Transcription Marie-valentine Martin
Relecture C. de trogoff
(d'après copies, date probable 74 - devait visiblement être publié dans la revue L'art vivant)
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Il sait aussi bien apprécier le rugby, le tennis,
les corridas, la gastronomie et les lettres. Il mène de front une double
carrière d'écrivain et de critique littéraire.
Bulletin GRASSET, janv-févr.1974*
Soljenitsyne est grand (on finit pas le savoir) comme sont grandes,
apparemment à l'opposé, mais dans le même cercle idéologique
du progressisme littéraire,les compagnies multinationales. On nous parle
encore du plus grand écrivain péruvien (Le Monde, Europe
1), du plus grand chanteur populaire chilien, etc, aussi de quelques personnes
dont on ne mentionne pas la grandeur. Est-on mal informé (et, d'une manière
générale, informé COMMENT, PAR QUI ?) à leur sujet
ou sont-elles moins grandes ? Y a-t-il au Pérou, en U.R.S.S., de petits
écrivains ? Des moyens ? Qui est en France le-plus-grand-écrivain
(possibilité d'ajouter : vivant) ? Aragon ? Sollers ? M. Druon ? Grand
pour quoi ?
Ce fétichisme des (grands) noms renvoie à l'usage effréné
du spectaculaire à tous les niveaux, à la lâcheté
des analyses littéraires et politiques (ce n'est pas la lecture des pages
littéraires du journal Le Monde qui nous renseignera beaucoup sur la
fameuse articulation, mettons, pour parler comme M. Robert Escarpit, du littéraire
et du social). Derrière la grandeur de Soljenitsyne apparaît quelque
chose qui, certes, ne sera plus l'U.R.S.S. telle qu'elle est, mais pas non plus
« Soljenitsyne », le monde de ses empressés supporters (et
détracteurs) occidentaux.
J'ignore si Soljenitsyne est un grand écrivain, car de plus en plus nous
allons quitter ce terrain mémorable. Il n'y a plus que les Affaires Culturelles,
les Editions Larousse, Le Monde et l'école, pour croire non pas aux grands
hommes mais à leur réalité. Aujourd'hui, tout ce qui pense
se moque d'avoir un nom, méprise ce gâtisme grandiloquent qui tient
en haleine la grande presse et la télé, qui braque le regard dans
la galerie des portraits aux dépens de l'histoire réelle.
La question est d'intervenir là où on est, malgré toutes
les éminences, au plus innommable (et au mieux nommé ! ) de la
trame institutionnelle. Tout le reste est littérature. Il est triste
de voir qu'en France l'alternative philosophico-politique majoritaire demeure
humanisme ou déshumanisation. Entre la dénonciation des maux
et le remords, entre la censure et l'auto-censure, la générosité
d'une certaine intelligentsia bloquée dans les grands emplois de l'affairisme
idéologique a perdu une part de sa crédibilité.
L'affaire Soljenitsyne concerne d'abord Soljenitsyne et l'U.R.S.S. On a le droit
de méditer, pour ce qu'on a à faire. (1)
C'est l'implicite police petit Blanc qui constitue l'Ordre. Les hauts praticiens
de l'ordre, le non-ordre les atteints à travers leurs femmes et leurs
enfants plus ou moins payés. Solitude des potentats, vieux thème.
Mais ils se savent être de vieux thèmes, imprégnés
d'usurpation jusqu'au goût du pire. Et en cas de malheur, l'habitude du
pouvoir et pas la fatigue de régner joue salement. (Remarque qui vaut
davantage pour les démocraties vétustes ou récentes de
l'Europe que pour, par ex., le capitalisme brésilien dans sa seconde
effrayante jeunesse.)
De même qu'au vieil ordre affairé sous ses remakes et son rimel
il arrive de tomber amoureux de ce qui le nie, même si menacé il
réagira par le meurtre, l'artiste contestataire désire être
récupéré. Face grise de l'instinct de mort. La récupération
? — serait récupérable ou récupéré tout ce
qui hante le circuit marchand (livres, tableaux, viandes, bananes, avions, missiles
?). Dans cette direction, on s'expose à tous les paradoxes. L'avant-garde
se vend. Comme la mort de l'Art (Pleynet). Les armes peuvent être aussi
bien utilisées par les flics que par les guérilleros et les gangsters,
la différence entre ces statuts n'étant pas limpide.
La notion de récupération conviendrait alors mieux au regard et
au discours.
Récupéré : ce que voient les vieux yeux,
ce qu'entendent les vieilles oreilles, ce que parlent les vieux mots. La lutte
s'annonce en conséquence nettement politique. Banalisé sous la
phraséologie, dans l'écran publiciste, l'acceptabilité,
l'art serait la cadavérisation officielle de l'art d'où sortir
un nouvel art (qui pourra être anti-art, ou quelque chose qui n'aura plus
rien à voir avec «l'art»). La notion de récupération
implique la notion de subversion, une critique idéologique de l'art et
un art à dominante idéologique. Comme le «public»
concerné par l'art n'est pas homogène, on se demande à
qui on s'adresse et comment et pour quoi. Ceux qui sont acquis à l'art
subversif risquent de sombrer dans la tautologie institutionnelle et le narcissisme
groupal. À moins que l'art ne soit pas uniquement idéologiquement
subversif, ce qui laisse entière l'énigme disons d'une pratique
artistique. Ceux qui ne voient rien, qui les fera voir (que c'est subversif),
leur fera prendre la (bonne ?) position, comment sinon par un discours annexe
à l'art, indexé sur lui ? La vitesse de récupération
est-elle proportionnelle à la vitesse de lecture.. ? dont le marché
pourrait faire l'une de ses fonctions. Plutôt la question posée
: comment s'en servir (livres, tableaux, stocks de blés, mitrailleuses,
etc) ? et comment faire des choses qui servent (produisent), des choses utiles
(au sens de Michaux, l'outil fou) ?
Si l'art subversif n'est qu'un fort subtil prétexte, il en devient mythique
et toute révolution dérisoire. En fait l'art, rarement une sortie,
est une entrée extrêmement complexe, une entrée permanente
toujours déplacée, où il y a toujours beaucoup de pourri
(seul le Système, un certain temps du moins, est pur, et ça déjoue
rigoureusement tout, toute circulation unilatérable, avec une rigueur
non datable. L'art qui préparerait la révolution serait l'après
triste de la révolution. L'art dit sans jamais se tromper (errance, non
ordinable) l'homme futur (c'est pourquoi il n'a pas à être futuriste
— est-ce un hasard s'il y eut un recouvrement du futurisme et du fascisme ?
), la futuration incessante d'aucun futur. Il y a un art qui montre encore,
il y a un art qui date, il n'y a pas d'art récupérable.
Idéologique, l'art l'est de part en part, tellement qu'il n'a plus grand
chose à voir avec l'idéologie. Il indiquerait au contraire la
nature artistique de l'idéologie. À réexaminer de manière
urgente, si on ne veut pas piétiner à l'infini et dans les fausses
homogénéisations et dans la pseudo hétérogénéité.
L'art, l'outil fou, montre ce qui n'était pas montré,
il montre peut-être CE QUI N'EST PAS MONTRABLE. L'art ne veut frustrer
personne, il a autre chose à faire. Il ne conserve rien, il réserve
une folie efficace, par manque de distinction. Il met directement en
cause le savoir programmé, toute programmation, toute cohérence.
tout pouvoir.
L'irrécupérable dans l'art, c'est une sorte de quantité,
quelque chose qui est toujours en plus et autrement, qui force les postures.
La politique ne suivra pas, mais elle n'est pas non plus devant. Pour retourner
un mot de Genet, la matière c'est l'impolitesse du style, à condition
que le style ne soit plus l'homme. Ce que l'art (je pense au Caravage, à
Buren, à Dezeuze, à Piero della Francesca...) reprend, rejoue,
c'est l'inhumain.
Récupération : l'angoisse qui reborde (ou
qui rebrode: fabrique du vieux avec du neuf). L'ennui c'est qu'on manque d'une
théorie du bord (genre prévisions et conjectures), ou si on veut
d'une Théorie du Nouveau. Ben, pour le meilleur et pour le pire, en est
réduit à ses institutions (par définition géniales),
mais la plupart font comme lui. On aimerait bien quand même une sémiotique
du neuf... Dommage que la sémiotique se porte assez mal (une tendance
à se porter toute seule). Quant à envisager une politique des
intensités, on en rêve, pour le moment encore dans l'auberge.
Le plus perceptible c'est, démultiplié, comme une boîte
(noire, et grise) de vitesses, le système de filtrage, — on peut considérer
l'édition — , partie du Système, à l'intérieur duquel
est écrivain essentiellement celui que le codage désigne comme
tel, compte tenu du fait qu'être écrivain, éditeur, journaliste,
professeur, épouse socialiste, c'est à la limite la même
chose. Évident que Maspéro n'est pas La Table Ronde, que Mauriac-Guitton
avec Régis Debray ce n'est pas la porte à côté, bien
que ce soit la même porte, Seuil. On peut gloser sur le libéralisme
ou le postulat d'une reproduction sociale un peu trop compacte pour rendre compte
des déplacements et des ruptures. Amenons de préférence,
non pas le petit fait vrai, mais le constat. Pourquoi Gallimard (aussi bien
un autre éditeur) qui n'a pas édité William Burroughs publie-t-il
Le Clézio ? (ce dont on se réjouit : on n'est pas sur le terrain
de la polémique mondaine : quand on nomme ici Le Clézio, une
représentation est en cause).
C'est que Le Clézio assure la lisibilité de Burroughs
(de Lautréamont, de Michaux). Burroughs, ce n'est pas mieux, ce n'est
pas plus grand (au secours, « Soljenitsyne » ! ), c'est immédiatement
plus dangereux. Ça lui fait mal à la langue en lui faisant plaisir,
ça lâche la libido, ça lâche de la mort, ça
largue tout. (1)
Que Gallimard (puisqu'on y est) publie en même temps une nouvelle surannée
revue de jeunes poètes imagistes paternellement préfacés,
et en même temps une collection de poche de contenu politique (2), c'est
éditorialement équivalent. D'autres textes — textes de l'autre
— pourront toujours trouver une ronéo quelque part...
Comme la machine du capital (3), l'édition dit toujours non. Ce n'est
pas qu'elle récupère, elle fonctionne dans l'après-coup.
Le commerce agréable, au sens classique des termes pour ainsi
dire. Récupération suppose une volonté, alors qu'on a surtout
ici affaire à une sorte de molesse crispée toujours sur la défensive.
L'édition serait donc plutôt pas du tout le hasardement du capital
mais ses hasards, sa frange généralement masochiste et capable
de belles perversions. Dans ce contexte il est fallacieux de distinguer grands,
moyens, petits éditeurs, éditeurs parallèles, comptes d'auteurs.
L'underground, c'est une autre histoire, autre chose pas bien claire d'ailleurs,
mais on est dans la marge, qu'on l'ait choisie ou pas, et pas la marge négative
qui est parfois comme le négatif (au sens hégelien mais aussi
photographique) de la marge bénéficiaire, mais dans la marge désirante,
trouée-trouante, la marge stérile. Ceux qui s'y trouvent (pas
forcément des maudits, ou des mozartsassassinés comme dit une
pleureuse de service) se fichent pas mal de l'agitation autour du discount de
la Fnac (4). Dire qu'ils ne sont absolument pas concernés serait excessif,
ils sont simplement en dehors de cette problématique culturelle-marchande,
pas inscrits à la même place que ceux qui y ont du pouvoir.
On dira qu'écrire ça dans L'art Vivant c'est à
peu de frais. À croire que ça coûterait à ceux qui
n'en disent rien nulle part, si en l'occurence la question est bien celle d'un
dit qui coïncida mal avec l'information.
* ici note manuscrite en rouge signe mathématique différent de et même date
(1) Lire: Burroughs, La Révolution électronique,
Champs Libre (1974), et D.Odler et W.Burroughs, Entretiens, Belfond (1969).
(2) Respectivement Cahiers de Poésie et La France sauvage
(dirigé par Jean-Paul Sartre.)
(3) Voir Recherches n°13, Généalogie du capital I, Revue du
CERFI (103, bd Beaumarchais, 75003 Paris). On reviendra sur le n° qu'on
peut tenir pour un évènement.
(4) « Car l'enjeu de ce combat entre la Fédération nationale
d'achats des Cadres — la F.N.A.C. — et les libraires, soutenus par la plupart
des écrivains et des éditeurs, c'est le prix du livre. Le challenger
— la F.N.A.C. — qui ouvre mercredi prochain, rue de Rennes à Paris, une
grande surface-librairie veut casser les prix: c'est le discount. » Ouest-France,
6 mars 1974.