Revue Impasses 9/10 - 1978
transcription C. de Trogoff, révision L.L. de Mars

APRÈS CINQ QUESTIONS

de Jean-Marie Le Sidaner

A.B.

C'ÉTAIT A MÉGARA - Jack Fridici est à la fois dédicataire (réel, référent, vivant) et personnage. Homonymie sans aucun rapport, du moins apparent.

TOIL, DE L'ESPIONNAGE EN LITTERATURE, LE GRAND PAON EST MORT (faux best-seller inédit impubliable = BS I), BS II (version définitive de BS I, dont je réserve encore le titre) — A.B., Alan Boer, Alain Bohr, Allan Boerr (et peut-être maintenant une rature : du noir), vieil ami et fantasme, figure rapportée et inrapportable dont le trop connu finit par masquer l'étrange alors que l'étrange n'est que l'ici dans son ailleurs (ou l'inverse), A.B. en chair et en os et en fiction, une manière ou des manières d'apparaître, de mélanger les teintes, vie et leurre, puisqu'on n'aura jamais le tableau, bien qu'on puisse se promener dans la rue, se voir de proche en loin, et — plus rarement — manger ensemble.

Valéry : « Toute vue des choses qui n'est pas étrange est fausse. »

Freud : « Cependant le texte, tel qu'il nous est parvenu, nous en dit assez sur ses propres avatars : on y retrouve les traces de deux traitements diamétralement opposés. D'une part les remanieurs ont altéré, amplifié et même retourné en son contraire, le texte suivant leurs secrètes tendances; d'autre part, une piété déférente l'a préservé, a cherché à tout garder en l'état où elle l'avait trouvé, que les détails concordassent ou se détruisissent mutuellement. C'est ainsi qu'on trouve partout d'évidentes lacunes, de gênantes répétitions, des contradictions patentes, les vestiges de faits dont on n'aurait pas souhaité qu'ils fussent révélés. La déformation d'un texte se rapproche, à un certain point de vue, d'un meurtre. La difficulté ne réside pas dans la perpétration du crime mais dans la dissimulation de ses traces. »

Crébillon : « Corneille a brillé dans le grand, Racine dans le tendre, je n'avais plus que l'horrible à choisir. »

Terribles questions imbriquées de la concurrence, du mimétisme, du lieu commun, d'autant plus qu'on arrive à désirer ce qui détruira, à entrer en concurrence avec soi-même. Si on ne les pressent pas un peu, on se construit sans cesse des alibis, on finit par vivre sous pseudonyme. Quant à l'importance, il faut la laisser aux importants.

BS I — Je parle de l'Egypte, où je n'ai jamais mis les pieds. J'aurais voulu une préface d'A.B., qui aurait consisté uniquement dans le récit de son véridique séjour au Caire. On voit le paradoxe. Mais jusqu'à quel point le VQ des autres doit-il en imposer? Il n'est pas impossible que, sans bouger, je dispose d'une meilleure information (plus congruente) sur la « situation égyptienne » (ce serait à prouver). De toute façon, nos savoirs & expériences ne sont pas rapportables. Etiemble, Barthes, Butor, Leiris, Lévi-Strauss, Jaulin, Gauguin, Ségalen, maints voyageurs de tout peuple et de tout temps, ont écrit sur le voyage et ses limites.

En 64, je suis allé à Oran. Quelques pages d'impressions sur cette ville paraîtront en revue. Exactement ces mêmes pages (modification : un prénom substitué à une initiale) s'intégraient dans BS I. En fait, il ne s'agissait pas de deux fonctionnements différents (ici biographique, là romanesque), ni à proprement parler d'un même texte, mais, à partir de ce que j'avais écrit d'un moment à un autre moment, d'une multiplicité de fonctionnements possibles (ce qui m'intéresse davantage qu'un texte polyphonique ou pluriel — quand on polyphone, c'est qu'on ne peut faire autrement, c'est l'urgence avec sa solution), un fictionnement.

Je pars presque toujours et presque entièrement (presque) du lexique. A partir de là, quelque chose se met à marcher, ou pas. La grammaire, elle est toujours à inventer — contre l'école universelle. Contre personne.


ADULTERATION

Fonctionnaire marié, je pratique l'adultération, art ou vq. Intensités fonctionnaires de ma peinture (Pourtraitures, 1975).

La « tentation totalitaire» , tout le monde connaît. Par ex. cette terrifiante-désirable image d'une fourmilière dont se renouvelleraient non seulement les éléments mais les éléments intérieurs de ces éléments : quel sens ou quelle importance aurait encore la hiérarchie ? Et le dessin apparent demeurerait intact... Rêverie de l'innocent.

Angoisse politique constante et sans issue. Mettre ma « pratique - dans un « sens moteur » (peu importe l'absurdité démocrate) n'est pas une seconde envisageable. J'ignore si j'ai envie de « vivre » quelque chose avec quelqu'un. Toutes les formes de collaboration (labourage-collage), intellectuelles ou sexuelles, me semblent dégradantes. Je suis avec quand je peux être à côté. Ou c'est la rencontre, non coïncidente ou perpendiculaire mais à 45... ou 225° (ni le droit ni le cercle — comme ça aucun problème de quadrature).

J'écris, donc je suis écrivain. Sentiment d'être n'importe quoi plutôt qu'écrivain. Évidemment, je réagis souvent, même violemment, en (pas « en tant que ») écrivain. Je ne suis pas facteur, ou dentiste. Je ne sais rien faire d'autre que ce que je fais, et j'ignore partiellement ce que je fais ou suis en train de faire. Je me trompe régulièrement sur la valeur ou la force du produit. Je marche au mouvement et au bougé, à l'épuisement et au choc, intérieur et extérieur. Ce n'est pas une position. Parfois c'est nul, ou trop beau — il ne faut pas avoir peur du trop-beau. Mes pentes vont plus vite que moi. Je ne réclame même pas le droit de me contredire, mes contradictions sont suffisantes. Je n'ai qu'un handicap pratique, la difficulté de publier quand je le veux. Le reste, tant que je peux paraître, est dépourvu d'intérêt. Ce qu'on peut écrire sur moi ou en penser est secondaire, je ne lis pas forcément les articles (la presse philosophico-littéraire est une bouillie et je ne suis plus abonné à l'Argus de la Presse depuis cinq ou six ans). Par ailleurs, je n'ai rien contre la critique sérieuse, et ne suis pas un contempteur opiniâtre du commerce des œuvres.


CITATION

(v. ordre, mérite)

Je les ai toujours trouvées après.

Quand la minorité dominante était intertextuelle, je pratiquais des sortes d'anticitations, des non-citations ou citations faibles : bouts de phrases d'auteurs (par ex. Alleg) ou de journaux (par ex. Le Monde) les moins marquées, les plus « insignifiantes », les plus anonymes. J'ai toujours ressenti avec violence combien le fragment le plus neutre pouvait être essentiel et décisif.

Semence et matière d'une A-Garde mâle coulaient déjà à gros bouillons que sans-le-savoir mon écriture devenait minimale (à un moment où je n'étais pas le seul à ignorer le terme). Ainsi Gommages, ou « épigrammes plats » (« effaçades »). A l'opposé, La langue slave est un collage hot (maximal, si on veut).

La pensée française persiste à se vouloir démystifiante. Elle en vient à caviarder les vivants par la conjuration professionnelle de maléfices rhétoriques aussi réels que prétendus. Car la difficulté est dans le aussi. Rien de plus aristocratique que la chasse aux lieux communs. Les stéréotypes, si on n'en veut plus, si on ne s'en sert pas (?), il faut inventer une langue. Une autre. Pas facile. Car c'est en même temps une autre vie.

Je rentabilise mal mes exploits, entre mes mains les choses pourrissent vite. Lorsqu'on me regarde je n'y suis plus.

Par ex., exposer est d'un ennui monstre. Il faut transiter par des gens bornés, faire des colis, prévoir, prendre le train quand on n'en a pas envie, etc. Alors je n'expose pas, j'évite les turpitudes.

Sans l'intelligence de Nicole Ronse, jamais mon exposition (réussie) au Théâtre Oblique n'aurait pu se réaliser.


DORA

Progressistes & poètes s'indignent : les satellites artificiels, perle de la science avancée, naquirent dans le plus abominable KL nazi, Dora. A Dora, un certain Murgia n'avait qu'une seule préoccupation : ne rien faire. Pendant six mois il réussit à ne pas travailler. Le matin, il partait avec les commandos et, à l'endroit où la file montante croisait la file descendante, il changeait de file et revenait dormir sur sa paillasse. Quand Murgia accomplissait cet exploit, Breton & Lévi-Strauss avait quitté l'Europe sur un même bateau. Dedans ou dehors, au cœur ou en marge du désastre, on émigre.

Cris des espèces animales disparues... Aucun enregistrement du bruit le plus violent que l'on connaissance dans l'histoire, l'explosion du Krakatoa les 26 et 28 août 1883. On l'entendit à environ 5 000 km. Existe-t-il encore un homme vivant pour s'en souvenir? Quant à la clameur des Perses défaits sur l'eau... La C.D.U. indexerait ainsi la bataille navale de Salamine : 355.49 (38 Salamine) « — 0480 ».

Un thon de Yaizu fit crépiter le compteur Geiger à deux mille coups par minute. L'image presque audible de ces bêtes contaminées par les retombées atomiques sur Bikini (cette fois expérience japonaise) émeut autant que toutes les guerres réunies. Le thon de Yaizu faisait tellement de bruit que des témoins s'écrièrent : les poissons pleurent !

(Que j'écrive De l'espionnage en littérature ou dix pages sur une rature chez Balzac, je change peut-être de vitesse mais je ne suis pas un autre. Tout au plus l'adaptation d'un véhicule au terrain, qui peut également céder. Amphibole pour amphibie. Ferenczi parle d'amphimixie, de façon invérifiable — mais il hallucine avec une telle poétique intelligence.)

Certes, Murgia n'est ni aventurier ni inventeur, ce n'est pas a priori avec des gens comme ça que s'esquissèrent des réseaux de résistance à l'intérieur même des camps. A Dora se reconstituaient, infra-&-internationalement, les plus abjectes rivalités politiques et nationales. À Dora, envisageant la défaite possible du IIIe Reich, des nazis étudiaient un moyen possible de passer de l'autre côté sans dommage, éventuellement, et ils ne cherchaient pas systématiquement à casser un noyau anti-nazi interne utile aux bons offices. Ils voyaient juste dans l'ensemble, puisque que ceux des précieux nazis qui ne furent pas littéralement enlevés — à moins d'être volontaires — purent négocier leur vie par le troc d'un bout de plan ou d'une pièce mécanique cachée à temps sous du rocher.

M'intéresse cette double file, les deux mouvements inverses, et Je changement de file d'une unité solitaire, l'aspect brownien et dissipatif. Ce moment où la survie, moment gris et dégradé de la vie, redevient comme plus puissant que la vie même. Parce qu'à Dora et ailleurs, il fallait d'abord ne pas mourir.

Léon Poliakov, dans Auschwitz, cite Hannah Arendt : « Dans le Troisième Reich, le mal avait perdu l'attribut par lequel d'ordinaire on le reconnaît : celui de la tentation. Beaucoup d'AlIemands et beaucoup de nazis, probablement leur grande majorité, doivent avoir connu la tentation de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser vouer leurs voisins à leur tragique destin ( ), et de ne pas devenir complices de ces crimes en en tirant profit. Dieu sait qu'ils avaient appris en fin de compte à résister à la tentation. »

En échappant au travail forcé, Murgia se désolidarise en même temps de ses compagnons de malheur, le changement de file implique une double désertion. Tentation infiniment trouble et infiniment pure, plus redoutable que le passage à l'ennemi... L'art capte et infléchit des ondes, il filtre et rediffuse, parfois saute d'une file à l'autre.

Je dédie ce texte à Murgia.

 


ENTRE & MÉTIS

Anne Franck ignorait que sa destinatrice imaginaire serait l'Occident post-nazi. Notre nom est Kitty, nom de jeune ou petite fille, d'homosexuel ou de chat. Anne plusieurs fois traquée, comme juive-enfant intelligente-fille d'une stupide famille juive hollandaise.

Le peuple juif figure ce principe déchet/reste errant dans l'Histoire mondiale, le principe inutile et scandaleux qui ne doit pas, ne sait et ne peut advenir, et qui le veut vainement. Le et/ou en un peuple qui dérive avec le lien, religion en fuite d'un sol nomade, exclusion-élection désirée-abhorrée, état menaçant-menacé, autre dés autres, pourchassé par son propre choix non choisi, qui oscille maintenant entre l'arbitraire absolu et la survie absolue. Théorème-poème, paradoxe vivant aspiré par le dogme, le Juif est l'aberrant. Et personne ne peut dire : il ne fallait pas que le principe advienne. A moins de projeter une vie idéale sur une histoire parfaitement dialectique, de croire à une possibilité dialectique de l'existence qui n'induit pas la volonté de l'imposer. Bien qu'un Juif puisse torturer comme n'importe qui, il est absurde ou faux de dire que les victimes d'hier sont les bourreaux d'aujourd'hui, mais il est probable qu'un certain judaïsme provoque un certain nazisme. Dialectique primate, dont les non-primaires ont à tenir compte s'ils ne tiennent pas à ce que leur éthique libératrice ne soit au fond qu'un métafascisme distingué.

Aveuglement des Juifs et des Autres, axiomatique pathétique d'un cercle peu déformable, le plus obscur. Réduire le fait juif à la barbarie d'un sionisme abstrait, c'est refuser de voir la monstruosité historique mondiale qui est la monstruosité même des individus. Le Juif, c'est ce qu'il faudrait éliminer des cerveaux (opération mentale pas du tout exclue de l'avenir, figurée-réalisée oar les KL à travers les corps) pour obtenir une solution intégralement démocratique dans ses effets.

Les Juifs du Lévitique et du Deutéronome condamnent l'hybridation et le mélange des fibres, le port du tissu mixte. L'agriculture israélienne moderne pratique l'hybridation. Que reste-t-il du sionisme lorsque des Israéliens, de nouveau, se diasporisent vers les États-Unis ? Boucle bouclée sur 2 000 ans ? Le Juif est désormais une sorte de parabole à la Borgès qui enflamme le Moyen-Orient dans la cruauté du jour, guerre de l'oubli et du sang.

Interrogé avant l'élection de Jimmy Carter, un Noir des E.U. explique qu'au Nord la promotion sociale des Noirs cache le pire racisme alors qu'au Sud où les Blancs affichent leur racisme, la situation est plus franche ou plus claire, plus vivable. Le Sud blanc cohabite depuis longtemps avec les Noirs : il sait qu'il doit coexister.

Et & ou ne sont pas réellement des articulations logiques, n'importe quel et OU ou est une péréquation et/ou, fable de l'ineffable principe non homologue déchet/reste. Céline pouvait écrire avec des graphies différentes un même mot dans une même page. Ainsi, dans une même page où et & ou reviennent x ou y fois, il n'est pas certain, malgré la Logique, qu'il s'agisse, malgré l'orthographe, des mêmes et ou ou. Car ces mots les plus logiques sont en même temps les plus pathétiques, ces effecteurs sociaux de l'universel sont les embrayeurs sensitifs les plus inrapportablement individuels. Et il n'est pas d'autre logique que la logique mathématique, même si elle prétendait elle-même devenir, même si elle devenait vraiment non logique, car toute logique implique et appelle l'utilisa­tion. Qui a peur de la logique ? On revient à l'État, et aux bouts d'assiettes. Noter encore l'hétérogénéité du classème et du classifié. On dit qu'il n'y a pas de concept de la Science. Un concept du Mot existe encore moins. Quant à parler ensuite des noms et des verbes...

Style des encarts publicitaires pour best-sellers français : « Entre la réalité et le rêve », etc. Ailleurs, entre l'homme et la femme, l'enfant et l'institution, la vie et la mort, le blanc et l'indien, etc. Il faut bien analyser, bien qu'il n'y ait pas d'entre. Entre = ce qui bouge en faisant bouger, désir, violence, folie,

bêtise, danse, injuste, quotidien, ignoble, etc., l'être & le devenir, le mot & la chose, l'espèce & les termes, à côté & avec, les lieux & le milieu, le bord & le centre. Certes, un révolutionnaire ne tirera pas grand-chose de telles futilités.


ERRATUM

TOIL, p. 276, I. 26, lire proThétique et non pas proPhétique.

L'erreur provient de l'imprimeur, erreur qui ne me déplaît pas dans la mesure où intervient ce bas de cache & jeu de casse qui actionne quelques chicanes de Compact, du gag à la terreur. Passage Maurice Roche.


EXERGUE

(L'énigme de Kaspar Häuser, adapt. Werner Herzog)

« ... Il y a encore une histoire... de la caravane et du désert, mais je ne sais que le début. (...) La caravane s'arrête à présent car quelques-uns croient qu'ils se sont égarés, ... car ils voient des montagnes devant eux. La boussole peut leur dire comment continuer. Alors le guide aveugle prend une poignée de sable, tourne sa face au soleil, et le goûte comme si c'était à manger. « Fils, dit l'aveugle... vous faites erreur. Ce qui est devant nous, ce ne sont pas des montagnes, ce n'est que votre imagination. Nous continuons vers le nord. » Et alors ils continuent sans discuter et ils atteignent la ville au nord et c'est :à que se déroule l'histoire. Mais l'histoire proprement dite dans cette ville je ne la sais pas. »


EXPLOIT, EXPLOITATION

« qui sabotait son métier — entre l'exploitation et l'exploit » (Toil).

L'art ne sert à rien mais la technique non plus. Au départ, une invention est un exploit, pour son auteur comme pour le badaud. Ensuite on passe à l'exploitation, qui doit (urgence) repasser à l'exploit, toujours solitaire (et à plusieurs). La pensée totalitaire invoque l'exploit collectif, elle entretient l'exploitation, pour son propre exploit, par le sentiment de l'exploit. Faire que la reproduction ne soit, à la limite, que la ruse d'éros. Sans haine de la répétition (par ex., rien de plus agréable, de bon en soi, que de boire son café chaque matin, même si ailleurs on boirait autre chose à une autre heure).


FINNEGAN, THURSDAY

Finnegan's wake is capitalism's wake. Dissolution, écho, contamination, bouture, révélation (photo), hybridation, cosmopolitisme autant qu'angoisse d'une langue multiple, de la traduction et du machinal, du terme et des dérives, politique comme mémoire, arrêt impossible, passion de l'électron et du courant.

Chesterton ne s'abandonne pas aux vagues mais au mystère. On dira plutôt à l'énigme, afin d'athéiser (c'est possible). Avec Chesterton, l'ordre passe au désordre et vice-versa, sans fascination pour le micro-scopique et la ruine. Chesterton n'est pas l'homme du wake mais rivage awake. Les termes se renversent, les bords changent, on soupçonne qu'il est difficile d'être d'un seul bord, à moins de suivre, de faire justice, State's wake.

Finnegan ne se lit pas sans Thursday. Double wake, seul risqué. Et encore seul wake.


HOLOGRAMME & BOUTS D'ASSIETTE

Prenez un arc de cercle, un bout d'assiette ramassé dans des fouilles ou une décharge publique. Vous tracez deux cordes, puis les bissectrices de ces cordes : à l'intersection des deux bissectrices se trouve le centre.

Nous sommes un peu à Pompéi, ou sur la décharge. Bouts d'assiettes, c'est toujours déjà plus ou moins la même soupe où on vient cracher et lapper, la même assiette du dégueulis commun. Il faut s'emplir et se vider de temps en temps l'estomac un bon coup, on ne passe pas son temps à vomir. Plutôt manger peu et durement, délectablement.

L'hologramme, c'est autre chose. D'abord, nulle ambition fétide de l'avoir en entier, comme l'assiette. On dira qu'il y a toutes sortes d'assiettes, des ovales et même des carrées, etc., avec beaucoup de dessins, et parfois même pas de dessin. Le fruste n'est pas ennemi du design. L'hologramme trahit les cercles, aucun arc n'est rapportable, pas de centre, pas de marge non plus, pas d'avenir opposable à la mémoire, de magie à la technologie, d'E.U. laboratoire du monde à l'Ancienne Egypte et aux Tarahumaras.

Figure éponyme d'un combat douteux: Hologrammes contre bouts d'assiettes.

Gide, concernant Flaubert : « Par horreur de la réalité quotidienne, il s'est épris surtout ici de ce qui en différait. Croit-il vraiment avec Théophraste que les escarboucles soient formées de l'urine des lynx? Certes non! mais il se réjouit de ce qu'un texte de Théophraste l'autorise à feindre d'y croire; et ainsi du reste. »

Baudelaire, Préface des Fleurs : « et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit ».

Alleg, La Question (dans la bouche du Capitaine Faulques) : « Tu vas t'enlever cet air insolent que tu as sur la gueule ? »

Pierre Goldman, Souvenirs obscurs, etc. : « Pour écrire ce texte, j'ai dû surmonter le dégoût d'écrire. J'ai dû surmonter le dégoût de cette affaire : le dégoût qu'il y soit encore publiquement question de moi. »

 

INÉDIT

Jean Paulhan aurait aimé qu'on imprime les manuscrits refusés sur papier bible, j'admire cette préoccupation. Plus coton, ou moins flic, que l'opposition privé/public, censure/auto-censure, écriture/best-seller ou brouillon/définitif, non pas plus réel mais plus urgent.

En 1970 le Mercure de France acceptait de publier La machinerie B-Dufays, un texte assez littéraire. Début 71 je me ravisai, on ne devait pas publier ce livre. Je réécrivis le texte qui s'intitula West-End, refusé (sans doute à raison) deux fois. Il fut très important pour moi d'être publié, ma grande chance fut ensuite de ne plus pouvoir l'être.

Récemment j'ai retiré un texte à paraître que Jean-Luc Parant devait illustrer. J.-L P. insista pour que, en dépit de sa nullité, le texte paraisse quand même. Il paraîtra, muni d'un échange de lettres, sous le même titre qui apparaît rétrospectivement justifié, Dépenses en appareillage.

Entre le publiable impublié et l'impubliable publié, les brouillons circulant entre trois ou quatre personnes, entre l'édit et l'inédit, la publicité et les correspondances, on s'y retrouve mal. Entre les pédagogues mondains et la spécialisation dans l'audace, il n'y a place que pour des suspects, dans tous les régimes, présents ou à venir. Je vis ne savoir démarquer les devenirs des répétitions. Pour moi il n'y a pas d'entre, je suis BIOLOGIQUEMENT à la frontière de toutes les eaux (et par mon origine sociale j'ai un pied dans « deux » camps : mon père est chauffeur de car, et je ne suis pas un intellectuel — l'idée d'être un intellectuel me dégoûte autant que la critique exercée à l'encontre des intellectuels), donc pas de solution politique qui soit en même temps une solution physique. Donc, je vis un peu malade. Comme pas mal, plus ou moins.


MARCHER

Nombreuses sont les fois où l'on m'a pris pour une femme, un homosexuel , un vietnamien, un arabe (au restaurant universitaire sans self-service « sans porc ? »). Je n'ai jamais été très sûr de mon identité, voire de mon sexe.

Je « cutterise » des livres parce que je lis mal. Je lisais mal parce que je ne savais pas marcher (le fait que mes apophyses vertébrales soient de différentes longueurs est sans incidence — et ne se remarque pas)? Biblophobie et agoraphobie, peut-être. L'après-midi, je ne fais rien, je marche, quand je ne suis pas obligé de travailler.

La marche c'est comme le visage, ça se fabrique, une voix aussi. Rien n'est naturel. Il faut composer sa respiration avec le stéréotype. Il y a toutes sortes de marches qui vous classent. Il y eut une période de ma vie où je ne savais plus du tout marcher. Comment tenir la tête, ne pas trop remuer les fesses, ne pas être faussement naturel, comment supprimer son corps, trouver le rythme et l'allure, le rythme et le signe, l'existence et l'invisible, bras ballants ou mains dans les poches, combien de mains et quelle poche, pas de quelle longueur? Ne pas accabler systématiquement les gens qui imitent les acteurs de cinéma (par ex.), parce qu'on imite toujours un bout de quelque chose de toute façon, du moins au départ. D'ailleurs, ceux qui imitent, qu'est-ce qu'ils imitent, et imitent-ils réellement? Le stéréotype n'est-il pas adopté par humilité (parfois) et pour avoir les coudées franches (dans un sens faste ou néfaste) ? Il y a un terrible humour dans la stéréotypie, du seul fait que la copie n'est jamais conforme. Humour différent de cet espèce d'humour ironique à la française, dédramatisant mais également stérilisant et surtout dissuasif : toujours la terreur dans les lettres, passée dans la politique (ou c'est la même). Le gag est plus imparable que la critique. Le sourire plus fort que le rire.

J'imagine un futur somptueux en auto-mutilations, un déplacement du crédible et de l'atroce. Pas mal d'analyses en sont vétustes. On ne pourra non plus encore très longtemps contrefaire la maladresse.


MARQUES D'IMAGE

Ne pas s'acharner à renouveler. On ne fait rien, ou on se sert du déchet comme de « briques ». Il arrive que les ratés de la grammaire rameutent du lexique en défaisant des termes. Ce serait tellement bien pour la galerie si j'étais l'homme-au-cutter.

C'est une chose de ne savoir dire, c'en est une autre d'en appeler au non-savoir. Je ne suis pas le représentant de mes affects, j'ignore même si j'ai des affects. Mes défections sont davantage en proportion de mon inaptitude que de mes refus. Ceux qui vont de l'Avant, comme le patronat, n'aiment guère l'absentéisme.

Ce qui me frappe, c'est que je ne suis pas la même personne à 6 heures, à 15 heures et à 21 heures. Des gouffres. Certains ne travaillent bien que la nuit. Disproportions des travaux et des sommeils, des rires et des fatigues. Toute réflexion politique un peu sérieuse doit partir de là. Quant au totalitarisme, on se fait aussi beaucoup d'idées et de peurs, autant qu'avec la liberté, la santé et la folie. Je ne médiatise rien parce que je suis intermédiaire, un primaire égaré dans les livres, en porte-à-faux sur plusieurs milieux, sans langue propre. La folie ressemble au gouffre italien qu'évoque un journaliste, l'Italie ne serait pas au bord mais dedans.

Je ne recherche rien, je ne dissocie rien, je vais très mal un jour sur cinq. C'est très fort ou très terne, autrement une espèce de... passion grise qui ne donne pas l'aval à l'ennui ou au trivial. L'histoire qui brille biologiquement — ou la biologie qui brille historiquement — dans la minute. On ne vit pas pour des moments de gris parfaits, de toute manière.

Quelque chose est particulièrement haïssable : la pression culturelle, étatique ou minoritaire (à moins que celle-ci ne se revendique pour elle-même).

C'est par un geste personnel et politique, exemplaire et loyal, qu'Aragon lègue ses archives au CNRS. Néanmoins un tel legs est nécessairement ambigu : possibilité d'une relation productive ludique entre les mémoires, d'une vérité sociale plus proche des désirs, d'intervention symbolique dans le présent quotidien-politique, de passages vivants entre les « corps » et les « institutions », mais possibilité qui se paie du risque d'une collusion entre littérature et légalité, pulsion et herméneutique, l'aventure et l'État.

Explorer les originaux, les manuscrits, les brouillons, les exhiber avec surcharges et ratures, le culte de l'œuvre ne s'en relèvera pas. Cependant, l'écriture manuscrite tirée en offset ramène la répétition, et un fétichisme des traces. En ses vertigineux vestiges l'archéologie mime la perte des révolutions. Tandis que la typo mécanique et électronique, prodigieusement prolifique et diverse (voir les catalogues Letraset et Mecanorma). inventive et combineuse, enserre l'intime flaccide dans la beauté du type : le métal impeccable organise les plus fines turbulences. Car si tout est trace, dérive, remou, graffiti, empreintes, il n'y a plus finalement ni sable ni courant, mais l'ombre rapace de lois planant sur la mer, les plages. Mais on ne peut rien conclure, tout est dans l'urgence d'une disposition arrêtée.

Baudelaire (Mon cœur mis à nu) : « Grand style (rien de plus beau que le lieu commun). Commence d'abord, et puis sers-toi de la logique et de l'analyse N'importe quelle hypothèse veut sa conclusion. »

Gide (Les Caves du Vatican) : « Vous ne m'entendez pas : Dans la vie, on se corrige, à ce qu'on dit, on s'améliore; on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est le droit de retouche qui fait de l'écriture une chose si grise et si... (il n'acheva pas). Oui; c'est là ce qui me paraît si beau dans la vie; c'est qu'il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue. »


MATIÈRES

Je pense à une maison où les matières fécales circuleraient dans des tubes de verre transparents, dans la salle de séjour ou en tout cas dans la bibliothèque, pour l'ornement et la méditation. Mais, cette merde, est-ce qu'on pourrait réellement la VOIR ? J'en doute. La volonté de transparence est une parodie tristement involontaire d'une impossible politique métisse : déchet ou lumière, on est mélangé, on ne sait comment doser un mélange.

Au centre Beaubourg, j'ai fait quelques pas de plain-pied, en curieux sympathiquement neutre. Ma visite a duré dix minutes. Je me suis engagé sur l'escalier mécanique pour l'exposition Duchamp. Au premier palier, je suis redescendu. Dans ce tube en matière plastique puant, de volume médiocre, je manquais d'air. Tout le monde n'a pas la vocation fécale. Ou le cinquième est trop haut pour moi.

D'un point de vue monumental non pertinent ici, je préfère de beaucoup le fort de la Pompelle. C'est après la Libération que surgirent les prisunics dans les villes de sous-préfectures. Ces magasins me fascinaient, comme tout les gens des petites villes et de la campagne. Avant la visite à Orly et les premières autoroutes. Depuis, en France, rien ne m'a surpris, sauf Nice ; par rapport à Metz ou Paris, c'est déjà le Moyen-Orient.

La C.D.U. note 597.555 - 116.6: 591.523 (261.62): 591.561 la Migration des anguilles vers leur lieu de frai dans la Mer des Sargasses.

(Classification Décimale Universelle. Ne pas lire Christlich-Demokratische Union.)

(un procédé d'intimidation

qui

de plus

réussit à faire drôle) Moa-Kin Li-Kö :

Wittgenstein & Tarzan Marx & Ouest-France Libé & Maître Eckhart Les formalistes russes & Détective Fantômas & Dedekind Samir Amin & Idi Amin L'avenir & les panneaux routiers Le Journal Officiel & le Popol Vuh Gérard de Villiers & Thucydide Georges Ohnet & René Thom L'indice des prix & moi-même etc.


MUSIQUE

Tomber d'un seul côté, non pour gagner mais perdre des termes, il ne faut pas résister. Il y avait dans Textruction un considérable fumet dialectique. Contrôler l'excès, les « effets » toujours si diaboliques, rendre en somme la dépense productive. Intéressant d'ailleurs fut ce moment capital. Entre Supports/Surfaces (à qui on empruntait très métaphoriquement la toile) et Beaubourg, nous n'eûmes pas le temps d'être plusieurs. (Quand la conjecture arrange les corps en instable conjonction stellaire, on tire la force, on est plusieurs). J'ai basculé totalement dans la peinture. Il faut faire ce qu'on a envie de faire, sans s'occuper du reste. Peut-être une question morale. Au lieu de s'ingénier à tenir tous les bouts dans une même main, prendre les devants des hystéries culturelles codées, couler à pic.

L'homologation assigne au contrat comme à la parole, et le silence n'est le plus souvent qu'un savoir se taire. Si tant de droits (à la contradiction, à la paresse, à la connerie, etc.) n'étaient déjà invoqués, j'exigerais le droit au mutisme. Tout le monde finit par se retrouver au bureau des réclamations, parfois à l'auto-sabotage. Je ne lis pas forcément ce qu'on écrit sur moi, même quand on m'avertit. Bien que je n'aie à peu près rien à dire, j'apprécie les gens qui parlent d'autre chose qu'art & littérature, ou bien qui en traitent ordinairement. Je ne suis pas non plus obligatoirement intéressé par mes produits. D'ailleurs, les livres, la peinture, etc., sont des pièges, heureux ou désastreux. Ne pas rester sous le charme. Mais encore plutôt l'art que le pâté. Mi-ange mi-boucher, milan mi-crémier, mi-psy, mi-arabe, mi-cynocéphale mi-Alice, le melting-pot mi-anti. Sans compter les anti-anti. Un écrivain écrit sa solitude, pas des livres pour ses contemporains. C'est pour ça qu'il est parfois plus contemporain qu'eux.

Les pires Blancs accueillirent les pires Noirs dans leur lit par la bande-son des films, la télé et la radio. La musique est métisse. On n'entend pas de musique arabe sur Europe 1. Parce que « l' État giscardien » l'a défendu? Pourquoi le Maghrébin inspire-t-il davantage la peur que le nègre? A cause de l'histoire coloniale française ? A cause de Banania ? Sujets tabous. Au moment où la musique pop libérait le corps provincial en abrutissant les têtes par une amplification forcenée, j'écoutais Ray Barretto sous le mépris tranchant de regards jeunes. Le typique, ce jazz métisse latino-américain assimilé en France aux ringardises d'avant et d'après-guerre, ignoré des vrais-amateurs de bon-jazz, n'attendait que la fête de Politique-Hebdo pour repasser politiquement de Paris en province. Grâce à Pinochet la jeune France conscientisée aima le Brésil. La musique n'a pas de frontière.

J'ai toujours aimé l'afro-cubain. Salsa et reggae n'eurent pas à me surprendre au bain.


L'insupp. & l'amusement : « Il n'y a qu'un amas de neutrinos humoresques, emmenant l'espace ustensilaire, émonde du monde, émeut et émeute, gag dégagé, gâtisme galaxique gagne-pain du vaste dégât, refus meurtrier du travail, support en débilité guerroyeuse. Pas différence productrice mais indifférence surprise. Pas répétition mais inanition. Telles sont les boules, telle est la facture. (...) »

Artaud : « Et il y a dans mon neutre un massacre » (1974-75).

Excrément et semence mâle allégorisent le destin social, les menstrues confondent cette antique production. Menstruer évite aux femmes de faire du déchet une affaire d'État, tandis que l'homme vaque aux grandes occupations. L'homme qui joue à l'homme n'émet qu'un excrément blanc. Que la femme se prenne pour une femme, elle ne s'en aperçoit même plus. Men's true devient truffe d'une truie. Vieux enfants soudain effrayés d'un temps immature, déjà trop jeune. Mes envies d'écrire comme celles (?) des femmes enceintes, ou l'envie de partir en avion ou en bicyclette. Loin des monopoles de la fissure, le trou à la place de la présence. Alors, on peut de nouveau écrire des alexandrins, sans raison. Pour un temps encore je défaille aux gris des photocopieuses.


PAGE

Si j'étais marin je serais peut-être tatoué, mais je suis licencié ès-lettres (modernes) et ne m'acclimate qu'entre les pôles et l'équateur, ni trop froid ni tropical. La page appartient logiquement aux latitudes pratiques et symboliques sous lesquelles je me déplace, elle s'aboute aux états aisément adultérables. La page est immobile, on peut s'y attarder, pour mesurer des vitesses, du temps probable. Au cinéma, impossible de revenir en arrière, ou bien il faut arrêter la bobine, donc fixer une image. C'est la pensée qui est mobile. Si ça va trop vite, on ne pense plus. La terreur est sœur de l'orgasme. En observant des vitesses, l'accélération peut vous saisir, on ne pense plus, toutes les sensations se ramassent, tourbillonnent, passent d'un seul côté. En immobilisant, on peut revoir, répéter pour déformer, on spirale, on use, on atteint la membrane, on creuse la limite, on passe. Un film tend à vous entraîner dans ce film, illusion totale d'un devenir, ou bien on quitte la salle comme on ferme un livre, mais beaucoup de spectateurs n'ont pas ce simple courage. On entre dans le film. Quand on lit dans le calme, le livre ouvre et est ouvert à toutes sortes d'autres choses, à moins de lecture orientée systématiquement ou fanatique. On baigne comme naturellement dans le mélange et. lorsqu'on veut s'y retrouver, comme au cinéma on coupe. Le collage ou le découpage (cutter), de toute façon, on en procède et on l'excède, l'important est de décoller — de ne pas céder à un grand collage qui vous mélangera à vos seuls dépens. Collages & mélanges prenant en écharpe mariages & célibats.


PATHOMIMIES, PROPHÉTISME

(paranoïa & witzomanie)

Galaad en miettes : deux ou trois mois avant la première grande marée noire (la catastrophe du Torrey Cañon) :

Le pétrole s'élargit

sur l'eau

Le grand Paon est mort (= BS I) : quatre ou cinq mois avant la rencontre Sadate-Begin et le discours du président égyptien à la Knesset, on pouvait lire sur la main de l'héroïne la plus multiple ou problématique, écrit au stylo-bille : « la date » « ou » :

Sadate

Bien avant que le chômage en France ne prenne sa gravité actuelle, et que l'Etat ne paie les chômeurs, il était question, dans Limite sanitaire (neben, févr. 73 - term. en 72), de « chômeurs grassement payés » qui « réclament du travail ». Payés, les chômeurs le furent, il est vrai non grassement. J.-L. Godard qualifia de fasciste le plaisir au chômage.

La Snow (1970 - parvenu chez l'éditeur en 68). - Un personnage évanescent a des boutons dans la bouche, à une époque où la mienne était intacte. Depuis env. un an je souffre de crises d'aphtes. Il y a peu ma langue s'est trouée : un véritable TROU DANS LA LANGUE, fort propre, d'un joli rouge, très douloureux, non purulent.

Un homme de cinquante et un ans dont Xavière Gauthier a recueilli (on dira:) le soliloque devant témoin (Dire nos sexualités, 1976) : « Etre le pauvre, le déchet, être les chiottes d'une femme, c'est ça que j'aime. C'est ça mon plus profond souhait : être le mangeur de merde. Je ne peux pas la manger vraiment; mais métaphoriquement, sans arrêt. » et « Une femme belle pète, les choses sont parfaites. » Sur la censure exercée à rencontre du pet, alors que la merde entre sans difficulté dans la conversation courante et la rhétorique de l'avant-garde, je tenais à A.B. des propos semblables en 70, quand j'écrivais La Machinerie B-Dufays dont Limite sanitaire est un avatar partiel qui célèbre toujours Latris (le nom est chez Properce), la F.q.p. Après une harangue où Latris bafoue la Seconde Loi (... thermodynamique), elle lâche au nez de la foule le « Vent de l'Histoire ». Dans Lim. san., un fantasme (non simulé) s'avère crypto-analytique et sert d'emblème à la fiction d'un texte où Littérature & Histoire perdent leur cloison étanche. Chez le non-héros anonyme de Xavière Gauthier il s'agit d'abord essentiellement d'un v.q. tendant à une symbolisation pour soi qui pose une légitimité et entretient son fonctionnement.

L'histoire du pétrole qui « s'élargit / sur l'eau », je ne l'aurais pas remarquée, je n'aurais fait sans doute aucun rapprochement sans J.R. qui y vit une « prémonition », mot que je récusais. Depuis, je me suis un peu inquiété de cet aspect-là sans rien conclure, surtout sur mes petits encadrés. Néanmoins, c'est la question de l'art comme capacité phorique (eu-méta-para-etc) de capter des sortes d'images de ce qui n'existe pas encore, entre le potentiel et l'éventuel, le latent et le probable, de prendre des instantanés qui sont des anticipés, plus vrais que le vrai, et même si rien ne se réalise en fait. Si les entreprises capita­listes de pointe, tout comme le Pentagone (et pas seulement le Pentagone !), ont recours à la simulation, l'art simulerait un fragment de l'histoire mondiale dans un morceau de l'histoire individuelle (non universelle mais électronique et planétaire — certains confondront ici Schreber & Koyré avec Bergier-Pauwels, peu importe), sur un mode fantasmatique, d'ailleurs ni simulant ni modal car il s'agirait d'un morceau accéléré, comme pas-encore là, d'un monde en expansion, un fragment d'univers dont le vers échapperait à l'uni, renseignant déjà de manière unique sur le futur, fiction dépourvue de toute science. Si quelqu'un doit mépriser l'insulte de « réaction », ou « réactif », c'est bien l'artiste. Il ne régresse pas, il digresse. Il inverse pour dé-verser. Oui, crétins civiques, il sait di-vertir. Sans avoir à écrire de manifeste sur la digres­sion ou la diversion. L'art, en ce sens, est criminel.


PLUSIEURS

J'en parlais fin juillet 77 avec A.B. aux alentours de Larmor-Plages.

La pseudo-référence « A.B. » figure aussi bien comme pseudo-censure. Je & nous avions d'abord envie de nous amuser (parodiant du même coup, sans l'avoir voulu, pas mal de pratiques), vouloir retrouver le véritable A.B. dans mes textes c'est risquer l'enfoncement dans le terrain fangeux du réalisme. Ou bien il y faudrait une très politique rigueur, le goût du jeu, une certaine tendresse.

J'ai rêvé d'un Livre du Plusieurs, concevable comme le livre de quatre ou cinq hommes (j'aurais pu moi-même y participer, ou le susciter sans rien écrire) n'ayant pas peur de perdre ou de se perdre. L'aventure : s'approcher très loin, plutôt que d'aller jusqu'au bout; apprendre à s'éviter plutôt que tout dire; rencontrer la cruauté par la tendresse plutôt que de céder au cynisme; étudier dans le côtoiement la physique dangereuse d'un texte; atteindre l'audace tranquille des muets et les périodes insouciantes. Un livré qui eût franchi non une fois de plus les limites de la bienséance, mais celles de la peur. Un livre d'hommes, car introduire une femme, éventuellement l'une de « nos » femmes, ou deux, ou trois, il en eût résulté un plus grand péril mais également, peut-être une légitimité fallacieuse. Comment aussi ne pas vouloir faire le livre que plusieurs femmes n'écriront pas, que nous ne vivrons pas ? J'ai rêvé. La fable efficace d'une espèce d'amitié farouche capable d'induire notre métamorphose sans avoir à nous engager, et sans suite, tel le goût de vivre — le reste accessoire.

Ici, comme dans la « vie », chacun aurait gardé son nom propre, afin de ne pas esquiver dans le collectif ou l'anonymat la magie meurtrière de l'effet stigmate.

Écrire un livre politique... par les antipodes. Tandis que la masse lit les histoires que les masses ne font pas. Points catastrophiques et sommeils, entre l'Orgasme et l'État, l'aveu codé et la dénonciation. Désir irréel dans l'image projetée du film porno, mais telle image quelconque est-elle moins irréelle ? Obsession sociale, massive, obsession théorique des belles images. Des beaux contours. L'alternative ou l'alternance, le zéro et l'infini. Nous ne sommes, nous n'existons que plusieurs. Autrement, stupidité et carnage.

Dans Toil, en publiant mon contrat avec l'éditeur à côté d'autres fragments hétérogènes, collages et fictions diverses, j'écrivais un moment et un espace de ma vie. Non pas obtenir à peu de frais un effet mesquin de menu scandale, etc., mais restituer ce contrat, fiction juridique, à un ensemble plus vaste où toutes sortes de choses sont emportées ensemble, empiétantes,, mal reliées. Je ne suis pas un analyste adonné au roman.

Le plusieurs n'est peut-être qu'un moment fugace de force, de passage qu'on ne peut jamais établir. Il est un défi imprévisible et permanent à l'homologation et son État d'urgence. Quand l'homologation est déjouée, son fanatisme tend vers la délation et le meurtre. Ainsi, parfois, la circonstance justifie les pseudonymes, et non pas l'euphonie, cette forme sémio-somatique politique de l'euthanasie que pratique toujours l'école. Sur la délation homologique, lire « L'oie et sa farce », § d'Images brisées de Simon Leys.


SPIRALE

En voulant à tout prix différer on n'engendre que des méchants manuels et des règlements de compte, on incite les autres à la mise au point permanente, on gâche le temps, et c'est le plus grand crime (non pas perdre mais gâcher — en allemand on dit : pfuschen). Paradoxe de la répétition et du changement. Il arrive que plus ça change plus c'est pareil, plus c'est pareil plus c'est autre ment. L'ethnologie, des expériences psychologiques récentes (Peter Eimas aux Etats-Unis, d'autres chercheurs — sur les illusions verbales), la musique (Inde, Terry Riley, etc.), la mystique du désert (géographique), des événements quotidiens en témoignent.

Des années durant, de manière discontinue, j'ai repris des fragments d'un « même » texte (édité ou inédit). Des morceaux sont publiés, d'autres non, certains vont avec d'autres bouts ou tombent à l'eau, toutes les formes de raccroc ou d'abandon. J'analyse peu, je mesure comme on mesure une température ou une pression, comme on mesure du regard, et je suis bio-chimiquement réactif. Une question d'oreille interne, de sensibilité à la gravitation et aux gradients qui me tient lieu de légalité ou simplement de logique. Mon ambiguïté n'est que la tactique de l'ambivalent, plutôt du non-valant, du quelconque qui peut soudain faire valence. Dans ce que j'écris traîne cette notion, ce mot de quelconque, qui est la possibilité imprévisible de marquer pour le non-marqué, rien à voir avec le qualunquisme, encore que ça puisse avoir à voir (l'intellectuel français type produisant la moitié des maux-fétiches qu'il dénonce). Je capte l'usure dans l'érosion, l'usage dans l'usure, la membrane dans l'usage (v. membrane liquide, structures dissipatives), l'accélération dans la limite, le goût dans mon dégoût. Je suis l'animal dans les livres, mes maladresses sont devenues tellement précises que je saurais en affecter la gaucherie. Rien de plus spontnément parodiable que les tragédies vitales. Ce n'est pas une tragédie mais un fait socio-biologique d'avoir un cerveau (aussi un corps) qui marche mal. Le monde doit me surprendre, ou en passer par mes obsessions. Quand il y a contact, je brille pour moi, j'ignore l'épuisement. Sinon, je n'ai jamais été capable de me concentrer, je suis entre autres une sorte de malade social de l'attention. Sur le plan macro-économique, ça veut dire que je suis tout juste en mesure de gagner-ma-vie. C'est-à-dire qu'avec le problème du climat et maintes petites misères rhédibitoires, je suis une sorte d'infirme permanent. Certes, je retourne deux ou trois de ces infirmités en pseudo-productions relativement (très) prestigieuses, socialement peu rentables. Là interviendrait l'amitié, quoi qu'on puisse dire de ce sentiment trompeur. Et bien que pour vivre, aimer ou s'aimer (ce qui est pareil), on ait également besoin d'un peu de haine. Mais là encore, il faut savoir rendre la haine précise (non baveuse). Amitié — car les « copains » me font désormais horreur.

Les idiots butent sur les lettres comme des insectes contre cailloux et brindilles. Longtemps je n'ai su lire un livre. De là, sans doute, cette plongée littérale, ces cailloux et ces branchages où je m'assommais et me déchirais. L'inaptitude au synopsis et à la synthèse (un minimum qui m'empêcha toujours d'enseigner) m'a rendu sensible aux réseaux, mots ou personnes. Mon élément quasi naturel est cette coalescence diverse signifiant-signifié, individu-société, public-privé, etc., qui est l'objet d'études des sémiologues et des sociologues. Je ne suis pas contre l'analyse, je constate qu'elle est dure, elle dure trop, je suis au parfum.

Ma vie « sociale » est une suite de démissions et d'impasses, ma vie « artistique » également : aucune différence. Flâneur, je suis contraint de tirer au flanc, côtés, neben, latus, réellement, question de vie ou de mort. Et non pas de vie et de mort : la médiocrité. Je n'ai jamais accepté l'intolérable (pas de confidences à faire). Et ne me soucie guère d'être définitivement classé par le Milieu. Alors, de temps en temps, je meurs. Ou je saute.


SPIRALE

La répétition inlassable décompose, tension dans l'obsession, attention dans l'inattention. L'obsession, il faudrait la jouer contre les compulsions, comme la flèche contre le cercle, et contre la flèche la pluie. Je ne change rien, la spirale se déforme, casse, on va se faire coudre ailleurs. Il y a toujours une moitié (pas « complémentaire », pas « supplémentaire », ou moitié-moitié) qui vient des autres. Mon corps me pousserait à ne rien faire, mais constamment ON me provoque. Il n'y a pas de Système, car il y a autant de systèmes de traces que d'individus. Le Système, c'est l'impossible logique, jamais une péréquation possible (une certaine caste comme rapport Lacan/Lecanuet). On change quand on parvient à ne plus tenir (à ses propres traces). Les points de changement ne sont pas forcément des points de passage. Les points de passage ne sont pas nécessairement des points de changement. Je me fous de changer ou de ne pas changer. A la limite je préfère plutôt passer. Incapable d'aller vraiment avec, j'aimerais ne pas collaborer au pire, en somme être toujours vivant, et quelquefois je suis bien mort.

Dans un impubliable récent j'utilisais ma biographie pour donner consistance à un personnage. Maintenant, pour parler de moi, j'ai l'impression de rapporter à mon usage les propos d'un être irréel, comme si moi-même parodie d'une parodie j'allais sombrer en entier dans la fiction. Mais c'est quand même une vue de l'esprit, et davantage qu'un effet optique confortable et pas si nouveau, c'est plusieurs enroulements de la spirale en train de se dissiper. A l'opposé du fameux trou noir on a l'objet fractal : à y mettre son nez, on est contraint de plus en plus aux détails. Moi, c'est plutôt l'effet tunnel, avec desquamations. Et les habituels froissements de tôle


THÉÂTRE

L'insupportable et l'amusement (1974-75) : « Naje-Cul Ranpat, tu dis des boules qu'elles sont un tableau qui se serait effondré. » Artaud, Le Théâtre de Séraphin :

pour l'extérieur il y aura
un tableau de la

disparition de la

force auquel les

SENS CROIRONT

ASSISTER

(...) Tu es cet homme dont parle Michaux et qui n'a « que son pet pour s'exprimer ». Non quand la merde est propre, réappropriable, thème luisant des ruines industrielles et muséales au plus kitsch de la tache théorique, mais quand les villes futures-mortes exhalent l'etc, bourrasques sans retour, bandes sans emploi. Mais, etc aussi au début.

Tu t'asseois au cœur insupportable du labyrinthe insupportable (non pas en fœtus mais dans la position du cosmonaute-burroughs, chute grise) dont tu es une paroi mourante, un point désœuvré, méfait d'une vieille machine produisant n'importe quoi, sa propre facture, routine hagarde. »

Et Artaud (cité par Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité) : « Je me suis tout à coup rendu compte que l'heure était passée de réunir des gens dans un théâtre même pour leur dire des vérités et qu'avec la société et son publia il n'y a plus d'autre langage que celui des bombes, des mitrailleuses, des bar­ricades et de tout ce qui s'ensuit. » (Lettre à Breton.)

J'ai vu un spectacle Bob Wilson, j'ai trouvé ça très beau, subjuguant et dérivant, avec l'impression d'une certaine harmonieuse réussite, intelligente, sensitive, physique, mais le sentiment de réussite dominait ensuite, un aboutissement. Toutes sortes d'expériences d'un siècle (souvent ignorées de la critique et du public) arrivaient enfin là, mûries et réorganisées, par un très fort artiste, beauté bouleversante mais aussi tristesse, parce qu'on arrive.

On a récemment tenté une théâtralisation (peu importe les intentions ou les objectifs) de la torture. Ultime forme misérable de la culpabilité politique. La torture ne peut être qu'un vécu ou un savoir. Ici l'art manifeste sa dernière imposture pathétique. Je préfère le cinéma.

Il n'existe pas de culpabilité, non coupable, athée ou laïque : une sorte de malaise individuel, de douleur, de déperdition ou de perte reconvertible en énergie positive. Tout transite, tout est bordé, tout est meurtri, tout ne revient pas, l'ordre n'est pas le contraire du désordre, les intégrations-dérivations sont uniques pour chaque point qui ne se reproduira pas, et pas davantage l'ensemble. Il y a une mythologie de la reproduction. Si nous sommes coupables c'est de vivre, et il n'y a pas de « culpabilité ». C'est très bien, la « culpabilité », si ça empêche la saloperie. L'urgence et la culpabilité sont une seule même chose. Il s'agit de passer, ou de composer avec l'inévitable : le battement entre le et & le ou. Il en faut peu pour passer de l'un à l'autre. Qui disait que la trahison est une question de date ? Mais au lieu d'interroger les souffrances, pourquoi ne pas se demander : pourquoi aussi toute cette tendresse ? Rien n'est plus violent, dissolvant, — précis.

L'insupportable et l'amusement : « Avec son passionnant couplage (vieux scandale) excrétion-fécondation, le corps constitue le prototype imaginaire de l'axiomatique politique. Merde comme paradigme du déchet (faiblesse, enfance, féminité, maladie, mort), sperme comme paradigme du reste (force, maturité, virilité, santé, vie), constitue la symbolique de l'ordre moral. Dès qu'on s'éloigne de ce corps nosographique et militaire, la théocratie a bien du malheur. Car ce qui est déchet d'un code peut devenir reste d'un autre code, ce que ne comprendra jamais aucune pensée du pouvoir : l'ordre se révélant trouble, il faut bien édifier. »

Or, Jean-Luc Parant n'édifie rien. Il ne déconstruit rien non plus. Il se tient à la périphérie du non-ordre artiste, vers un espace de plus en plus déqualifiant, marquant de fait ce monde-ci. Je prévoyais aussi que le destin des boules se nommait Beaubourg.


URGENT

« Les chômages actuel (effectif), virtuel (latent), potentiel (par manque d'emplois créés et créables dans le présent contexte), ne sont que trois aspects terrorisés et terroristes d'un même type structurel (qu'on invoque la capacité de production, la mobilité de l'emploi ou autres concepts tragi-comiques). Le chômage réel est l'impuissance à envisager non pas un autre mode de production mais une sortie de la production, c'est-à-dire une subversion du Travail. » (Idéologie de l'urgence et chômage réel — in L'insupportable et l'amusement — add. février 76). En fait, il faut se méfier aussi de cette utopie selon laquelle chacun pourrait faire uniquement ce qu'il lui plaît quand il lui plaît, et bien qu'il ne me gênerait pas de travailler pour des paresseux et un certains nombres d'ignares impotents si j'en avais le désir, ce goût du travail réellement appelé par les organes, le cerveau et les jambes. « Aimons notre travail noir » (ibid.).

La nature ne connaît que la brutalité, c'est la culture qui atteint le mieux l'archaïque, de la manière la plus complexe et la plus intense. Je ne cherche pas l'archaïque, je n'ai rien contre la nostalgie, je constate même qu'il est des régressions utiles. La nostalgie des uns est parfois le futur des autres, truismes. Difficile de faire le partage des mémoires enlisées et d'une mémoire qui forme pile atomique ou laser.

Je voyais ainsi les boules de Parant (ibid.) : « Posées au bord extrême du territoire économique, limitrophes de l'industrie et du musée, amusement insupportable d'un corps. Monuments paradoxaux, singuliers-quelconques, à la gloire pure du temps et de l'étendue, où bruit le chômage réel. Adoxie. Entre le neutre et le meurtre. » A la gloire de Parant, faut-il dire aussi. L'urgence, c'est ce que je ne peux pas ne pas faire, ce que nul ni rien ne m'empêchera de faire, et en même temps ce que j'ai envie de faire sans pouvoir ou savoir le faire. Une relation entre son propre désir et l'intolérable, la quantité de meurtre dont j'ai besoin pour ne pas mourir et ne pas être tué et pour vivre au lieu de survivre. Mon tempérament (mettez un concept à la place) s'entend mieux aux circonstances qu'au projet. Je me fiche des théologies du fragment, du paragramme ou de la dérive. Si je dérive je dérive, c'est tout, je ne suis pas commis voyageur. Il ne servirait à rien de me démontrer que ma vie est mauvaise (ou bonne), mais qu'on me connecte directement à une vraiment autre situation et je pars sur-le-champ, sans armes ni bagages. A défaut, c'est les moyens du bord.


L'insupportable et l'amusement (1974-75) : « Perdre son temps, ne rien faire, et ne faire que ça. Jean-Luc Parant s'amuse (...). L'amas est la vérité inapte, la bêtise de l'accumulation. L'addition manuelle donne des mains aux folles exponentiations démembreuses du capital. Tectonique sans arché d'une toile sans télos. Aucune boule ne ressemble à une autre et toutes les boules sont semblables, le tas est le pareil-pas-pareil, dépareillage insensé entre le Capital et la Nostalgie énorme.

Les boules inutiles renvoie le monde comme énigme aux religions défaites, les dents du rateau visiblement trop larges ou trop étroites, tandis qu'à côté peut-être tombe une pluie importante. »

C'est en lisant dans Libération un article sur les NAPAP (j'invite Impasses à le reproduire) que j'ai soupçonné la gravité éventuelle, probable, de mes caviardages et collages. Bien que la censure puisse se concevoir comme constitutive du discours (dénoncer la censure ne va pas toujours plus loin que critiquer la récupération). Dans la France de Hersant qui engendre ses petits justiciers, je n'attends rien. Baudelaire demandait le droit de s'en aller. C'est Rimbaud qui est parti. Nulle part. Refusant de s'en tenir aux impressions d'Afrique, Cravan interroge le climat du Congo. On ignore comment il disparut (certainement pas un suicide) dans le golfe du Mexique.

 

 


USER (RUSE)

Écart inassumable entre le monde défait et mon corps refait, la ruse et la/sa propre destruction métisse. Comment affirmer que les choses auraient pu se passer autrement, après le frisson d'horreur ne pas se retourner avec un frisson de rire ? Israël ne s'oubliera pas dans les Juifs dont nous nous souvenons. Nous ne sommes ni des Juifs allemands ni des Palestiniens, ou alors plutôt des Juifs tout court et des Juifs arabes. Et les Arabes, ils ne sont jamais racistes ? Lakanuet.

Si je dis maintenant jouer cartes sur table, c'est que j'y suis forcé, ou bien que j'aime le suicide. Si j'ajoute que « j'y suis forcé », cette super-ruse implique une loyauté dans la ruse, visant au contrat du ruse, aux coexistences cyniques. Si j'ajoute encore qu'il s'agit de « ma dernière ruse », j'invoque une pure nécessité, le rapport de force en appelle au contrat énergétique. Si j'indique ce qui précède au partenaire (comme on dit en théorie des jeux), je redéplace la force vers la raison avec une prime de plaisir, séduisant par mon intelligence et mon élégance, une métastratégie confine à l'humour, comme l'urbanité au barbare, la mort se conjure par la beauté. Dans tous les cas se redessine une aire logique et morale, un espace-temps de terreur où l'art de guerre se mêle à l'art de plaire.

Dans tout affrontement existe bien sûr des données objectives, mais aussi un filet magique, tissu de méconnaissances et de mépris. En même temps, c'est le problème de la jonction effective et illusoire du logique et du politique, d'une « matière » et de sa « représentation », lutte sans fin de l'homologation et de l'apparence.

Qu'on veuille perdre une position pour gagner, c'est dans l'ordre des stratégies. Mais si je ne me soucie plus de perdre la face ? Autre chose que de favoriser des fuites !


WHO'S AFRAID OF ?

Un invité de choc attaque L'homme en question (ORTF, 1977) :
Qui a peur de Philippe Soll, etc. ? Et un peu plus tard : Personne n'a peur de, etc. !

Qui veut avoir peur de faire peur à qui a déjà eu peur de qui de quoi a encore peur quelle est cette peur ce plaisir ce désir qu'on n'a pas plus peur passée qui en cache une autre quelle peur présente échangeable contre quelle peur future. Affirmation inaugurale, d'une capitale vraisemblance : «Nous ignorons notre identité. » Mais il aurait alors fallu remarquer (ce que nul ne fit) que, dans cette émission même, deux personnes au moins circulaient sous pseudonymes. De tels horribles secrets proprement euphoniques (quand je lançais comme un lave-vaisselle le mot de Textruction, l'un des co-allants fit l'objection que ça manquait d' « euphonie » — ce qui est proprement à éclater de rire quand on connaît les déclarations contemporaines du « groupe ») ramène naturellement aux têtes. Ici l'aisance beau quartier, le temps de lire et le temps de vivre, de mourir avec style devant les bougnats, le jeu déjà trop facile, une indécence. Là, une urgence en difficulté, une parole bloquée dans l'élocution, le besogneux en cravate entre les factures et les copies, le permanence et lé HLM peut-être récemment quitté, la dignité du travailleur et ses complexes indignables. Gueule du prolo-prof pas au bout de ses peines faisant misérablement face au bourgeois baisant l'Histoire. La tentation est grande... de s'attarder sur ces gueules, de s'en prendre à elles, d'autant plus que ce ne serait pas totalement absurde, qu'en outre ils ont ce point commun d'être un produit partiel de leur classe. Curiosités esthétiques, « L'homme finit par ressembler à ce qu'il voudrait être » (Baudelaire)