Moteurs
ou
Les Augures


Stéphane Batsal & L.L. De Mars


I

 



iroir ô Miroir, " Ô " je crie, peut-être un peu fort, sur le ton d’un oh ! réveille-toi ! railleur. Le trouble que jette la buée à la surface. La décomposition du visage maintenant, bon, le voilà entier. Je sors. À classer dans mes périodes de représentation... Trois fois ce matin passé par le miroir. Pas pour le visage, ni pour voir au fond des yeux ; juste une mèche, rebelle et sur le front. Est-ce que le haut du visage peut devenir, pour un simple rendez-vous, un champ de bataille ? Ridicule. Pourtant je passe le pont de la gare sans regarder la lumière magenta entre les voies. Elle brille. Le réseau ferré, compliqué, à cet endroit, m’est invisible. Trop concentré sur ce qui me fait sourire ; moins la métaphore que le fait de la produire. Lawrence... s’il l’entendait en serait affligé, sans même voir se creuser les rides de mon front et avant même que je n’imagine les tranchées qu’elles minent. Avec l’avance, je peux bien le rencontrer aujourd’hui en ville. À peine onze heures. Depuis six, levé, et le rendez-vous avec la fille n’est qu’à vingt heures. L’oisiveté tendue il faut sortir, et marcher, et que cela se fasse dehors. Mon corps mon esprit, ça ne tiendra pas chez moi. ça donne quoi ? Des mouvements convulsifs : les mouvements... c’est bien ce qui se fait entre le corps et l’esprit, et lorsqu’ils s’agitent de la sorte comment les tenir entre si peu de murs ?

Je ne la connais même pas. Je la vois souvent sur son lieu de travail, à la librairie, et rien d’autre. Fin. Elle a — combien ? — mille prénoms : que je lui ai choisis clos par un " a " ; Alexandra, Rosa, Zouina, etc. Parmi ces milles, plusieurs ont été imaginés appuyé sur la rambarde du pont, où mes yeux intensifient et multiplient les cercles de lumière magenta. Les prénoms se prolongent ou éclatent une fois chez moi, sur diverses surfaces. Organisation : Un, me souvenir comment cette prise de rendez-vous a pu avoir lieu. Je l’ai. Je l’ai eu, mais elle habite une maison et le numéro de la rue suffit pour la situer. Le mystère de son prénom : consolidé, et qu’elle mentionne ce fait — en insistant — a rendu plus trouble encore ce secret. Ses yeux noirs se sont mis à briller. Je sens l’effet de son regard envahir à nouveau mon corps. Un grincement strident — locomotives jaunes et grasses qui déplacent les wagons aux abords des gares — et je reviens dans le présent. Ne pas se demander d’où vient le bruit, de quelle machine : la gare est déjà loin derrière moi. Je pense à Lawrence ; c’est aussi que je le rencontre ce jour-là en sortant de la librairie. Je glisse sur l’escalier mécanique, il s’élance sur l’autre, à contre-sens. Il y a un signe, entre nous, au moment de se croiser. Content de ne pas le voir de près... je n’aurais pas pu m’empêcher de lui parler de ma Liseuse — je la nomme ainsi depuis ce jour-là, juste pour moi, et ce nom ne se dégrade jamais, comme avec les milles autres. Mille, comme ces milles chemins qu’on emprunte pour se déplacer... Aujourd’hui, pas d’itinéraire conçu : sortir, amener dehors ce qui se bouscule à l’intérieur. Et donner la création de la ligne qui m’amènera au temps de ma Liseuse au hasard. La tête : je l’ai pleine de circuits, selon mes états d’esprits, et j’en connais un tout autre aujourd’hui. Le rendez-vous me fait plus d’effet qu’elle ou... Incroyable le cambrage ! Je suis passé où !? depuis le pont, et pour arriver à cette boutique de chaussures. Une habitude... On ne voit rien. Ici, et rien qu’en vitrine, toujours au moins trois modèles que je trouve extrêmement séduisants. Je ne crois pas à cette cambrure ! Comment en chausser ma Liseuse : je la connais sans jambes ni pieds encore, à cause du comptoir derrière lequel... Surgit Louise, une amie, elle a ce qu’il faut pour le cambrage, et sait se déplacer. C’est ravissant. Louise : elle a des traits de ma Liseuse et déjà travaillé en librairie. Imaginer son pied me met en joie, son déplacement m’allège — en même temps je suis en train de m’engager dans une série de fantasmes. S’ils prennent ce chemin la peur va venir avec ces accessoires. Éviter les vitrines à sandales, les circuits de mules : ne pas emprunter à la suite plus d’un point de ce qui constitue d’ordinaire ces parcours particuliers à mon état d’esprit. " Quand " — sur le ton du " Ô " au miroir —, mais quand et comment l’excitation et la joie arrêteront-elles de m’alourdir d’une charge ? Direction droit ailleurs : vers un petit cimetière, un peu au-dehors du centre. Une rue insoutenable de gaz et de bruits — la rue de la librairie de ma Liseuse : je sais ce qu’on trouve sur le sol. Les petits signes des arpenteurs lors d’un récent état des lieux de la ville : un gros clou, à la tête arrondie qui déborde du sol et cernée de quatre... oui, quatre traits jaunes et de chiffres. Combien, dix ? jonchent cette rue immense. J’aimerais bien rencontrer le dernier topographe passé là. Non... c’est ce qu’il a ajouté à son travail qui me plaît après tout : de courts commentaires, écrits en jaune, comme les traits, les chiffres. Des notes d’humour dans les repères, deux ou trois mots, simples. Très drôle de les trouver là. Je sais comment émerge l’incipit de ce délire. Et où aussi, je ne vais pas remonter une fois encore toute la rue comme à la première apparition d’un de ces signes. Comment : " Moteur / Soleil ", et un second — passé —, je n’en sais plus la teneur. J’approche j’approche, oui, tout juste si l’enseigne ne clignote pas : " Ici ta Liseuse Ici ". Ne pas entrer : passer devant est déjà énorme. Qu’est-ce... tout en joie de lire le " coucou " (dans le texte) de l’arpenteur. Les entraves les plus irréfutables sont parfois impossibles à croire : une échelle est posée sur la façade de la librairie. Un des pieds — non ! — utilise le relief du clou comme butée. Dessous : le texte du topographe, auquel s’ajoutait mentalement la voix de ma Liseuse. Leur choeur s’en trouve écrasé. ça y est ! la façon avec laquelle elle m’a donné rendez-vous : elle serait " probablement là si vous venez ", et avec le même mystère que lorsqu’elle a fait briller ses yeux noirs pour ne pas dévoiler son prénom. Regard qui a fondu comme une promesse lascive... systole, diastole, tout le sang se met à bailler : fondre. Voilà comment on glisse, on s’écoule ensuite sur un escalier mécanique. Elle sera là, mais ce si, et ce probablement n’ôtent rien au doute. Du vent dans les branches. Le chemin le plus court, en insultant le pied de l’échelle et le signe qui vient de réveiller cette incertitude. Peut-être... peut-être que si j’étais passé à côté j’aurais aperçu quelques traits du coucou. Un grincement — les machines jaunes et grasses. Bon, organisation : en Un oublier la mèche, rebelle. C’est oublié, comment l’idée leur vient d’installer des miroirs sur les devantures des magasins ? Putain de clou ! Juste sur le mauvais orteil... Combien ? encore quatre clous : si je bute sur chacun d’eux comme ça ce n’est plus la mèche que je panserai... Sans compter le spectacle d’une chute ! De toute façon les gens détournent les yeux lorsqu’ils voient quelqu’un tomber, n’observent plus quand on regarde autour avant de se relever. Et entre les deux ? Ils jouissent les salauds. Deuxième partie : ne pas entrer — c’est fait —, ne pas penser à ma Liseuse : le risque alors est de faire demi-tour... et entrer dans la librairie. Les bulles des clous : c’est une chance. Je passe " glop ! glop ! " et " ciao ". C’est le bout de la rue. Cette place est à chier. Nous traversent des idées ! D’abord la rue de gaz et de bruit et maintenant la place où elle débouche : identique à la rue mais en concentré dans 20 fois moins d’espace. Quarante, allez je bifurque. Plus tard le cimetière... Mylène ! étrange qu’elle soit dehors si tôt. Et allez... : je ne sais pas, moi, ce que je deviens ! ça va oui, ça va. Dans moins d’une minute elle me demande comment ça s’est passé avec Lucie... " Comment ? ", qu’est-ce qu’elle raconte... ? Troisièmement : écouter ce qu’on me dit, s’entraîner maintenant en vue de ce soir ma Liseuse. Mylène s’enorgueillit de maquer les gens entre eux ; hétéros, homos. Même de recoller les morceaux lors des bris de la passion. Qu’elle me prête sa voiture en perspective de Lucie : ce n’est quand même pas ça qui va faire qu’on retrouve notre ligne amoureuse. On y est, oui je me souviens de ce type à la soirée, gros cul, grosse voiture, grand appartement, compte en banque extra-large : " ... avec Corine, eh ben elle se l’est fait piquer par Carole ". Sa meilleure copine. Ne pas évoquer ma Liseuse. Le comptoir : elle sourit à quelqu’un au milieu de sa petite tête brune. Combien de fois ai-je gardé mes questions — renseignements littéraires —, lors de ses absences, afin de lui poser, à elle. Et de questions inventées pour sa voix et l’entendre sans écouter. Penser au troisièmement. Et écouter Mylène aussi... Lawrence tiens ! Bien sûr qu’il marche vite. C’est vrai que Mylène ne le connaît que de vue. En aval du canal... mais c’est la direction du petit cimetière ça ! Direction : cimetière ou pas ? Si je le vois ce sera impossible de m’en empêcher. C’est Ma Liseuse jusqu’à ce soir, et après on verra. Ma Liseuse et mon plan et ce qui, me connaissant, dépassé ce soir, deviendra : une fille. A part cette histoire simple du type qui a simplement fait un choix je n’ai rien retenu de ce que m’a dit Mylène. Elle doit être au volant de sa voiture maintenant et maudire Gros-Cul : mon travail d’entremetteuse réduit à néant ! ça dénote vraiment d’une... Les mecs c’est vraiment... Plus tard le petit cimetière. L’anglais a le don de me faire parler et ce n’est pas le jour. Donc, cette troisième partie ; je me plains, et m’en sers aussi, de cette machine à avaler que forme ma mémoire, à trier sévèrement, retenir et évacuer. Je me demande si ça ne passe pas par l’écoute. Trop de choses à écouter ; concentrer sur certains champs son acuité. On ne peut s’y appliquer consciemment de manière incessante : il y a un sujet d’intérêt — ou même une obsession —, des limites se forment et conservent une part invisible de membrane entrebâillée. Ce petit monde formé vit sur la brèche, tendu vers ce qui peut le consolider, l’affecter. On sent soi-même la tension de ses sphincters, de ces muscles à la fissure de la membrane. Quant à localiser ces tensions que ce monde nous transmet... Devenir un Lucky Luke : ne rien faire de ses dix doigts et, au bon moment, saisir ce qui passe, mettre en fonction juste ce qu’il faut. Très vite. Rouler des clopes, adossé. Agir dans la collure. Fumer. I’m a poor lonesome... bon, pour l’instant j’ai la fuite un peu plus convulsive. Tu es où là ? — expression offerte avec les portables. Tu es où là ? Rue des Roses Naines... pas aujourd’hui : ça mettra trop de choses en branle. Quand je pense à son regard à ce moment-là... brisée la belle ligne bien droite de sa frange de cheveux noirs. Fissuré le visage de poupée : c’est un peu la peau que lui donne le maquillage qu’elle choisit. L’éclairage de néons du magasin n’arrange rien. Où est-ce qu’elle traîne ? Dans quels endroits sort ma Liseuse ? Jamais vue hors de son comptoir. Ses fesses ! Sa tenue debout et comment elle se déplace ! Comment galber son pied de la cambrure des sandales, et des brides aperçues ? Immobilisée, comment la voir agir ailleurs ? Peut-être on la branche le matin, on la remonte pour la journée. Qu’elle n’a pas de chez-elle ; une machine à vendre des livres à des pèlerins comme moi, fragiles de coeur, une machine à renseignements : " une BORNE ! ". Peut-être un peu fort, " excusez-moi, un café oui "... il a dû se demander ce qui se passait le gars... Je sonne et il n’y a pas de murs où s’accroche le bouton ! Pas de maison de murs de nom de fille de cul de jambes de pieds ! Pas de cambrage ! Pas d’orteils pas de langue ! Elle a quand même quelque chose cette fille : chaque fois que je viens sur cette terrasse elle passe. Elle habite dans le coin ou... Quatrièmement, ne pas penser à une autre fille qu’à ma Liseuse. Sans oublier le Deux : ne pas penser à ma Liseuse... Organisation. Je dois traverser un bloc de poupées là. Cette terrasse de bar, j’adore. Elle doit être sans aucun intérêt d’ailleurs : jamais personne, et la terrasse d’en face toujours débordée. Bondée, ou débondée : des gens debout, pas assez de chaises... Terrasse envahie de types et de filles bcbg, du genre blond et bien Barbies. D’ici au moins je peux les voir, et les mouvements, les gestes : on s’incline en retenant un pan de cheveux pour la bise, même au serveur — qui ne doit plus bander depuis le temps, bien qu’avec ses postures de visage elles doivent y croire. Le cadre du spectacle : la place en entonnoir, côté siphon pour mon point de vue, peu de véhicules ; les colombages des façades qui dominent le bar de blondes, le bord des maisons tordu... Qu’est-ce qu’ils fichent en face ? À ma terrasse : personne. Au-dessus de moi : rien, et je dois me confondre aux chaises et tables sans signes particuliers. Tranquille. Aller voir de près comment elles sont chaussées, un jour... écouter dans quel langage et sur quel ton on s’exprime... Les remercier pour le tableau qu’ils m’offrent : virer la statue qui surplombe, sauter, me présenter : " James Blonde, le Spécialiste... ". Je vous remercie pour le spectacle que... Plus tard. Le bar de blondes est fermé à cette heure. Le cadre est là et prend tout le vide. Peut-être ce soir à l’heure de l’apéritif : la statue, le saut ! Cinquièmement : me vêtir des fringues de la statue pour discourir. Pas mal, un petit galop d’élocution, juste avant 20 heures ! Non, cinquièmement : rencontrer quelqu’un avant ma Liseuse pour me délier la langue, la chauffer. Des jours entiers où l’on prononce " une baguette s’il vous plaît ", rien d’autre. Un pain Polka. Des clopes. Une chance que se perdent des parts de mon plan à mesure qu’il se fait ! Vocaliser donc, et en Six : ne pas trop segmenter mon programme, y insérer trop de parties.

L’espace, le temps... Leurs tremblements convulsifs... Les visions presque hallucinatoires qu’on fait naître ensemble... Temps et espace, eux aussi agis de segmentation, surtout en ville. Ce qu’on ressent un tel jour approche du sentiment d’angoisse qui envahit lorsqu’on est frappé d’infidélité amoureuse ; prison et prisonnier de ces deux idées, et des obsédés d’images — des concentrés d’hallucinations — qu’on ne contrôle pas. Impression d’accélération dans le ventre, par les trous qui s’y font. Tout le corps se transforme et n’est plus doté alors que de muscles striés, aux stries mal réglées entre elles. Une seule différence entre ces spasmodies : il y a un objet et un objectif dans la présente fuite. Le rendez-vous, l’heure du rendez-vous : censé annuler la segmentation. Quand, " mais quand ? " et comment l’excitation et la joie arrêteront-elles de... Septièmement : se lever vite et se déplacer, et tuer ce septièmement. Chouette redingote ! " Je tiens à vous remercier... ". Pour troubler les distances, propager du flou dans le temps : une solution d’alcool. Drôle de chimie ! Désinhiber les muscles striés ! Faire dérailler les segments ! Un désastre d’idée : l’haleine sera déplacée. Sans compter que les odeurs, comme le regard d’onyx de ma Liseuse, éveille selon les esprits un monde particulier. Et puis : quelques verres, rencontrer Lawrence, les relents d’intimités qui se dévoilent... La joie de lui évoquer le rendez-vous... Et après : l’abattement qui suit les fuites. Comment est-ce arrivé ? Je me demande si c’est le genre de fille qu’il me faut : un modèle que j’ai aimé il y a quelques années, mais aujourd’hui... Tu es où, là ? ça ne passe pas... Je te rappelle... je te rappelle la partie Deux : ne pas penser à ma Liseuse. Rebelle et sur le front ! Et le grand champ de bataille ; la ville où je me déplace, plaie à la recherche d’un corps aux balbutiements que traverse encore le désir ; trous, l’Anglais, l’alcool, éviter ces accélérations incontrôlables ; muscles striés en pâte de chair foulée en chaussures à brides ! Par où suis-je passé pour repasser devant cette boutique ? Allez ! Le petit cimetière, et avant passer voir le camélia : ça me fera gagner du temps sur l’Anglais. Un quartier dévasté, frappé de démolition, des engins à chenilles, à godets munis de crocs, un quartier de jardins où il ne reste que terre dure et presque blanche. L’herbe ne passera pas ! Pourtant, sur une colline meuble oubliée d’une grue... On a investi ; on construit. Une, deux, trois années : ruiner, rendre désert et construire. Transformer, et au milieu : le camélia. Toujours là ! À fleurir, mauve pâle contre ce jaune des engins gras que les chenilles n’approchent pas... Comment ont-ils pu laisser passer cet arbuste ? Il est là. Voir s’il est là. Exorciser le coucou de l’échelle, cette voleuse de nid ! Est-ce la saison fleurie ? La fuite d’un camélia sur la boutonnière de la redingote empruntée à la statue sera du plus bel effet... Un peu de la force réfractaire du front végétal, ça aide : " Coucou ! C’est moi, Blondes ! James Blondes. Je vous remercie pour... ". Le rendez-vous, je vous remercie pour le rendez-vous mademoiselle ! On jouit sur des types qui chutent dans la rue, et ceux qui y rient solitaires sont méprisés : mouvement retranché de la tête, expression de méfiance. Je ne vais pas te sauter dessus mamy ! Pas s’inquiéter Jane ! Déjà oubliée... mêlée au monde où s’est éteinte l’insoumission de ma mèche... Mademoiselle comment ? Y aura-t-il un nom dans le rectangle et un prénom derrière la sonnette ? Un corps et le bruit d’une voix ? Quelque chose comme une Liseuse sans qu’un comptoir nous entrave. Il est bien là. Je me contente de sa vue d’ici ou je vais jusque là-bas, à toucher ses fleurs mauves ? Avec le temps passé sur place c’est vingt minutes encore sur l’Anglais... Il en est passé sous les ponts depuis tout à l’heure, l’époque où Mylène m’a dit l’avoir aperçu. Un peu d’histoire : cambrages, déserts, grand discours sur la place en entonnoir, guerre, joie qu’on rabat sur la folie, chimies, opérations sur plan... Accélération dans un flot d’insultes — taré ! va — déversé d’une vitre : quand les êtres humains deviennent automobilistes... quand les porteurs de portables nous demandent où l’on est alors qu’ils appellent un poste fixe... Accélération, déformation... J’y vais. Il faudra revenir sur mes pas : c’est ça aussi qui fait hésitation. Bon, c’est juste un petit décroché vers une poche, le long des galeries creusées depuis ce matin. Moins la beauté de l’arbre que celle du signe, et aussi moins la représentation que l’intensité du vestibule. Pas même une invocation : juste s’appuyer sur la rambarde toute proche, regarder l’eau, regarder l’arbre. Je pourrai même m’accorder un petit souvenir lointain ; deux. Pas plus. Toucher l’eau ça aide : mettre un peu de la main dans de la mort. Pourquoi de la mort ? La fille peut-être, la noyée dont les cheveux... dans le courant.... Est-ce le même mythe qui me travaille sur le pont près de la gare ? Le fleuve à double courant du réseau ferré... reflets du métal... et comme chevelure végétale la petite lumière magenta ! Cueillie. Présentée à la boutonnière de la redingote ! Mieux qu’un camélia ! Cette lueur, vive, éblouit modestement. " Afin de montrer la joie qu’a fait naître votre invitation, j’ai fait glisser un peu de la mort qui passe à ma boutonnière... ". Très bonne idée : le magenta pris des voies, j’arrive à la porte, appuie sur le bouton. Signal : la cloche électrique retentit... Le flux s’arrête, ma Liseuse arrive à grande vitesse. Avec " Oui... ". Elle est là ! Tout de suite : regarder comment le cambrage aperçu peut jouer dans ses mouvements. Si alors je pense à Louise c’est que ça ne fonctionne pas. C’est un bon test. Septièmement : valider ce test ! Le petit cimetière maintenant ? Et fixer ce que la rivière charrie depuis tout à l’heure. Une oraison peut-être : " en ce jour de discours, je voudrais... " ! Redingote. Etrange que je me remette en mouvement sans que quelque chose d’extérieur ne vienne me le souffler ; comme un grincement strident, une vision qui me traverse. Plutôt ce genre d’action qui m’agit d’habitude... C’est vrai qu’aujourd’hui... En tout cas, le bruit de la peau n’a pas changé ; chaque fois je me demande comment ça se fait : on marche, on laisse glisser la main sur le métal lisse d’une rambarde, et le frottement ! On dirait que la paume est devenue dure : la peau, le métal et le déplacement, le ton du frottement ne les rappelle pas. Est-ce que je surveille les accrocs qui pourraient surgir ? Je ne crois pas. Vérifier ça un de ces jours. Cette eau est vraiment glauque, à débouter le Narcisse aux rêves empreints des plus larges étendues d’huile. Miroir, Ô miroir, l’impossible est à la mèche ici ! A l’endroit de cette impossibilité pousse la gentille chevelure noire de ma Liseuse à frange... Dire que j’aime l’onyx et le geai... Faire de sa peau blanche des guirlandes aux Furies ! Je vais m’étioler ici, allez ! Trois minutes et je suis sur l’autre rive. Combien ? — une, deux, trois... en quelques brasses j’y serais déjà. Pas de rambarde de l’autre côté : de hautes herbes, un talus jonché de plastique et de métal qui rouille, encore de la végétation. En grosses mottes : elle empêche de voir la surface du trottoir et, non ! Lawrence !

 

 

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