L.L. De MARS
Limites
une autobiographie
préface

Ce texte est la préface de la seule forme d'autobiographie que puisse envisager son auteur : perpétuellement en chantier, elle est constituée de la liste des ouvrages composants sa bibliothèque (peut-être sera-t-elle un jour donnée ici).


 

l serait hâtif de lire dans ces "limites" celles qui, par l'ampleur ou la pauvreté du capital ici partitionné, circonscrivent le champ de la connaissance conclusive d'un homme et du prestige improbable qu'il lui pourrait soutirer.

l est entendu que la transaction proposée par le livre est un marché de dupe, et Nietzsche nous a rappelé dans Ecce Homo qu'il n'y a aucun enseignement à en extraire. Ses limites seront chaînées aux nôtres, et cette commune assertion aura rarement été ailleurs aussi évidente qu'ici.
 Ce qu'elles tracent, donc, ces limites, pour peu que vous trouviez au gré de ces titres et de ces fragments arbitrairement imposés quelque éclat dont la brillance n'est qu'à votre mesure, quelque évocation dont l'origine vous est exclusive, baies d'échouage qui vous sont familières ou qui le furent hier au point de vous être aujourd'hui devenues étrangères, sera à saisir entre vous et moi /entre/ nous séparant radicalement, mais, tissant cependant les seuls liens qui puissent nous réunir.
 
ertaine proximité curieuse ou discutable d'ouvrages adversaires, bataillant silencieusement d'un rayon l'autre, certaine présence évidemment criticable là où une absence éclatera, ouvrira une brêche obsédante dans ce qui s'homogénéisait, semble-t'il,  devant vos yeux, certaine redondance que seules tendraient à éclairer des manies bibliophiliques, enjoindra la méfiance; elle n'aura été rendue possible, sans doute, que par l'indisponibilité d'un appareil critique auquel seul la fatigue de l'âge donne sa clarté et, de toute évidence, sa nécessité; la genèse d'un amoncellement de cet ordre, toujours trop précoce, se fait le plus souvent dans le vacarme, quand elle n'est pas parasitée par les monolithiques lieux-communs que nos incorrigibles trésoriers pédagogiques ont cru bon d'étalonner pour tout jeune homme en quête d'une bibliothèque.
        La satisfaction inavouable que procure la multiplication des chemins de traverse, même au prix de quelques impasses, surtout à ce prix, l'inaptitude à se désaisir d'un livre, même le plus médiocre d'entre eux pour peu qu'il vous semble être à la source d'un enchaînement que vous louez, fera le reste, et quelques crises d'épure ne suffiront pas pour constituer un filtre irréprochable...
         Par ailleurs, le prisme de ces retranchements, convocations étranges, acquisitions fortuites, déambulations souvent éperdues, parfois impardonnables, peut seul faire juger de l'essence narrative de ce Principe même de la narration pour laquelle il pourrait tenir lieu d'emblême; l'enchassement au cours duquel chaque évènement ne supplée au précédent que par l'acquisition du minimum, dans la métamorphose, qui fait imperceptiblement  basculer chacun des minuscules segments, de sa présentation factuelle à une source causale: l'énumération...
 
e temps qui accompagna chacune de ces lectures, du moment où il fut décidé de leur acquisition jusqu'à leur dernière clôture, les conjoindra par autant d'ellipses, consolidant le corps impensable d'un unique cheminement intellectuel, quelqu'affolé soit-il.
        Ainsi, pour ce que l'entreprise, aussi orgueilleuse ou vaine puisse-t'elle sembler, fera naître de ressourcement du modèle inutilisable autobiographique, il m'est apparu, en ficelant ce patchwork que vous pourriez tenir pour un nouveau caprice de la modernité -sous le phare de la Fiction - que lui seul serait à même de me faire plier aux usages de ce genre embarrassant et précaire...
        ...modulant au gré de ce fluide égrènement les seuls abris pour ma langue d'usage, je trouvai à ce livre une nouvelle opportunité pour tenir tête à mon renoncement.
 
 
nfin, dans ce fatras d'adhésions et de carnages qui font une vie de peu, on se méprend sans doute sur le lieu du vestige: c'est bien le corps qui est un habitacle impuissant de l'agitation, plié à l'usure, incompréhensible, voué à l'enfouissement ou à l'exemplarité, faute de véritable parti à en tirer, et l'on s'étonne de découvrir une filiation entre les secousses de cet animalcule et ce qu'il croit être le vulgaire avatar de son histoire et de ses névroses... le plus médiocre des livres ne vaut-il pas toujours plus cher que le meilleur des êtres humains?
         Ces instances, dont la paternité leur semble de toute façon si lointaine et honteuse qu'ils les condamnent ponctuellement comme abominations pour les vouer aux gémonies, les livrer aux flammes et à la liesse qu'elles procurent, ont fait que les hommes ne modelèrent leur souffle que le plus éloigné possible d'elles, au gré du tohu-bohut: ce qu'ils désignèrent sans appel pour unique ferment et preuve qu'il y a là de la vie...
        Le souffle est inchangé depuis les premières tablettes d'argile ou de buis, et il ne changera pas: mais ceci, tôt ou tard, s'inscrira aussi, avec une densité que la vie n'atteint pas pour n'être qu'un fragment de ce que l'on croit gouverner avec elle.
 
oici donc probablement un ultime lieu de résistance, à ceci près que l'on ne puisse saisir la nature, ni mesurer l'étendue, de ce à quoi il resiste; la singularité de cette périphérie en étant l'extrème mobilité.
         Ces baroques nécropoles où se sont réfugiés les derniers vivants n'existent sans doute qu'au rythme d'une respiration inactuelle, improbable, intouchable, afin de ne pas se faire entendre.
         Il y aura nécessairement là-bas quelque place pour le silence.