RR/Nv/Es/ 25.07.83
  un piège
 Texte inédit
  Transcription Marie-Valentine Martin, relecture C. de Trogoff. 
 Qui entreprend d'écrire cherche à défaire 
  un piège. Un piège peut être involontaire, ce dessin de 
  brume des choses actuelles et des évènements qui lui arrivent 
  jusqu'ici. L'homme ordinaire (appelons ainsi celui qu'une passion impérative, 
  saugrenue ou datable, ne pousse pas à noircir du papier comme on joue 
  son existence), finira par connaître d'instinct les êtres fastes, 
  les rues accueillantes, les meilleurs gestes et les moments propices, il sourira 
  pour esquiver la question insoluble, abouchera l'esprit de l'escalier à 
  l'eau de son moulin, changera de trottoir pour des raisons personnelles, évitera 
  certaines situtations pénibles, somatisera trivialement des stratagèmes, 
  apprendra l'insensibilité et le rire, donnera à ses hontes médiocres 
  le nom convivial ou fatal qui lave de tout soupçon. L' homme ordinaire, 
  perdant ou battant, prend la vie comme elle vient, même s'il ne conçoit 
  aucune espèce de projet il croit à celui des autres, à 
  un ordre des issues. Pour lui existent des situations bonnes ou mauvaises, des 
  états du monde, des conjonctures, des politiques, des engrenages, etc, 
  tout cela restant visible. Parler de piège lui évoque une embuscade, 
  ou un rat, il apprécie sans doute fortement l'image, car le réalisme 
  attache de l'importance à l'expression.
  Naturellement, qui écrit se comporte aussi en être ordinaire, mais 
  il ne lui suffit plus de changer de trottoir, et il sait qu'il ne suffira pas 
  de changer de ville, voire de continent, bien qu'un continent puisse aider, 
  en même temps comme terre et comme image. Qui écrit marche et ne 
  marche plus dans la rue où vous le voyez marcher. II marche en même 
  temps dans la rue et dans l'image de rue, entre cette rue et la vôtre, 
  il se fabrique une terre et un cerveau, il invente cette rue dans cette rue, 
  à côté de cette rue, ou devant cette rue, une rue où 
  peut-être plus tard vous serez forcé de passer «à 
  votre tour» sans soupçonner que c'est lui qui l'a tracée 
  pour son usage, pour vous échapper. Qui écrit ne se prend pas 
  pour un architecte, un urbaniste encore moins, il fuit, il ne désire 
  pas détruire, il entend glisser la terre meuble dans les cerveaux. Qui 
  écrit fuit les écrivains, ne s'arrête plus à lui-même, 
  qui écrit devient inépuisable car il s'est foutu dehors. Qui écrit 
  cesse de vouloir réformer et de craindre, il déplace les repères 
  de ses poumons. Qui écrit vous voit sans haine dans la nuit des claires 
  journées, ne parvient plus à distinguer la nuit du jour et cependant 
  continue à voir la nuit en plein jour, à prendre comme vous plaisir 
  à la nuit, mais ses propres allées et venues ne sont plus semblables, 
  il se promène ailleurs ici dans ses rues, dans l'absolu-relatif de ses 
  rues, devenues accessoirement les vôtres. Jamais plus il n'empruntera 
  les mêmes autos tellement obsolètes, tellement réelles parce 
  qu'obsolètes, et cependant ni plus ni moins... intéressantes que 
  ce qu'il écrit toute affaire cessante. Qui écrit ne s'affaire 
  plus, tout à votre affaire tellement devenue la sienne, qui écrit 
  n'écrit que vis-à-vis de vous le voyant écrire, car il 
  n'écrit pas, pas davantage que vous qui involontairement rendez sa vie 
  impossible, vous la fatalité ordinaire, vous le Piège que vous 
  ne posez même pas. Vous qui sans le savoir l'avez condamné à 
  écrire. Qui écrit se sait victime fortuite, non désignée. 
  Son écriture n'est plus ventriloque du meurtre. Qui écrit ne pèse 
  plus sur l'horreur et sur l'horaire. Ne se mesure plus aux bornes pathétiques, 
  mathématiques, aux grands noms troués du délice et des 
  fiascos. Qui écrit se fait invisible sans disparaître, devient 
  commun pour rendre humaines vos pattes d'araignées sourdes.
note manuscrite: important + «continents psych.»