L.L. De MARS
"Diurne écrit contre la nuit"


Ce poème en trois parties est le produit de trois lettres extraites d'une correspondance avec Caroline Leduc, en mars 99. Destiné à la lecture publique, il sera bientôt disponible sous forme de fichier MP3 sur Le Terrier.

Mes nuits sans toi, soit:
commencent mes nuits sans nuit avec mon amour le gardien de
mes nuits éveillées, plus tard il faudra faire, doucement,
l'épreuve du jour pendant que tout,
autour
plonge dans une nuit des larves où
nous
verrons des hommes devenus moins que
leurs rêves, moins
(tu dis : l'inconscient moi
je dis
le rêve n'est que le ronronnement terrible d'une machine
en veilleuse)
nous verrons
des femmes sautant des yeux par-dessus leur
mère pour porter les corsets des grands-mères imaginaires
(les mâles, hannetons, resteront blanchâtres au corps mou sous terre sept ans,
les femelles iront vite à la surface, trois jours,
ce sera le travail, le travail à la surface, l'achat, l'économie,
pour mourir, ailées, le jour où les mâles, sortant leurs yeux formés enfin,
aveuglés par ce premier soleil après sept ans de tremblements,
viendront mourir de même : ils se regarderont sans comprendre
comment on peut se rater à ce point).

Nous nous pencherons mon amour un jour chaud, sans regret ni haine, ni hautains ni endeuillés,
dans l'herbe avec une tige sèche titillant
l'ouverture d'un terrier minuscule
pour observer
des hannetons, d'
autres bêtes ; nous écouterons
ceux qui meurent sans prier, ils ne sauront plus, qui sait encore ?
Les fondations tremblent ?, vite, ils courent acheter des chaussons.

Cinquante ans, c'est tout près,
des piliers d'ombre qui se disaient les plus virils de tous,
ont brûlés des livres ; la botte noir, c'est le phallus invaginé,
c'est la paume
muette
androgyne, dernier acte de virilité de l'histoire à se mettre sous la dent ;
nous lisons depuis les cendres de ces nuits
là,
c'est nos livres.
Le suicide viril, brûler les livres avant de
Brûler le Peuple du Livre. Mon Dieu...

Ne ressemble pas à ton siècle mon amour, à aucun siècle
puisqu'ils nous ont conduit à celui-ci,
je ne ressemblerai pas à mon siècle mon amour, ni toi
ni moi crevettes roses aux antennes branchées sur le réseau
(ils pensent que le réseau est en-dehors d'eux,
les hommes sont les instruments sacrifiés à la machine du réseau,
les sourds n'entendent que des voix,
ils ont tant voulu le sexe des anges qu'ils l'auront,
sourire éternel des spermathèques et logithèques sur
les bibliothèques ensevelies.)
Je ne sais pas grand-chose, mais je n'attendrai pas demain ;
pas très loin d'ici,
je composerais quelques petits tas des cendres volées dans un musée,
le long d'une plage, des tas denses, serrés,
petites buttes noires d'éternité pour toi,
pour n'être pas l' animal de l'histoire.

Derrière moi : un sourire d'enfant sur une tête de mort et,
devant moi, un sourire de mort sur une tête d'enfant. Mon travail :
hoquètement d'où
x une vie entière d'un pou
ranger les sourires à leur place.

Les yeux plus électriques que l'écran,
mon fils voit trois meurtres par minutes
j'ai murmuré "Tu ne peux pas tuer, c'est impossible,
sinon tu meurs,
tu sais "...
J'entends le bruit sec de ses oreilles
inachevées -minuscules ormeaux- arrachées par le siècle et
je ferme les yeux :
ma parole est moins que le jappement d'un fennec,
ma voix porte moins qu'un glapissement,
alors m'entendra-t-il par les deux trous saignant aux côtés
de sa tête ?
Mes mains pourraient la couvrir entièrement,
mais arrêteraient-elles une balle,
ou le sifflement -la voix- d'une balle ?

Mon amour,
peut-être n'y aura-t-il plus jamais le chiffre
deux, pour tous, pauvres hommes sans unité déjà,
c'est la raison sans doute ; mets tes mains par dessus-les miennes autour de sa tête ;
nous amortirons peut-être
le dernier impact,
nos doigts brisés, qui sait ?, traceront peut-être,
le chiffre
hors deux,
l'unité pour chacun retrouvée.


" L'intérêt quej'ai à croire une chose n'est pas la preuve de l'existence de cette chose "
ah oui ? Tu sais, Voltaire, je suis libre d'être mort pour l'intérêt du monde, oui,
plus libre que toi je sais ce que tu dis
et
j'ai l'ivresse de marcher du même pas
dans ma cellule de liberté, ma chose est sans preuve, sans intérêt, et
je brûle pour elle, pour ma putain mon amour mon coeur ma tendresse
-violence du repos dans le désastre de la nuit continue-
je vais te faire une confidence, Voltaire :
j'arracherai quelques plumes au cul des augures
et je te chatouillerai les pieds... Tu veux ?
Je n'irai plus jamais au colloque des oiseaux.

La vaisselle sale de Tristan et Yseult
Abelard toujours les doigts fourrés dans les narines,
les chaussettes qui traînent de Romeo et la voix
qui nasille
de Dulcinea, les hommes font leur
ménage à ceux-là depuis quelques siècles en aveugle
et torturent la douceur des jours
le nez dans la nuit

Mon tendre amour,
comme c'est dur,
puiser qu'en soi
la force de vivre encore un
peu
mieux,
quand la vie, sans toi,
c'est tellement moins que la vie,
tellement

C'est un moment d'inadvertan
ce n'est pas ce que tu crois
qui me fit laisser mon coeur aux chiens
bien
qu'il n'y ait pas que des chiens... un
carnaval de fourrures en vérité ;
mais le premier des hommes, lui-même,
dut faire l'épreuve du mal pour toucher à la Loi,
et c'est sa fourrure que nous distendons,
oui, l'un après l'autre, sa fourrure.

Reposes-toi ma bien-aimée je
Serinerai aussi les yeux pour te suivre
j'écouterai le bouillon battu sourd l'oreille collée entre tes seins
Je serai toujours là à ton réveil,
ma main collée en coque sur les poils de ton doux con n'aura pas bougé
le doigt pris dans l'assèchement de la nuit
entre tes lèvres charnues

je t'écrirai ce poème
pendant que, les yeux rouges et collés tu
m'ouvriras au jour
je te l'écrirai


Épaves d'opéras sous les ruines du Colisée,
un homme met onze minutes à mourir sur la chaise, onze minute
-à mordre un bout de cuir-
dont personne ne répondra, les tyrans ne répondent pas devant les humiliés,
quelques tragédiennes plâtreuses, dressées pour tuer,
balancent comme des mats
et c'est le coeur
il nous reste un coeur

Je ne suis pas de ceux qui ont
senti l'haleine de Dieu contre leur face,
moins encore senti la destinée entre mes omoplates,
la raison n'a jamais guidé
la mienne, je n'ai pas cette soeur chaleureuse, moi je
suis plus pauvre que Job, plusieurs fois mon coeur s'est ramassé comme un caillot,
un oiseau séché tué par son soleil, plusieurs fois
j'aurais bien fait le voyage, mais si je me retrouvais partout ?
Je sais que ce sera le cas, toujours.

Les singent servent l'homme
par tous les bout de l'histoire.
Je ne suis pas un Cheyenne perdu dans les livres blancs,
je n'ai pas brûlé avec les Derniers Hommes,
ma peau ne s'est pas déchirée comme une pâte mouillée
entre les mains des libérateurs américains :
je suis de la nouvelle espèce, les premiers solitaires, vraiment,
la race sans orgueil qui a tout à
naitre, papier découpé, motif.
Je brûle mes poumons cigarette sur
cigarette, pour sentir mes poumons,
de même, je t'aime mon amour avec la plus grande goinfrerie
risquer la vie,
pore perdu de la peau immense,
ambages, discontinuité, éternité ;
c'est un moment sans herbe sans
sueur sans ravage, dans l'Iliade,
qui a échappé à l'oeil aveugle d'Homère.
Je t'embarque où tu iras,
tu me fais moins peur qu'eux
quand j'ai peur de toi,
terre d'exil et chant du repos mon amour ;
le poème m'ouvre la bouche comme une plaie, si douce,
je m'endors avec un jour de plus
gagné contre l'horreur,
la convalescence, loques pendues des vieilles férocités,
cocaïne et dissipation.

Le jour blanc bleu glacé me dessille d'un jet,
et c'est un matin sans torpeur ; j'avais
rêvé tout ça, l'image, la tourbe, le poème,
comme on consulte des fiches d'archives,
je l'avais rêvé comme si ma bouche contre
ton oreille je te chuchotais
" tu vois de quoi je suis plein,
n'aie pas peur mon amour. "
J'étais plein de toute ma lâcheté, ma paresse
infinie, mes colères fielleuses, ma lourdeur de boeuf,
et j'ai vu dans tes yeux l'amour pour moi !
J'ai d'abord eu honte... J'ai senti un incroyable soulagement:
le meilleur des hommes ne serait pas
plus aimé,
alors,
j'ai toute mobilité pour toucher au mérite,
car, voyant mon coeur j'ai été effrayé.

Quand le dernier cep pourrira sur pied,
que chacun aura bu le vin de sa dernière messe,
ma langue sera toujours fichée dans ton cul,
mobile,
je chérirai ton coeur;
derrière un ciel de flash blanc électrique
j'embrasserai tes yeux pour les protéger
de cette atroce lueur ;
et là, une fois encore, je reprendrai le poème.
Dieu bénira ses deux chers enfants
quand ils se baiseront devant lui
dans la plus stupéfiante nudité.

Je sens venir le matin
de nos fiançailles,
chaque jour je poursuis
à tue-tête la lecture de Rimbaud
-plus assez jeune pour me tromper de violence, et pas
encore flétri par la défaite, je suis son lecteur-
je chante pour moi,
pâtisserie mexicaine,
sourire figé dans le sucre
de la fête des morts,
le plus terrifiant le plus doux
des chants
qu'on ne donne
qu'à soi même.

 

 

 

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