Feuille volante tapuscrite, datée de février 1983.
Transcription Marie-Valentine, correction C. de Trogoff, révision L.L.d.M.
Ces notes visiblement prises pour lui-même nous ont toutefois semblées intéressantes parce qu'elles complètent, dans un texte tardif, le riche travail d'écriture que M.V. consacrait à l'observation de sa propre pratique. Nous avons exceptionnellement dérogé à notre règle d'écarter les textes personnels (lettres, prises de notes), anecdotiques, inachevés, incomplets, jetés.

 

Michel VACHEY

27 02 83

Pour moi, le grand livre d'histoire est par exemple La Sorcière, Tristes Tropiques, le texte concret et intuitif où la théorie s'implique plus qu'elle ne s'applique, limitée par ses propres illuminations. Autrement, M.I. Finley et T.E. Lawrence me sont également nécessaires, et D.H. (avec ses brillants essais « sociaux », brillants et pénétrants, et un milliard de fois plus éclairants que Le Roy Ladurie — ce néopositiviste progressiste ès Confusion — quant à la modernité et au XXe siècle) non moins que T.E. Rien ne m'ennuie comme le roman historique, auquel je préfère le roman populaire (E.Suë nous apprend autant, nous montre autre chose que Zola). Ou bien la fausse autobiographie aux dimensions d'un espace et d'une époque, avec parti-pris poétique ou visionnaire. Quand éclata l'affaire des otages américains à Téhéran, j'ai immédiatement pensé que c'était « loin d'être fini »: je venais de lire « La mort du Vazir-Moukhtar » de Tynianov, un roman extraordinaire: je déchiffrais les « événements d'Iran » sous le coup de cette impression, à peu près toute mon information avec la lecture régulière du Monde. De toute façon les romanciers, Kafka ou Françoise Sagan, nous disent « L'Histoire » au moins aussi bien que l'Historien.
Parmi mes historiens je pourrais citer E.Canetti, L.Poliakov, Henri Michaux... Nietzsche est aussi un historien; non pas des mentalités mais du mental.
Je n'ai pas de préférence pour un type de texte, de science, etc. Il y a des livres qui m'ennuient (indépendamment de leur valeur, de leur importance) et des livres qui m'exaltent, c'est-à-dire qui m'allègent ou m'agrandissent, me rendent plus intelligent: plus disponible, plus inventif parfois, dans tous les cas moins souffrant. Tout lecteur cherche à lire sa propre énigme, la meilleure Histoire est celle qui saura lui parler de son histoire, donc la et le métamorphoser, ni sur un plan général ni sur un plan intime (sinon, cela signifierait qu'on sait situer ici l'individuel, là le social, et qu'enfin on va pouvoir nouer les «deux» fils, articuler, produire à volonté l'un avec l'autre et réciproquement !) mais ailleurs, dans un autre espace-temps humain. Un sourire ou cent cinquante pages peuvent changer une vie. Cela dit, je fabrique — de temps en temps — des formes esthétiques je suis incapable de construire des formes sociales, ou socio-politiques, ou socio-culturelles, cela m'ennuie, à la limite m'est ennemi. Il existe peut-être une opposition au moins tendancielle entre un pôle politique et un pôle esthétique, et je serais plutôt situé vers ce dernier, à moins que ma non-action politique puisse être aussi considérée politiquement comme une possible, légitime réponse politique. Je peux encore penser que l'action d'un acteur politique (militant, homme dit politique, etc) est son esthétique ou inclut plus ou moins d'esthétique. Inversement, mon art serait toute ma politique. Un tel point de vue se rapproche parfois de la réalité sociale concrète telle quelle, dans l'approximation globale de ses pratiques... À moins qu'on veuille y voir un jeu de métaphores propres à dédouaner les belles solitudes indigentes (aux yeux des héros de l'action sociale ?). Acculé à mon égoïsme, me reste la culpabilité ou ce défi à la mesure d'une accusation: faites mes oeuvres, je ferai votre politique.
Dans un monde culturel, celui qui ne lit pas devient vulnérable et victime, comme un homme désarmé dans un monde en guerre totale. Si je renonçais à lire, je renoncerais aussi à me défendre. Et j'éprouve cette tentation, tentation désespérée car comment échapper à l'impératif culturel, à la terreur de l'information? Terreur qui n'existe peut-être pas pour l'illettré, ou le praticien qui travaille dans l'information comme autrefois n'importe qui le blé, la maçonnerie ou l'imprimerie... (Terreur de privilégié dégoûté?) J'ignore ce qu'est l'Histoire, mais la pire me semble engagée, culpabilité et hagiographie du futur.

Dans un premier temps, on pourrait opposer l'obsession (le « fantasme », la zone d'intérêt, etc) à l'information, comme le subjectif incommunicable à la communication dans tous ses circuits et manifestations. L'obsédé pathologique ne fait qu'un avec son obession, il est concrètement un signe, il n'invente rien. L'obsédé inventif fait passer l'obsession à l'information, ainsi il se socialise, à travers un texte ou une forme symbolique qu'il peut signer. De toute façon, l'obsession peut toujours s'auto-détruire, c'est le tigre guetté par le cancer. Tout cela est un peu vague, et dramatique.

Mon but est indiscernablement inventif et hédoniste, mon information reste constamment minimale, j'oublie à peu près tout ce que je lis très mal, un peu comme une bête traquée dont on peut dire qu'elle connaît la forêt (au moment où elle s'embusque à tel moment dans tel buisson), non parce qu'elle se souvient des forêts et de tous les kilomètres parcourus depuis mettons cinq ans mais justement parce qu'elle ne se souvient de rien, que toute sa mémoire est réduite à l'inquiétude momentanée de son regard, que son intelligence ne fait qu'un avec sa tension, son arrêt, et l'orientation qui VA être prise, peut-être de façon erronée. Peut-être la mort. Par un défaut de connaissance. Parce qu'une information plus grande est rencontrée (meilleurs chasseurs, meilleures armes, plus grand nombre — le nombre étant la forme la plus stupide de l'information, qu'il est parfois stupide de ne pas appréhender; par exemple, je trouve un peu trop facile de voir dans les survivalistes américains des crétins absolus, au moins ont-il l'intelligence de leur stupidité, ce qui se conteste également).

Tout métier d'information, dont le professeur d'histoire pourrait constituer le paradigme, repose sur la communication de l'information. À la limite, connaître et faire connaître relèverait d'une même problématique et d'une même pratique. En ce qui me concerne, non exemplairement, ma lecture est plutôt d'effleurement (comme la bête dans la forêt) et de quelques grignotages. Non seulement je ne retiens rien (ma mémoire est une passoire — celle des chercheurs d'or ?) mais je ne cherche pas non plus vraiment à assimiler (parfois si, quand je rencontre une approche neuve ou inconnue de moi, ou surprenante, une manière de voir avec laquelle il faudra compter), il s'agit de nourrir ma nébuleuse, et même à peine, modifier la polarisation.
Je
lis très lentement, parfois très difficilement. Beaucoup de choses à lire, donc beaucoup de choses à ne pas lire. L'invention suppose peut-être parfois beaucoup d'ignorance, dans un univers surinformé on finit par s'embarrasser soi-même. Il y a donc un pari, un jeu avec le temps, donc avec la mort. On sait qu'elle gagnera à la fin, mais il faut faire comme si on pouvait la taire jusqu'au bout. En histoire elle a toujours eu le beau rôle.
Où, comment, stocker toute l'information. Mythe et réalité d'une information étouffant la possibilité même de s'informer. Voire l'intelligence.
Guerre qui, sans cesser d'être brutalement physique, devient informative. Guerre noétique intérieure: nouveaux moyens d'information qui sont des moyens de traitement et de filtrage. (Banques de données.) Ici, le plus pertinent des «historiens» pourrait être l'un des moins vérifiables. Je pense par ex. à Jean Baudrillard.