Transcripteur: Marie-Valentine Martin
Relecteur: C. de Trogoff
publié dans la revue Critique novembre 1975

NOTES SUR CREMONINI
REPRO & DUCTION

 

Presse et livre artistique transmettent la peinture par la reproduction qui, à proprement parler, ne reproduit rien mais transforme, produit un autre objet. L'opposition entre canal et message est théorique ou bien banale et il revient à ce qu'on peut bien de nouveau ou encore appeler art d'apporter non institutionnellement à l'œil une contradiction (d'abord inconsciem­ment vécue ou trop vite domestiquée en système) dont il dépla­cera les termes, non pas en les disjoignant mais en les distordant, glacis (au sens militaire) où se décompose une dépense.
L'art est moins l'après-coup d'une contradiction dévoyée que son avant-coup excessif, son avant-goût, son goût qui est son coût actuel net. Moment irrésolu, ou solution inoutillable. Moment énergétique de casse où l'esthétique est à la fois le paramètre et le mètre d'une théorie qui n'a pas encore et ensuite n'aura pas eu lieu. Moment impur, rêveur, trouveur, d'une crise de la relation, quand on ne sait plus bien où est le dedans, où est le dehors, moment scandaleux, insupportable (insu-portable), où l'histoire est esthétique, où ça vacille, où ça se reproduit mal, où l'original est problématisé par ses copies, où trop fait peur (d'où parfois la subite folie onomastique qui saisit la « vie » politique, artistique, etc. — comme disent certains journaux), où l'authentique est l'apocryphe, moment du factice et du faisable, moment vraiment factice, comme sans référence, où ladite histoire c'est sa propre peau.

 


Gris.


Prétendument médiée par de prétendues reproductions, la peinture de Cremonini m'apparut d'abord sur du papier et grise.
J'y voyais un gris intense, une coalescence intenable de plusieurs gris intenables qui ne s'épuisaient pas dans leur rayonnement, qui, loin de s'achever, semblaient vouloir s'inten­sifier encore — comme si ça avait été possible. Scintillement aigu et discret d'un monde fuyant dans sa pellicule de plus en plus mince et tendue, où toutes les couleurs trop fortes auraient passé au blanc, à l'hyper-blanc, c'est-à-dire au... surgris, dans un repli ultime d'une peau qui pouvait crever, usure vertigineuse, se dissoudre dans la douleur et la musique électronique, la mort.
Il y avait des êtres traqués, poussés à travers des cadres, contre eux, transportant des cadres. Traqués par quoi ? Peut-être justement par ces cadres — qui signalaient autre chose, marquant danger.


Cadres en enfance.


Et puis j'ai vu les tableaux, les incroyables couleurs de Cremonini, leur qualité physique impassiblement ustensile et cependant, ici, la couleur, c'était la grande utilisation intransitive que la figuration ne faisait qu'avérer (1).
Les enfants sont des enfants (v. Un paysage, quand même, avec ce bambin salace et incorruptible, enfant-vieillard hors de toute chronologie, sans commune mesure avec le vieillard-adolescent qu'on rencontre dans la peinture psychédélique, laquelle trouve sa réalisation kitsch dans les pochettes de disques. Ce n'est pas une digression. Il serait intéressant de montrer le rapport entre Cremonini et le kistsch dont la peinture de Cremonini est à la fois l'espèce de subconscience et la subversion la plus lucide), les cadres renvoient très vraisemblablement à des cadres, mais ces cadres sont aussi ce qu'il y a de plus allégorique dans le tableau, cadres fantasmés d'un cadre social autant fantasmé, dans la mesure où le fameux support n'est pas qu'une phase homologique dans la perspective réglée des objets produits et des rapports de production. Le tableau comme surface, contour, etc., n'est pas un aspect isolable, et isométrique, de la peinture. Cremonini le sait d'ailleurs très bien, sa peinture le dit mieux qu'il ne le sait.

 


Gag incertain.


D'une certaine façon, la peinture de Cremonini parodie involontairement Supports/Surfaces quand les praticables matériels furent confondus avec la scène. On se trompe de support. On fabrique un leurre.
Si on pouvait les découper dans la toile (...) les enfants crémoniniens seraient les plus réalistes qui aient jamais été peints. Ce sont bien des enfants. Mais ils représentent aussi l'excès, sans aucune trace de nostalgie. L'enfant est l'antonyme symbolique du cadre, polymorphie sans nom face à la dérision insti­tutionnelle d'une mise en scène fausse.
L'enfant désigne un espace d'humour et de cruauté d'abord, politique ensuite si on peut.
Lieu erratique où l'enfant et le cadre sont les faces pseudo d'un même jeu où l'indécidabilité excédante (l'enfance) se prend au gag monstrueux du support (l'encadrement). De trop nous instruire, Cremonini nous détourne. Un cadre en cache un autre. Par chance, ici, l'autre c'est la couleur.
(Entendre par là que cette proposition n'est autre que mon regard: une duction.)


Support/Support


La couleur est le cadre économique-libidinal, le champ intensif. Du tableau aux surfaces économiques-politiques du capital, il y a transformation déplaçante, dislocation. Le support polymorphe — qui n'est que le mouvement d'intégration/dérivation du reste/déchet — engendre des surfaces où il se réengendre. Autant dire qu'il n'y a que du support
« Sur » la surface mirage peuvent bien se détecter toutes sortes d'éléments mais qui font corps d'une manière si peu structurale que toute dissociation simple relève de la rétroanalyse. (Qu'une soi-disant déconstruction suscite effectivement une aventure matériologique intéressante est une chose, c'en est une autre de souscrire à un fantasme théorique, lequel encore a bien pu débloquer une situation échappant à la théorie inférente-afférente : qui fut alors une ruse de la raison — on préférera : piège du désir.)
C'est ce corps du faire-corps qui doit se déconstituer sans théorie, pseudo-corps pictural factice et luxuriant. Le cadre, c'est tout autant la couleur, sur quoi on a dit peu de choses.

 


Couleur industrielle


Avant la Libération les automobiles étaient noires, les carrosseries aux tons vifs dénonçaient l'extravagance des propriétaires ou leur profession « artiste ». Ces voitures noires de naguère n'ont pas plus de rapport avec le chromatisme des autos 1974 qu'un chausse-pied avec un vaisseau spatial. Le surgissement de la couleur dans l'industrie automobile est coextensif de toute une intégration techno-sociologique, économique-politique, économique-libidinale. S'imaginer qu'on a peint en rouge ou bleu acier des voitures qui auraient progressé techniquement (alors qu'auparavant on peignait en noir des voitures aux performances moindres...) relève du crétinisme psychosociologique le plus intègre.


Promenade du sexe


Cette profusion active de couleur teint nos corps-cadres qui ont les mêmes couleurs (les mêmes différemment, de proche en proche comme de loin en loin, plus ou moins et ni plus ni moins , que la ville en tous ses intérieurs et extérieurs. Cremonini utilisa d'autres couleurs, les mêmes, autrement. Il nous fait courir après, dans, entre des cadres trop bien exhibés comme le capital fait semblant de nous faire croire à l'art, à l'urbanisme, au P.N.B., à l'équilibre, etc. Le capital fait semblant de faire semblant parce qu'il est sur l'heure et sur le champ le seul réel. Cremonini procède-t-il ainsi, de quoi nous leurre-t-il en nous leurrant ?
Dans ses tableaux il n'y a pas vraiment désir, il n'est même pas sûr qu'il y ait jouissance, parce qu'il y a une sexualité formidable, folle, inutilisable. En cela cette peinture participe bien du non-outil.
Ce qu'on a écrit à propos de Cremonini sur le cadre, le miroir, l'ombre, etc., n'est pas faux, mais cette démonstration de cadres est autant démystifiante que refétichisante. Entre la couleur jaculatoire, suintante de ne pouvoir imprégner, mordante quand elle n'exsude plus, espèce de passivité tenace, mordace, qui ne prend plus, qui peut encore saisir, émerger dans plus-rien, dans la destruction. Et les cadres sont aussi là pour empêcher qu'on assiste à cet auto-engendrement anormal qui pourrait continuer hors de tout « cadre ».

 


Faire


Cette présence incertaine et trop puissante des objets en fait à la fois des pièges à couleurs et la couleur d'un piège. On soupçonne dans l'objet le dernier leurre. Il est en couleur, il en fait comme il en perd. L'ultime modulation perspective oblitère la grande clameur optique inhumaine, la dispersion totale. Le réalisme n'est que la marque de l'intensif, les êtres vivants sont tout de suite cette charge chromatique, produits producteurs, actants de la mort. Il en faudrait peu pour que le regard pulvérise ces cadres où il s'affaire comme un délai, pour que la lumière trop tendue tinte et tombe en pluie rouge, gradients purs, catastrophiquement discrets.
Nous sommes au bord du non-monde des aléas et des quan-tas où des ombres trop bien portées portent une angoisse trop humaine, trop. Que faire de tout ça, de tout l'inencadrable ? Le reste devient aveuglant dans la menace totale du déchet.
Chez Cremonini, semble-t-il, on est enfant ou on est cadavre. On peut penser que l'enfance, gardienne de la sexualité, ne sera plus à retrouver pathétiquement mais d'abord à ne pas tuer. Que le regard-enfant crève le monde-travail et l'énergie pourrait échapper à la couleur de l'économie politique, à l'économie politique comme couleur, avec une simplicité lâche, savante, terrifiante, un rythme inconnu.


Hypergris


Impraticable distinction de l'énergie et du décor, la scène elle-même devenue voyeuse, montée du cruel et du postiche. Sortie forcée et empêchée, interrègne sans dieu ni orient à l'orée du labyrinthe. Polychromie asympote d'un blanc plus blanc que toute blancheur, la mort se brûlant elle-même, retournée inutilement, en hypergris. Pas de points de fuite. Fuite de tous les points dans leurs mauvaises manières.
Entre la bonbonnière et le fluor, le kistch rend jouissives les stridences et réassure le support. Le kitsch n'est peut-être rien d'autre que le moyen, qu'on veut nous faire prendre pour le support.
Chez Cremonini il y a une sorte de traversée du kitsch comme on dit descente aux enfers.
Ce peintre se veut responsable de sa peinture et l'est — on ne la lui fait pas. Le kitsch est probablement sont grand dégoût. Il peint ce dégoût : le support qui se révulse.
La peinture de Cremonini n'est donc pas une suite humaniste logique nous démontrant l'oppression du corps mais la peinture du corps humaniste (quoi que vous en ayez, Léonardo) dans le corps inhumain du capital.
Jacques Attali (2) cite Albert Meister : « Le capitalisme est peut-être fini en tant que régime, mais il ne fait sans doute que commencer en tant que système. » Cremonini marque ce « commencement » — ou on ne sait plus très bien à quel cadre se vouer.


 

(1) Exposition, Galerie du Dragon, 1974.
(2) La parole et l'outil, P.U.F.