Jean-Christophe PAGÈS
Dispute


Claude, tes noires, encore elles.

Visage de ma compagne. Si tu savais comme elles m’épuisent. Et, en effet, elle est marquée. Je sens qu’elle mène un combat singulier. Mais aussi : pourquoi n’en parle-t-elle pas ?

Depuis des années, c’est vrai, je n’achète que des noires. Et alors ?

J’ai des vieilles noires et des récentes. Mais toutes ne sont pas identiques.

On voit poindre la discorde.


Nous disposons, dans notre chambre, d’une commode. Chacun bénéficie de deux tiroirs. J’ai le 3 et le 4. Ce meuble est dévolu aux sous-vêtements (le 3) et vêtements inclassables : shorts, casquettes, banane, écharpes, bonnet, maillots de bain.

Il est bon d’évoquer ce désagrément. Souvent, nous évitons de voir la vérité. Erreur car ces soucis peuvent mettre à mal une existence équilibrée. Il en va de la pérennité de notre union. Souhaitons-nous être un couple qui dure contre vents et marées ? Aurions-nous des enfants sinon ? Elle opine.

D’ailleurs, je ne crois pas avoir une seule fois mis en doute la validité de son rangement des tiroirs 1 et 2. Au nom de quel principe s’est-elle attribuée les deux premiers me reléguant au bas de la commode ? Suis-je condamné à ramper ?

Je peux, moi aussi, vider mon sac.


Je n’aime pas jeter mes vieux vêtements. Ça serait comme renier ma jeunesse. Oui, j’ai acquis des noires en quantité. Stock pour le cas où l’une viendrait à s’égarer entre la machine, le sèche-linge et le panier à linge sale. Ou pire : du lit (pliage) à la commode.

Pliage sommaire, l’une introduite à l’intérieur de l’autre, dans quel ordre ? Et surtout dans quel sens ? Au total, simple boule assortie. Normalement.

Poser l’une sur l’autre, à plat sur le lit, étant elle-même assise sur notre nid. Elle est donc assise ce midi dans la chambre et entreprend de plier mes noires, tâche trop longtemps ajournée.

La boule n’est pas n’importe quelle boule. Ma compagne a l’art pour me faciliter l’habillage. Elle seule sait les grouper par paires pour que je passe une bonne journée. Je contrôle du coin de l’œil, lisant le journal.

Fait des tas sur la couette. D’abord, créer les motifs. Par là même, vérifier le nombre pair. Ne pas manquer de concocter simultanément le déjeuner. Polyvalence de ma compagne, complémentarité. A moi, l’actualité, à elle, le décompte.

Pourtant :

Viens voir.
Tes noires…
Oui ? (depuis le canapé)
Je n’en peux plus…
Comment ça ? C’est pourtant simple. Et je suis obligé de me déplacer alors que le déjeuner n’est pas prêt. Tu prends celle-là et tu la mets avec celle-là, etc.

Mais… Claude… Ce ne sont pas les mêmes.

Elle porte cette douleur depuis plusieurs années.

Effectivement, il faut les regarder de près. Elastiques distendus, trous au niveau du gros orteil, usure. Sans compter : fines rayures, variétés de tissus.

Je m’assois à ses côtés. Les noires vont avec tout. Sèche tes larmes. J’irais presque jusqu’à la prendre par le cou.


Le noir a longtemps été ma couleur. Le noir est pratique.

Il me reste des souvenirs de célibataire devant porter chaque vendredi son linge à sa mère pour le récupérer (double déplacement) le dimanche. Claude, je n’ai pas plié tes noires. Maman, les noires ne se plient pas, elles s’assemblent. Contente-toi de les grouper.

Puis, nous avons acheté un lave-linge.

Ça me fait du bien d’en parler.

Souvent, je croyais les avoir égarées alors que je n’étais qu’assis dessus.


Garçonnet, je ne portais que des bleu blanc rouge. Je me rends compte que ce choix ressortait de la même logique du « je ne veux pas être ennuyé par ce détail » et « je sais que c’est compliqué de regrouper les paires ». Inconsciemment, j’avais déjà élaboré cette stratégie qui me revenait aujourd’hui au visage.

Avais-je, une seule fois, vu ma mère pleurer devant mes bleu blanc rouge ?

Adolescent, j’ai évolué vers les pastel à losanges. Opportunément, celles-ci étaient assorties à mes polos : rose, jaune, bleu clair.


Le problème est devenu récurrent. Agglomérat de noires dans le bac à linge, de la machine à laver, au fond du sèche-linge et même dans le bac à plier. J’aurais dû le voir venir.

Ne sont nullement des mues de serpents. Pourtant, elle n’y met plus les mains. Le lendemain matin, il m’en manque une.

Au sortir de la douche : tu sais où est ma deuxième ? laquelle ? la noire ! Je m’agace et lui fais remarquer : ok, je prends « n’importe laquelle » et sors comme ça avec deux dépareillées.

J’ai des bleues.
Une vieille paire de bleues que je n’enfile que lorsque toutes les noires sont sales. Et, parfois, une bleue se combine malencontreusement.

En veux-je alors à ma compagne ? Je n’en dis rien. Je n’ignore pas qu’une autre paire désassortie se niche au fond du troisième tiroir et que la mésaventure se reproduira.

J’avoue : j’ai encore une paire de bleues, « paire de secours ». Les bleues sont un signal d’alerte, seuil, toutes les noires sont sales, gare, tu dois porter les bleues. J’aurais dû me méfier. En arriver aux bleues n’est pas bon signe. Mon couple bat de l’aile.

Ma compagne n’arrive plus à communiquer. Ma compagne complètement fermée. Avec sa tête. Tu ne m’écoutes pas, ne me comprends pas, ne sais rien. Ai-je manqué à mon devoir ? L’aspirateur n’est-il pas régulièrement passé ?

Merci de ne pas m’adresser la parole tant que je n’ai pas bu le café.


Chaussette : mi-bas couvrant le mollet.
Chaussette courte : socquette (au-dessus de la cheville).

Poussée dans ses retranchements, ma compagne a craqué. Je ne peux continuer avec mes noires.

Nombreuses paires économisées par le biais d’un taillage régulier. Particulièrement du gros orteil. Celui-ci (l’autre aussi) ne ménageant pas le coton intercalé entre lui et la coque du soulier. Trous toujours localisés au même endroit : bout du pouce, permanence du frottement, envisager changement quotidien.

Parfois, je ne les retire pas mais les fais glisser pour les décoller de mes pieds, le talon se retrouve sous les orteils et j’ai l’air d’un clown.

Je n’ai besoin de personne pour rigoler.


Rentrant du boulot, je prends la peine d’ouvrir la porte avant d’enlever mes chaussures.

Dans l’entrée, mes chaussures et celles de ma famille. Tombe la veste qui est un blouson, retire chaussures, erre sur le carrelage considérant qu’il refroidira mes pieds et soulagera ?

J’enfile mes chaussons et file dans le bureau.

Ma noire n’a pas encore coulissé. Ma bleue non plus. Elles recouvrent mon pied depuis plus de 10 heures, comprimées dans les chaussures.

Je ne les imagine pas s’extirpant seules. Pas davantage : entièrement dissoutes dans mes pieds.

Elles attendent. Savent mon habitude. Je vais les tirer par la pointe. Opération décollage. Sans dégoût.

Au pays des chaussettes décollées, il n’y pas d’odeur. On y croise des pieds. Tout un petit monde qui prend l’air. Comme on se retrouve !


Qui sait ? Qui est dans la tête de ma compagne ? Y est-elle vraiment tout le temps ? N’a-t-elle pas des moments de creux ? Elle peut s’abandonner de longues heures au feuilletage d’un catalogue.

Voyant, ce jour de 1996, mes noires, elle eut une révélation : ce type, je le veux. L’individu ainsi équipé est pour moi. Et jeta son dévolu. L’énergumène localisé au-dessus de cette paire de noires, je vivrai avec. Bizarreries de la vie. Si je pensais rencontrer quelqu’un muni de telles chaussettes ! Elle me trouva immédiatement sympathique à cause de mon affublement. N’eut d’yeux que pour mes pieds recouverts de tissu tricoté. Le noir, sa couleur préférée.

Il se peut très bien que ce jour-là ait été une soirée. Nuitamment, a-t-elle distingué le bleu du noir ?

De plus, je devais porter des chaussures ou, à défaut, mes savates d’intérieur, si nous étions déjà chez moi. Je ne me serais jamais rendu chez elle avec mes chaussons. Je n’aurais pas pu conduire en chaussons jusqu’à chez elle ni emporter mes chaussons dans un sac plastique.

Et pourtant, elle les a vues. Sorte d’émotion indescriptible (féminine) mêlée d’une discrète moquerie. Les femmes aiment à faire croire aux hommes qu’elles sont plus naïves que ce qu’ils s’imaginent.

Elle est un peu nunuche mais bon, il s’est dit. Rigole tout le temps à gorge déployée, un bon signe. Bon, bon, il a conclu. Le fin connaisseur de la gent.

Elle regardait ses pieds. Elle était pudique. En guise d’ouverture, observait les pieds de son partenaire potentiel. Les siens pas les siens.

Il ne remarqua rien de son petit jeu de séduction et se gratta la cheville. Pour atteindre la malléole externe, il fit glisser sa noire sous le talon. Elle se pâma.

C’était, il y a 10 ans.


D’accord, tu as gagné. J’opte pour la couleur. Je cède, j’essaie. Mais c’est toujours moi qui cède.

Feuilletons un catalogue, l’un près de l’autre dans une sorte d’union retrouvée, sauvée, réchappée du désastre. Tournant doucement les pages, murmurant. Celles-là ? Oui. Ou celles-là ? Comme tu veux. Tu préfères lesquelles ? Choisis, toi. Avec ton pantalon marron ? Des rouges ? Pourquoi pas.

Conséquences : jeter mes vieilles, faciliter la phase d’assemblage dont nous souffrons, être vêtu gaiement. J’ignorais que ma compagne voulût que je fasse le pitre.


Dans l’intervalle. J’attends mes nouvelles. Douceur d’attendre. Qu’elle prenne le téléphone pour passer la commande. Quelle sera ma nouvelle vie ? Un accessoire peut-il modifier en profondeur ma personnalité ?

Pourtant, je retourne souvent vers mon tiroir. Ne serait-il pas plus sage de conserver mes vieilles ? Je ne suis pas à l’abri d’une défaillance. Retard de livraison, erreur de pointure, agrafe liant mes fantaisie, agrafe récalcitrante qui pourrait produire un trou, délai supplémentaire pour lavage avant inauguration.

Je m’étonne. Et, ce faisant, je m’étonne de m’étonner. Impatient de recevoir mes fantaisie ? Que m’arrive-t-il ? Pressé de plaire à ma compagne ?

Basta les noires ! J’aurai des rouges, grises, marron ! Et des bleues ! Je ne garderai qu’une seule paire de noires. Impossible de les confondre. Ah ! Ça sera bien ! Et confortable ! Hâte de vivre paisiblement avec toujours un lot disponible. Je saurai où les trouver.


Une seule paire de noires mais laquelle ? Commencer par les trier par deux sous le regard bienveillant de ma compagne.

Un soir, je suis assis sur le lit, elle fait manger les enfants. Me sourit depuis la salle à manger. M’encourage.

Quelle noire épargnerai-je ? La logique voudrait que je choisisse la plus récente, celle qui n’a rien vécu, la moins usée. Et si je préférais celle d’expérience ? Vieille ayant tout connu, traversé les époques ? La symbolique.

Celle qui arpenta les rues de la ville lors de mes fugues, celle oubliée sur une plage puis miraculeusement retrouvée, celle confondue et rangée dans le mauvais tiroir ?

Je les regarde toutes, et je pleure.

Claude, tu pleures ?
Papa ?

Je ne saurai les quitter. La paire que je portais le jour de notre mariage ? Mais nous ne sommes pas mariés. Je ne me souviens plus de celle que j’avais, cette nuit-là, à la maternité.

Je n’arrive pas à m’en défaire. Si nous les mettions ailleurs ? Sac, placard, combles. Epinglées au mur du bureau ? Tes noires sont-elles des trophées ? Chacune est une victoire, tu verras. Combien de buts marqués ? Combien d’entrechats ? Dérapages parquet ou lino ? Escapades dans le lotissement ? Excédé, je ne prenais même pas la peine d’enfiler mes sabots.

Ou bien : recycler mes vieilles réformées en sachets.


Peu à peu, je guéris. Mise à distance de mon angoisse. Ma compagne retrouve le sourire. Remange. J’ai bien fait de prendre le problème à bras le corps.

Elles empoisonnaient notre ménage.


Et puis, un matin…

Les grises donnent dans l’argenté, avec des minivagues bordeaux, par séries de trois, alternativement croissantes et décroissantes.

Les noires sont ornées de petits points bordeaux et gris, neuf petits points disposés en diagonale, trois blancs, trois bordeaux, trois blancs.

Les rouges tirent sur le bordeaux, motifs en négatif des noires, à savoir : trois points gris, trois blancs, trois gris.

Les grises seront difficiles à porter.
Considérant mes baskets marron.
Je veux bien faire des efforts pour lui plaire.
Mais les grises.
Amour, les grises ?

Reconnaîtra-t-elle, avec moi, que les grises sont mal assorties ?
Les grises, regarde-les.
Elles sont bien.

Les grises ? Quoi ? Tu les as vues ? Sauf à décrocher un rôle de figurant dans une série SF, je n’aurai guère l’occasion de porter des chaussettes métalliques.

Claude, je suis lassée de tes brimades.
Claude, Mon Claude, Petit Claude, Pauvre Claude, Claudio, Claudius, converserons-nous d’autre chose ?

Ma compagne, déjà gratifiée de deux enfants mâles, en recevra un troisième fin septembre. Respect des engagements, reproduction, lignée.

Claude, pourquoi tu t’appelles Claude ?

Ses longs cheveux bouclés lui couvrent les yeux. Qui est-elle ? Que savons-nous l’un de l’autre après une décennie ?

J’apprendrai bientôt son prénom.


Il est rassurant de pouvoir s’appuyer sur un élément stable : confiance maintenue aux bordeaux, introduire variable pantalon. Combinaison concluante.

De la même manière que l’on ne choisit pas son fils préféré, je n’ai pas le droit d’abandonner les grises. Elles font partie du lot. La méchanceté n’est pas dans ma nature.

C’est bon.
Je les porterai.
Ça va.
Tel le pénitent en sandales, j’aurai mes grises.

J’introduis mes pieds et surprise : elles ne sont pas si mal. Même si elles font une marque à ma cheville. L’élastique imprime un motif qui pourrait signifier la ligne de découpage sur une photographie de pied en cap. Ma compagne, amère, munie d’une paire de ciseaux, souhaiterait suivre les pointillés afin de me faire subir la double amputation.

Cette histoire, chéri, combien de temps va-t-elle durer ? Je m’énerve, oui, ça prend des proportions, toute la famille en subit les conséquences ! Les chaussettes par-ci, le nouveau lot par-là, arrête ! Il est de mon devoir de préserver la concorde. Je te le dis calmement : arrête. Les enfants ne te comprennent plus. Et moi ? Chéri, stop. Lève la tête.

On voit que c’est pas elle qui les a.

Une semaine que tu ne parles que de ça.

Les grises seront le socle de notre nouvelle relation. L’été est là. Nous caresserons nos pieds tendrement, l’herbe collée à la voûte.


Souvent, elle n’a pas le moral. Et moi-même, affamé, irrité. Situation explosive que nous avons appris à gérer. Pourtant : ménagement insuffisant cette année.

Par quoi s’exprime la crise de la quarantaine : physionomie de jeune homme.
Par quoi se révèle la maternité : refus d’assemblage des noires.

Surplus des noires.

Claude, je n’ai plus la patience de les trier, maintenant ce sont les tiennes.

Enfant, j’avais une nounou qui s’appelait Josette.