LYOTARD et les labyrinthes
  Jean-François Lyotard, « Économie 
  libidinale », Éditions de Minuit.
Par où, quoi, commencer ? Par l'oppression ? Le sexe ? Par le taoïsme, 
  la guerre du pétrole, la politeia lydienne, la toux hystérique 
  de Dora, les carnets sordides et merveilleux, impubliables, où Denise 
  A. délire sa vie ? Par la lutte des classes, la théorie, une manifestation 
  de rue, un sourire, une caresse, un matraquage ? Il n'y a pas une Origine, Extériorité 
  où poser sa parole, son corps, pas une Préface, une Critique (de 
  la religion, du capital...), une Loi, Belvédère, Porte, Recette 
  (de penser, d'aimer, d'agir...), Initiation, Matrice, on ne peut même 
  pas délimiter une Maîtrise et un Esclavage, dire voici la Jouissance, 
  voici la Souffrance. Sont données en même temps une multitude d'entrées 
  (et jamais aucune sortie, sauf la mort, dont il n'y a pas lieu de parler) qui 
  sont autant de régimes non hiérarchisés de la libido, intensités 
  incompossibles, et c'est là l'unique drame. La tragédie, très 
  chrétienne, c'est la nostalgie déchirée de l'unité, 
  donc d'une autorité, région de référence qui aura 
  nom société non aliénée, prolétariat-messie, 
  désir, usage (opposé à échange), échange 
  (opposé à marché), une super-instance de vérité. 
  Or, il n'y a pas de région subversive, et l'Économie libidinale 
  dénonce toute forme d'être et de penser exclusives : le dualisme. 
  « Le plus important pour notre civilisation serait sans doute la mise 
  au point d'une économie politique non-A », réclamait Van 
  Vogt dans Le monde des non-A (1). À une telle économie, ghettoïsée 
  dans ladite science-fiction, Lyotard apporte une contribution très importante.
  Décommençons par ce principe d'incertitude ontologique : l'apparente 
  impossibilité d'investir en même temps le théorique (l'anthropologie) 
  et l'érotique (l'existence concrète). Experte en clivage planétaire, 
  la diplomatie mondiale qui joue indéfiniment sur les deux tableaux (posture 
  économiste camouflée sous l'axiomatique des besoins — imbroglio 
  humaniste de la technologie et de la propagande) s'accommode fort bien, mieux 
  que la profession politique, de cette aporie purement intellectuelle résolue 
  pratiquement dans le quotidien.
  Il y aurait plutôt ce double principe d'incertitude : l'intrication indiscernable 
  du signe sémiotique (élément d'un système reproductif 
  d'oppositions réglées) et du signe tenseur (intensité parmi 
  d'autres qui constituent aléatoirement ce que Lyotard appelle la grande 
  pellicule éphémère, voyage non reproductible des affects). 
  Or qu'est-ce que le capital ? Une vaste machine sémiotique qui vole les 
  énergies (thème du « rabattement », encore coupable, 
  de L'Anti-Œdipe I) ? Le capital est d'abord un dispositif libidinal inouï 
  qui permet de voir, comme jamais (et pour cause !) on n'avait pu le faire auparavant, 
  les prétendus corps individuel et social. Car il n'y a pas de corps, 
  mais un patchwork intensif qui se moque du je/tu comme du nous.
  C'est justement ces infinies possibilités de jouissance, incommunicables, 
  jalouses, toutes légitimes, que montre et permet le capital. Et de la 
  même façon que le signe sémiotique se dissimule et se dissimile 
  dans le signe tenseur, la jouissance n'a pas lieu seulement sur la production 
  et les produits à l'intérieur du système mais sur le système 
  lui-même, produit-consommé, sur le dispositif tel qu'il (se) découpe, 
  sur la lame du cutter, la barre, tournoiement immobile, non pas passivité 
  mais passivation.
  « La petite Marx » qui hante « le procureur barbu » 
  apôtre de la génitalité, du grand corps plein commun de 
  la reproduction naturelle, repousse la prostitution sous le nom de médiation 
  aliénée. Son horreur de l'argent est l'horreur des pulsions partielles, 
  de « certains traits, antiunitaires et antitotalitaires, dans lesquels 
  s'entr'aperçoit la grande pellicule éphémère » 
  de l'infâme capital. Rêve d'une transparence mythique des rapports 
  humains qui oblige à concevoir la double scission homme/homme, homme/objet, 
  plaçant dans un plus tard l'immédiateté du communisme.
  Fantôme de la liberté où Marx nous emprisonne deux fois, 
  produisant ce déni de jouissance qui fera désigner aux exorcistes 
  révolutionnaires le capital comme mal absolu. Ce qui est grave étant 
  cette méconnaissance du désir qui grève le présent 
  de mauvaise conscience et profile sur le futur l'image semi-hystérique 
  et semi-délirante d'un macage renversé.
Car d'ores et déjà ça jouit, et très violemment, 
  dans le capital. Grande solitude pornographique où il n'y a pas besoin 
  d'être vendu ou pervers (ô gauche morale) pour se brûler d'intensités 
  anonymes, de passions indifférentes, d'imprévisibles trips (ô 
  marginaux sublimes, vous n'avez pas le monopole de la dérive et de l'overdose), 
  possibilités pulsionnelles formidables. Si la petite Marx souffre du 
  manque, l'Edwarda de Bataille jouit du trop et sa folie supprime la religion 
  : du maquereau, du capitaliste, du sujet. La barre qui sépare la prostituée 
  du client s'embrase en tous sens, et c'est la barre du capital.
  Par quoi remplacer les souteneurs capitalistes ? Certainement pas par une nouvelle 
  Loi du Milieu. Il faut sortir de la production, accepter l'idée d'une 
  puissance improductive, d'une métamorphose sans reste, production générale 
  sans inscription.
  Toute économique implique une topique et une énergétique. 
  En cette découverte réside le génie de Freud, comme le 
  dit Michel Serres (2). Quelle est donc cette économie libidinale au regard 
  de quoi toute topique apparaît comme une idéologie périmée 
  ? Il y a bien un topos qui est celui de l'espèce et de son histoire, 
  système naturel complexe, système auto-éco-ré-organisateur 
  selon le mot-syntagme d'Edgar Morin (3), mais il y a coalescence de l'énergie 
  et du topos dans l'expérience, vécue (bien sûr, vécue...). 
  Ce qui intéresse l'économiste libidinal n'est donc pas l'aspect 
  systémique mais la bande-corps, le labyrinthe tissé de toutes 
  les rencontres. Ce qui est intolérable dans Le Meilleur des mondes et 
  dans 1984, c'est l'annihilation du quotidien, l'impossibilité des rencontres. 
  La rencontre abolit l'équivalence, la comparaison, la référence, 
  la famille, le pouvoir. Même si quelque chose se répète, 
  la répétition est dévoyée. Toute rencontre est la 
  rencontre du pouvoir avec lui-même, mais elle lui échappe. Dans 
  chaque rencontre le pouvoir s'écroule, se découvre la puissance. 
  Seule la rencontre supprime l'angoisse, la peur, la perte, la mort. Quand il 
  n'y a plus de rencontre, il n'y a plus que le règne de la mort. « 
  Ça va se perdre ? Non, plutôt l'inverse : ça va rester. 
  », ainsi s'exprime la peur de l'impuissance. L'impuissance serait : « 
  ça reste, ça ne se métamorphose plus. » 
  Ne confondez pas puissance et pouvoir, insiste Lyotard. Le pouvoir, c'est toujours 
  celui de l'Un particulier et de l'Un général, leur réciproque 
  caution et police, la procuration et l'ambassade. Mais pas plus que chez le 
  peintre Bellmer la pliure de l'aisselle ne peut valoir pour celle de l'aîne, 
  une chambre (des députés, d'audience, de spectacle ...) ne peut 
  valoir pour ceux ou ce qu'elle représente. On en finit avec la représentation, 
  c'est-à-dire la religion.
  Ce qu'il faut penser (et ne pas penser ...) c'est tout bêtement, avec 
  une bêtise qui est ceIle-même des pulsions, la juxtaposition, le 
  collage, cette catégorie fuyante du neben telle que la pratiquent, chacun 
  incomparablement, écrivains et artistes dont les noms ne figurent pas 
  nécessairement dans le Who's who culturel. Avec le collage on abandonne 
  la transgression et la critique, y compris les propositions anti. On est dans 
  la cruauté. Et il n'y a pas de culpabilité parce qu'il n'y a pas 
  de sujet social, et qu'il n'est peut-être pas souhaitable d'en élaborer 
  un nouveau. Il y aura toujours lutte, puisqu'il y aura toujours puissance sous 
  l'inévitable menace du pouvoir, mais la lutte des classes n'est pas déductible 
  d'un plan théorique et ne saurait donner consistance à celui-ci. 
  Elle appartient à la phénoménologie, on ne peut rien en 
  conclure quant au socialisme (4).
  Ce livre qui célèbre le capital et le complot, on pourrait déjà 
  s'en débarrasser en le taxant, par exemple, de reichienblanquiste, ça 
  amuserait. Et votre labyrinthe, demandera-t-on, où vous ne songez qu'à 
  maximiser les intensités les plus différentes, ne court-il pas 
  à la ruine ? Peut-être que si, mais pas davantage que le capital, 
  ou n'importe quel autre système. Eros et pulsion de mort sont indissociables 
  et, malgré Marcuse, irréconciliables. Et c'est ce scandale que 
  vous voulez conjurer. Le socialisme impulsé par la mauvaise conscience 
  serait même l'imagination d'une nouvelle figure politique où la 
  dangereuse infinité, le hasard, serait exclu. Mais chassez le hasard, 
  il revient avec une violence exponentielle. Ce côtoiement de la mort ; 
  ni sain(t) ni suicidaire, ni insane ni prudent, prend en compte, tel quel, l'homme 
  du capital, le plus lié et le plus délié, le plus intense. 
  Et c'est par un constat que semble se terminer le texte. « Nous n'inventons 
  rien, ça y est, oui, oui, oui, oui. » Texte indéfendable, 
  en vérité, qui provoquera bien des réactions de défense.
  Fade prose du professoralisme politique, nervosité sans humour des sexolâtres, 
  petits technocrates studieux n'en revenant pas de « la philosophie est, 
  en dernière instance, lutte des classes dans la théorie », 
  gadget qui les distrait d'une critique du spectacle devenue spectacle et cécité 
  à la jouissance, sainte famille des petits pouvoirs en recherche, telle 
  est la surface assez grise que va crever ce livre intégralement monstrueux, 
  dont la grande finesse et l'audace irriteront les duplicités crispées 
  et les progressistes pudeurs. « À quelque point qu'en frémissent 
  les hommes, la philosophie doit tout dire. » (Sade). Français, 
  encore un effort, si vous voulez être économistes libidinaux.
  Michel Vachey
(1) Collection « J'ai Lu ».
  (2) La traduction, Hermès II, Editions de Minuit.
  (3) Revue Communications, n° 22, Seuil, 1974.
  (4) J-F. Lyotard, in VH 101, été 1970.