Raphaël Edelman
L'impertinence

Cet essai sur l'impertinence s'inscrit dans la ligne générale du travail philosophique de R.Edelman sur l'humour. Il fut écrit pour le colloque "De l'humour libéral ou l'invention de l'idiot moderne" qui s'est déroulé au Site Expérimental des Pratiques Artistiques de Rennes, au cours de Janvier 2000.
"L'absurdité d'une chose n'est pas une raison contre son existence,
c'en est plutôt une condition
"
(Nietzsche).

L'impertinence comique est la violation d'une règle, un faux-pas, un détraquement de l'ordre attendu des choses. L'effet de surprise recommencé et inusable, l'hapax comique, trahit la structure la plus habituelle qui soit connue. L'événement comique constitue un fait individuel vivant. Il porte la marque de l'imprévisible, d'une rupture avec la règle qu'il ponctue par du vivant. C'est l'autre qui s'est avancé vers moi masqué, qui s'approche de moi sous mes propres traits, m'emprunte mes mots, épouse mes humeurs et mes pensées et les conduit vers lui, et qui nous aliénant à l'objectivité nous mène au terrain propice à la surprise, à la farce. Un lieu où le sens foisonne, où il persiste et se renouvelle, où l'insensé devient visible et dénouable. Dans la farce comme dans la devinette, l'inattendu est introduit et reconnu comme une impertinence, une inconvenance ou une absurdité, un faux-problème opposé à nos attentes. Celui qui introduit un effet comique exerce une influence dérégulante pour se faire connaître. Au lieu d'en rester au bon sens d'une activité anonyme, il oppose sa fantaisie au sens commun, comme Don Quichotte, inébranlable devant l'inaltérabilité de l'évidence, même si l'on partage avec plaisir autour de lui son délire. Le désir d'être une personne reconnue et influente explique-t-il son obstination ? Pourquoi alors, en voulant attirer l'attention sur un point de vue qui diffère de la généralité, Don Quichotte a t-il prêté à rire ?
Des lieux différents, des milieux identifiables par leur cohérence, sont le théâtre d'événements plus ou moins normaux. L'imprévisibilité y a sa part mais à condition d'être suffisamment intégrée à la mise en scène pour ne pas nuire au déroulement normal de la représentation. L'improvisation, même libre, doit se détacher d'un fond d'où l'on puisse juger de l'improvisation suivant les modèles qu'elle emprunte. Elle est créative. Le comique relève de procédures répertoriées, respecte des figures dont il conserve et actualise les propriétés amusantes. Il perpétue les plaisanteries réussies, les renouvelle jusqu'à parfois renouveler le genre et prêter son nom à de nouvelles formes d'humour. Or cette trajectoire est jalonnée d'embûches, l'originalité ne va pas sans une certaine arrogance et sème plus souvent le scandale qu'elle ne récolte l'éloge. Le comique, originairement, se détache de la norme, de la nécessité des choses ou des conventions linguistiques et comportementales, sans pour autant quitter leur perspective. De la même façon, l'individu se distingue par son originalité et reste identifiable par son intelligibilité, il n'acquiert son autonomie qu'à partir d'une hétéronomie fondamentale, son appartenance à une espèce et à une ou plusieurs familles. Il s'affirme contre la loi, en vertu de la loi, sous peine autrement de pas être entendu. Quel est donc ce système auquel l'individu ne saurait se soustraire sans se nier ?
n reconnaît un système à la constance des relations qui lie ses éléments. En outre un système exerce une force coercitive sur les parties qu'elle totalise, comme le fait social de Durkheim, par l'action de l'éloge et du blâme, où selon l'expression de la sympathie ou de l'antipathie entre les membres d'une famille pour L.Strauss. De même, la nature exerce une contrainte physique, selon une certaine nécessité. En revanche, ce même système offre le moyen d'articuler des significations et d'informer la matière, d'engendrer la nouveauté à partir de l'acquis, comme l'on forme des métaphores. Parce que les systèmes préexistants de la nature et de la culture fondent l'objectivité de façon cohérente et fournissent les conditions de la communication intersubjective. A partir d'elles, nos mouvements deviennent comportements et actes, faits et gestes deviennent communément intelligibles. Des motivations sont lisibles, articulées dans nos attitudes, selon des lois irréductibles à celles qui régissent notre organisme. Ces lois tendent à diminuer les écarts de conduite par rapport à la norme, parfois artificiellement, jusqu'à stigmatiser des pathologies sociales. La société est exigeante, la nature inéluctable. Mais l'obéissance à la règle reste une condition nécessaire de la communication. Non pas une règle parfaitement formulée, mais des évidences liées entre elles, sans lesquelles il n'y aurait ni thème ni version. Les particularismes restent traduisibles d'une communauté à l'autre. On trouve des modèles communs, on élabore des schèmes comparatifs, à la manière des anthropologues. Il n'y a pas de relativité absolue au sens où les systèmes de la logique et du biologique sont invariants. Systèmes difficilement définissables mais néanmoins existants. Des éléments en sont réactualisés, régénérés, dans nos productions. La nouveauté suppose que quelque chose se répète pour fournir le critère d'une modification : un état antérieur transfigurable. La liberté est ce que l'on ajoute aux matériaux nécessaires à sa manifestation. L'individu est ce qui déborde la somme de ses actes. Il attire l'attention au-delà de son comportement. Son existence excède toutes les autres au moment de sa reconnaissance. L'acte artistique le démontre. L'œuvre supplante toutes les autres au moment où l'agencement des mots, des couleurs... gagne en intensité. Intensité telle que l'activité commune, celle du travail qu'il faut à chacun fournir pour produire, devient négligeable. L'intensité procède de l'individu vers l'œuvre et, en sens contraire, elle réalise celui-ci. Le trajet parcouru par cette identité projective prend un caractère divin plutôt qu'utilitaire. Car la force de l'individu lui vient, à ce niveau, du tout auquel il s'affronte plutôt que de s'y unir - de sorte qu'apparaît sa vitalité propre. Néanmoins, l'affirmation de soi dans l'acte créateur ne peut, sans passer pour folie, quitter le domaine de l'intelligible. Souvent, le scandale de l'impertinence apparaît rétrospectivement novateur parce qu'il a gagné au fil du temps en pertinence.
'individu ne se limite pas à être un accident du tout, ni son œuvre une simple coïncidence. Il se connaît comme personne, il est conscient de son exception, se l'approprie, s'y identifie même, sans n'y voir qu'un produit d'expérience. Le sentiment de soi dans le temps appelle une égologie, incite à la réflexion (source d'une expérience autonome). Le modèle est celui d'une subjectivité parvenue à majorité, à la conscience rationnelle d'elle-même, réfléchie, extirpée du règne animal, émancipée des instincts et de l'inconscience. L'équilibre entre la libre auto-détermination et l'aliénation aux déterminations est le projet de cette réflexion. L'épanouissement de la personne nécessite cette stabilité, la fiabilité des actes quelles que soient les circonstances. Il est plus malaisé de décrire des procédures internes au sujet que d'en constater les effets pratiques. Ce que l'on isole en considérant l'individu ne saurait être qu'abstraitement retranché de sa réalisation. L'art et les artifices relevant du comique offrent une voie d'accès objective au sujet individué.
L'individu, hylomorphisme connaissable, reconnaissable, se conduit rationnellement. Il anime la matière dont il relève en y formant des symboles. Cette activité le soustrait au silence et au bruit en introduisant la distinction. Elle renvoie en même temps à elle-même, à son point d'énonciation à la fois public et individué, à l'esprit qui se donne de façon continue sous de multiples aspects. Elle renvoie au savoir et à la connaissance, à la capacité de transformation de chacun, à sa perfectibilité. Elle se détache de la nécessité matérielle pour affirmer les principes propres qui lui permettent de s'affirmer et qui autorisent à ce qu'on reconnaisse en elle une conscience autonome. L'étude du comportement doit valoriser cette activité humaine, telle qu'elle, adjointe à ce qui la détermine : le désir, dans la différence, le rapport à l'autre, et la volonté, dans l'indifférence et l'indétermination. La causalité libre du moi se trouve, du strict point de vue de la volonté, plongée dans la solitude de l'indétermination, dans une délibération indéfinie sur les possibles. Tandis qu'avec la sollicitation d'autrui apparaît le désir, avec l'invitation expresse à décliner son identité, à s'engager, à se prononcer pour ou contre, à se montrer responsable, à devenir individu et personne. Le désir est une invitation à être soi, invitation à laquelle la volonté ne peut toujours répondre. Son échec conduit à l'esclavage.
a propre mise en valeur avec ce que l'on signifie excède l'information dans la communication. La marque d'une ipséité survient dans l'échange, et son empreinte, son ouvrage dans le monde avant que l'on puisse caractériser ce qui survient. La personne apparaît. Il faut pouvoir pointer la personne et l'activité consciente au-delà du modèle émission-réception. Un homme qui ne communique pas n'est pas personne mais un homme. Son hermétisme laisse toujours présager une conscience propre, une volonté qui laisse prévoir une foule d'actes possibles. Nous lui supposons entre autres un désir fondamental, comparable au nôtre, de sortir de soi, de s'objectiver pour et par l'autre ; à moins d'un isolement accidentel ou pathologique. Le Dasein ordinaire désir être entendu. Si jamais de l'inavouable, de l'incommunicable, s'interpose, il n'en est pas moins présent. S'ajoute au réel inépuisable, entre les personnes, l'irréductibilité des états de conscience (de leur expérience qualitative) les uns autres. A ce titre, toute tentative pour repousser la frontière entre le dicible et l'indicible relève du désir.
La présence propre à chacun se décèle dans l'expérience et dans la façon qu'il a de s'affirmer. Elle suffit à indiquer l'humanité réfractaire à son instrumentalisation par les autres. Qu'une conscience singulière se manifeste nous amène à distinguer entre éducation et manipulation. On parvient à maturité par un dressage destiné à réguler sans la censurer la personnalité, à lui donner les moyens de son autonomie. Condition à la fois rébarbative et roborative sans laquelle ne pourrait se réaliser la liberté. Le conditionnement au comportement social importe dans la mise en pratique de la volonté, dans la régularité de son passage du possible au nécessaire. La liberté s'inscrit dans l'histoire, l'espace et le temps, l'art, indéfiniment, ou bien elle n'est qu'imaginaire. Elle détermine le renouvellement ininterrompu de son expression dans la multiplicité sans fin des œuvres. C'est à ce niveau là qu'elle est inexpugnable. L'existence du monde matériel barre et libère le cheminement de la liberté. C'est le critère objectif et la référence concrète des objets abstraits et imaginaires, le substrat des habitus. L'art résulte de notre action transformatrice sur le monde, d'un effort de domestication ; la culture, de la production d'un monde humain distinct. Elle opère la transmutation de la matière en traces symboliques composables. Peu à peu, l'avènement d'un univers mental nous éloigne des objets des sens, l'objet mental oubli l'expérience des qualités. Puis la réalisation de nos intentions corrompt les faits donnés en vue de bâtir l'occurrence du modèle que nous nous fixons. L'humanité survit à la mort en opposant la culture à la corruption. C'est ainsi qu'est repoussée la limite de sa finitude, en créant le complément imaginaire et désincarné de l'expérience immédiate et consistante du monde. Connaître les choses telles qu'elles sont suppose que nous modifions les choses telles qu'elles se donnent. De la pierre taillée à la métaphysique, les outils repoussent l'homme de la matière ; il peut l'évoquer et l'informer d'autant plus qu'il s'en distingue par ce biais. Les deux visages de l'homme apparaissent dans son activité symbolique avec l'objectivité : la détermination réciproque du sens et de la référence. Sont reconnus comme objets de conscience les phénomènes sensés, ceux qui nous intéressent. Les autres échappent à notre attention. La compréhension est pour une grande part conforme à la formation de notre esprit par l'usage. Nous ne valorisons pas tous les mêmes aspects de la réalité, nous n'avons pas tous les mêmes centres d'intérêt. Nous sélectionnons et nous distinguons ce qui est plus conséquent, plus existant, pour nous. Cette sélection assimilatrice ajoute l'esprit à la matière et, de même que nos organes nutritifs sont détournés de leur fonction originaire pour devenir des organes phonatoires, la pervertit. Au point que la réalité abuse souvent du réel, que nos modèles se confondent avec ce qu'ils expliquent. Alors qu'en vérité la différence entre les deux nous laisse dans la vraisemblance, une infinité de phénomènes restent sans pertinence, et chaque thème peut être éternellement renouvelé, étirable dans la trame infinie du temps. La réalité est une, les objets équivalents pour tous. Mais les points de vue, l'expérience de chacun, ne coïncident pas. Au problème de la relation entre la matière et l'esprit s'ajoute celui du rapport de la conscience individuelle à la conscience commune pour former le savoir objectif. Le point de vue monadique de chacun s'appuie sur un consensus, une définition commune des choses, une norme, pour expliquer et comprendre. Une activité artistique communicable réinvestit la synthèse de l'expérience personnelle et du savoir commun. Mais encore l'œuvre d'art réintroduit la conscience subjective d'objet dans le domaine de son savoir partagé. L'art récupère du réel plus que n'en évoque l'objet et lui confère un sens autre qu'objectif. Il jette une lumière nouvelle sur l'objet et ajoute à sa conception ordinaire de la complexité. L'art n'éclaircit pas son objet comme la logique clarifie la pensée mais donne de la clairvoyance. L'exposition du point de vue individuel repose sur un certain travail d'objectivation ; dans l'acte créateur, la conscience propre se réalise dans sa cohérence. En postulant la motivation du désir d'affirmer sa liberté propre en terme d'exception -de présenter la forme d'une identité extérieure au tout dont elle est partie-, l'œuvre d'art prend le caractère de la sublimation, du passage de l'inconscient au conscient. La question est de savoir si à la fonction gnoséologique de l'art correspond une valeur éthique, si la création artistique n'intègre pas l'individualité dans l'éthique, son instituabilité dans le plan de la morale. Précisément le comique, relevant de la question générale de l'art, est-il à même de conserver un juste équilibre entre la liberté d'expression et le consensus ?


l faut, pour parler du comique, considérer l'impertinence qu'il suppose et restituer cette impertinence à l'individualité qu'elle manifeste. Cette dernière apparaît comme un corps de chair et une causalité libre, un principe moteur agissant dans l'univers déterminé des corps mus. Avec cette approche objective, observable, du comportement, la contiguïté des phénomènes s'énonce sur le mode de la nécessité. L'exactitude des abductions, de l'évidence, n'est cependant que vraisemblable en ce qui concerne l'observation de l'homme, la psychologie, la sociologie. La diversité des faits n'est que dissoute par les lois. La recherche de la simplicité s'affronte à la multiplicité des occurrences. A partir de la cohérence postulée des clichés d'aspects objectifs du comportement on ne peut établir un modèle d'anthropologie qu'approché. Inaliénable au fonctionnement de l'autre, l'identité du sujet libre et de l'individu déterminé adopte un style qui lui est propre. D'autres, la somme des individus qui reconnaissent en lui leur liberté, lui attribuent en retour la sphère inaliénable qui le distingue. On accorde sens à ses actes, on suppose une source qui déborde le moment de l'acte, on l'évalue. Les visées morales empruntent à la vie intersubjective et ne se limitent pas à la délibération formelle du sujet. L'explication doit se référer au contenu partagé du "on". Je ne dis rien qui n'ait de sens que pour moi. On ne découvre d'une personne que sa façon propre d'employer un langage commun et non les mots qu'elle seule connaît. Une signification, même inédite, requiert une base. Et l'exception qu'une personne représente doit pouvoir être identifiée. Un homme s'adresse à un autre : voilà une situation aux issues innombrables. La rencontre perpétue la personne et renouvelle les acquis. Chacun se taille un domaine, chacun trouve où placer sa dignité et comment obtenir le respect. J'ai le droit d'être normal et exceptionnel, sans avoir besoin pour cela d'être endoctriné et marginalisé ; je dois pouvoir bénéficier du soutiens et de l'attention des autres. Et je suis libre de livrer ma version propre du monde, de juger celle qu'on me propose, de me donner la vie autant que de la gagner.
L'anachorète ne vit pas seul mais avec l'ensemble du monde sur ses épaules. La personnalité relève de la conscience de soi par rapport à l'autre. Elle participe d'une dialectique interpersonnelle. Lorsque la liberté ne s'arrête plus qu'à la seule conscience de sa propre liberté elle devient angoisse et perte de la générosité. L'acte libre est sensé, il s'illustre aux yeux de quiconque y reconnaît l'aspect de la liberté. Et, de même que les inventions progressent en s'incluant les unes les autres -et fusionnent pour former de nouvelles inventions- la particularité de chacun emprunte aux autres pour mieux les servir. Ce principe est nécessaire au renouvellement interne de toute communauté. Une société n'est pas une machine dont les pièces exécuteraient un mouvement répété, mais une somme animée. Toute information, même sénile ou juvénile, est sans cesse réactualisée. L'activité de chacun initie ce mouvement. Le sens commun va et vient entre chacun. Le sens est détenu par tous plutôt que personne ; chacun contribue, à plus ou moins long terme, à faire évoluer les conventions. La communauté, produit des divers individus, offre l'infini variété d'une unité vivante. La spontanéité de chacun l'anime. La spécificité de chacun, rompue à la communication par l'éducation et l'usage, devient créatrice - avec la possibilité de s'auto-déterminer parmi les autres, de s'en démarquer, de parvenir à majorité, à l'humanité. Une telle progression traduit le caractère projectif, sagittal, vectoriel, de l'intentionalité dont l'accomplissement s'apparente à une procédure de production-capitalisation de signifiés et de signifiants. La complémentarité des savoirs, une connaissance accueillant une autre, réduit l'ignorance. Mais c'est une évolution partielle, un perfectionnement relatif qui renvoie au modèle préétabli de l'adulte. Le développement de la culture ne se limite pas à une entreprise d'acquisition. L'humanité ne résume pas l'affairement quotidien des hommes pour réaliser leurs intentions. L'homme incarne le sens avant d'en décider l'usage. Le mutisme, la démission, sont encore des signes interprétables. L'absence signale parfois un refus, l'incompétence une résistance. Le désir, la volonté, sont souvent à l'origine de l'impertinence lorsqu'elle n'est pas accidentelle. Les cas limite du comportement s'opposent à l'obéissance aveugle, ils ironisent sur la naïveté. Une attitude extrême témoigne du refus de l'aliénation volontaire. Contrastant avec l'usage ordinaire, l'impertinence laisse entrevoir une présence agissante derrière le désistement.
l y a également une phénoménalité de la passivité dans le rapport à l'autre dont on peut tenter de rendre compte avec l'hypothèse d'un monologue intérieur, d'un semblant de dialogue internalisé. Dans ce cas, le corps propre est l'antidote de la schizophrénie et le cerveau le substrat de l'unité des réminiscences entre elles. Dans la liberté créatrice ce semblant de dialogue à lieu sans dissociation. Dans la réflexion pratique qui l'accompagne le sujet dialogue avec sa propre archéologie mnésique. D'autres diront que le sujet se croit libre parce qu'il ignore comment il est déterminé. Mais de telles déterminations ne suffisent pas à rendre compte ne serait-ce que du fait d'une telle affirmation. La conquête scientifique, la maîtrise de l'univers, sont optionnels. En plus de surmonter son ignorance, chacun veut témoigner de son individualité, de ses sentiments propres, et se faire comprendre. En cas de réussite, il se connaît mieux lui-même, il acquiert la conscience diffuse de l'identité reconnue par les autres. Son autonomie est relative à ce savoir de soi. L'animal politique attire l'attention sur lui, renouvelle ses apparitions publiques, informe les autres de ce qui le distingue.
Les signes matériels de son propre message s'inscrivent dans la culture, une fois celui-ci parvenu au rang de personnage public. Bientôt l'image de soi qui lui est renvoyée falsifie des régions de son comportement. La composition de son propre rôle contredit certains traits de sa spontanéité. Tout le monde est d'ailleurs une petite célébrité. L'archétype du caractère de chacun circule entre tous et chacun s'y rapporte à un moment ou un autre. L'identification de soi au modèle qui nous est propre reste, malheureusement ou non, toujours en défaut. Car la liberté précède la réalité, elle anticipe la connaissance, part à la découverte de ce qui la nie et se l'approprie en le recréant pour elle. La liberté se donne alors comme œuvre, recomposition d'existants, et communique son originalité. Mais cela uniquement si elle est déchiffrable selon des règles, si sa composition est intelligible, reconnaissable. Une anomalie radicale n'atteindrait même pas l'absurde. Il faut une dérégulation explicite, une exécution clairement déviante de la règle pour que la liberté soit reconnue. Elle invoque la raison -toutes les raisons- pour être partagée. L'échange est le terrain réel de la raison, son universalité s'y applique à fédérer l'infinité des cas. La cohérence des interventions publiques nécessite un engagement, une participation, une soumission. Ou bien cela passe pour un suicide social, une profanation égoïste. Indifférence et hermétisme portent outrage, sont bannis. Au contraire, la personnalité reste populaire en s'intéressant à chacun, le candidat s'intéresse aux humeurs de ses électeurs potentiels. Mais à moins de posséder génie et chance, l'amour de tous s'obtient par ruse et manipulation. La pérennisation de la popularité dépend en fait d'un reniement de la personne, du Je en synergie avec le Tu, pour devenir Il. La personnalité est le fruit d'un travestissement de la personne. L'insincérité s'y reconnaît parce qu'elle est d'emblée toujours supposée, adamique. Toutefois, même brouillés, des indices nous reconduisent à la personne, aux actes constitutifs de son ouvrage. Une éducation identique pour tous n'implique pas un discours commun à tous. Auquel cas l'enseignement serait le même depuis toujours, il n'y en aurait pas. Le savoir procède de la recherche et de la participation de membres distincts. La traversée du temps par les civilisations a bénéficié du relais des meneurs et des suiveurs. Elle combine les inégalités, les nivelle dans le savoir, sans jamais se figer dans l'homogénéité...
Le phénomène individuant est décrit en termes d'anomalie. Il s'agit d'une rupture, d'un dérèglement, tant dans l'ordre des faits que des raisons, par rapport à un modèle normatif (théorique ou pratique). L' anomalie a pour effet sur l'observateur de lui faire reconnaître l'individu comme surgissant sur l'arrière-fond d'un monde pré-défini et monotone. L'impertinence est cette anomalie agissante initiée par l'individu lui-même (dont on reconnaît la libre causalité). L'anomalie est à l'impertinence ce que l'œuvre est à l'acte qui l'a produit. Ils convergent vers une source commune, l'individu, et constituent les stades de l'effectuation de sa liberté. La liberté n'est pas seulement limitée par une totalité (structure coercitive conventionnelle ou naturelle) mais conditionnée par la valeur insubstituable de chaque individu.
a liberté individuelle est à son tour décrite en termes de transformations, modifications des déterminations données par une cause librement déterminée, l'acte créateur. Au contraire, l'adhérence aux déterminations données est signe d'une adhésion aveugle de l'individu à la totalité dont il est partie. En réfléchissant sur le sesn des attributs comiques, il faut considérer la réalisation de l'individu selon les différents moments de la libération de son individualité. Il est possible de remonter à lui à partir d''ne lecture rationnelle du produit de ses actes et de son empreinte sur le modèle logique. L'absurde, le non-sens, l'abus d'usage, l'impertinence ou l'inconvenance, expriment le comique. Une rupture de modèle systématique ouvre une fenêtre dans la norme sur l'acte qui la pose sans cesse. La constatation de cette rupture, de cet obstacle, engendre à son tour une nouvelle norme (comme les figures de rhétorique par rapport à la grammaire). La norme ultime serait la norme pratique qui permettrait d'évaluer l'art, c'est à dire de décider de sa valeur éthique. C'est la réponse que réclame une question telle que : peut-on rire de tout ? En expliquant ce qu'est le comique, il faudrait pouvoir thématiser le rapport de la pratique spontanée des individus à la norme, au consensus et aux institutions. Il apparaît que toute communication dépend nécessairement de systèmes préexistants qu'elle recrée et transforme. La totalité n'est pas un frein à la créativité mais sa forme. Une telle ambivalence indique le caractère de la lutte des contre-pouvoirs (individuels avec l'art, le comique, collectifs avec les médias).
Toute critique, toute impertinence dressée contre la norme découvre sa dimension normative. L'ignorer peut engendrer de nouvelles formes totalisantes et totalitaires, comme celle que revêt l'Idiotie moderne.

(Ce court texte inachevé et provisoire constitue le préambule d'une étude sur le comique et son rapport à la liberté d'expression).


R. E. (21/01/00)