats
  bibelots d'inanité écrite, dont l'algébrique
  harmonie est extrême, brillent d'un éclat pur, glacé,
  mallarméen. À notre époque où, c'est
  vrai, la parole s'enlise dans les combats douteux, le romanesque
  niais, la hideuse culture, les vieux mots, les écrits de
  Sollers sont l'avatar moderne de la littérature abstraite,
  nue, gratuite, pour le dire en un mot : réactionnaire. Faye
  n'est pas artiste. Sollers est le dernier champion de l'Art pour
  l'Art.
  
  Il
  ne me croira pas, mais j'admire Sollers. Je regrette qu'il fourvoie
  son talent et son cœur dans un triste combat d'arrière-garde.
  Être
  marxiste, ce n'est pas répéter sans fin ce qu'a dit
  Marx, c'est adapter son combat à la vie, et rejeter sans
  crainte des analyses révolues, une « science » en
  miettes, des Dieux morts. « Que les morts enterrent leurs
  morts, et les pleurent ! » (Karl Marx.) Mais le transfuge a le
  culte des morts. Se voulant étranger à son propre
  parti, demeurant étranger au camp qu'il a rejoint, il n'est
  vraiment chez lui que dans les cimetières. Il s'y promène
  seul, le cerveau plein de mots, le cœur plein de revanches, un
  bouquet d'immortelles à la main.
Pierre Bourgeade
(1) Et s'il ne l'a pas dit, je le lui fais dire.
(2) Logiques. Nombres, Éditions du Seuil.
 
