L.L. 
  De MARS 
  Un 
  usage de la licence Art Libre (Copyleft)    
l 
  y a, entre ma pleine adhésion à la Licence Art Libre et ce qui 
  fut depuis son origine ma pratique de l'art, toute l'imperceptible distance 
  qui sépare la morale de l'éthique : l'édiction d'un 
  discours organisant, collectif, le poids d'une parole légiférante, 
  dont la nature est moins propre à bouleverser l'ordre déjà 
  régnant que son principe ; disons donc que si, au fond, la façon 
  dont jusqu'ici je diffusais mes travaux n'a pas été modifiée 
  par cet acquiescement aux règles du Copyleft, c'est l'existence de l'énoncé 
  qui en accompagne le cours qui fut décisive. Ce qui, jusqu'à aujourd'hui 
  n'était que la forme accidentelle, inévitable cependant, d'une 
  inaptitude aux règles du jeu (et peu importe au fond qu'elle soit le 
  fruit d'une radicalité héroïque ou de la stupeur tremblante 
  devant l'invariabilité des rapports de force dans tous les groupes sociaux) 
  devient alors une déviation manifeste à la violence que ces règles 
  font à l'idéal d'intégrité de tout artiste.
a 
  première force attractive de la Licence Art Libre fut donc pour moi celle 
  de l'énoncé qui, au même titre que l'idée d'un roman 
  n'est pas un roman, fit d'une simple circonstance de vie — née je le 
  répète du désoeuvrement pour les uns (dont je suis), de 
  l'héroïsme pour d'autres — un enjeu politique. Restait à 
  dégager ce qui, dans la nature de cet énoncé, pouvait à 
  son tour devenir matière de travail, être susceptible de se fixer 
  plus loin que la membrane sociale et politique, à la périphérie 
  des oeuvres, et devenir à son tour objet d'atelier ou, mieux encore, 
  machine de production.
es 
  articles 2.1 et 2.2, relatifs à la liberté de copie et de diffusion, 
  de ce point de vue, tiennent plus de la profession de foi aimable que de la 
  réforme ou de l'invention ; bien entendu, on n'a pas attendu le 
  copyleft pour se rendre disponible un modèle de libre échange 
  et de reproduction ouverte des oeuvres : qu'il s'agisse de la revue situationniste 
  Potlatch qui invitait dans les années 50 ses lecteurs à 
  reproduire et distribuer leurs exemplaires pour couper court à toute 
  tentative de collection, ou encore, en 1972, de l'envoi de La langue slave 
  dans lequel Michel Vachey, pratiquant la version la moins civilisée du 
  cut-up, précisait que sa " pensée n'étant ni 
  légale ni déposée, il n'y a donc pour ce livre aucun 
  dépôt légal ", j'imagine que chacun pourrait compléter 
  sans peine la liste de ces effractions faites à l'économie qui 
  sont au travail dans l'art moderne depuis un siècle.
oute 
  oeuvre d'art est appelée à être engouffrée dans le 
  vaste domaine des plagiats ou des artisanats, de la citation plus ou moins abusive 
  au mastic destiné à combler l'imagination sidéralement 
  lacunaire des publicitaires, des vidéastes ou des performers; toute grande 
  oeuvre finit tôt ou tard par devenir un pot de chambre fleuri entre les 
  mains d'un public dont la moindre qualité est d'avoir le goût exclusivement 
  posthume, sinon une citation approximative et frivole dans un des innombrables 
  shows multimédias qui sont depuis dix ans l'essentiel de l'activité 
  culturelle (la confusion avec l'activité artistique n'est 
  pas entretenue de mon fait, soyez-en certains, mais signe bien l'état 
  de sociologisation navrant de la production contemporaine) ; et, surtout, quand 
  un artiste se soucie lui-même avec trop d'empressement de protéger 
  ses oeuvres contre la duplication, c'est qu'il précède la nature 
  artisanale de son oeuvre en supposant que sa reproductibilité en ruinerait 
  le sens. En vérité, la pratique de l'art se définissant 
  principalement dans la sphère de l'invention du 
  sujet pour lui-même1 — par cette 
  effectuation en " agrégats sensibles "2 
  des liens singuliers qu'il tisse avec le monde pour se le rendre habitable — 
  on comprend aisément que sa reproduction ne met en péril que l'intégrité 
  du copieur, qui y perd tout ce que l'art pourrait lui offrir d'enrichissement 
  ; c'est l'emprunteur qui y laisse sa substance, pas le créateur.
'est 
  surtout en tant que structure participative et projet territorial bien 
  plus que comme plateforme d'échanges que m'intéresse le Copyleft 
  ; ceci a fortiori parce que cette dernière proposition, la disponibilité 
  des banques inertes, est basée sur l'actuel modèle communiquant, 
  dont la conception du monde et de la place du sujet dans celui-ci ont sur l'art 
  des effets assez désastreux pour le piéger systématiquement 
  dans la sociologie3 
  (il s'agit, ni plus ni moins, d'un charlatanisme de l'unité mystique, 
  de l'immanence des universaux supposés du discours qui habiterait cet 
  " être " dont l'humain est le berger. Cette apparente 
  générosité a surtout pour mission d'aplanir toutes les 
  singularités au profit d'une uniformisation des énoncés, 
  qui camoufle mal que sous le terme d'ouverture s'abrite un fantasme solide des 
  équivalences pour lequel tout est art et tout le monde est un artiste).
'ai 
  pour ma part, à ce jour, puisé dans la Licence Art Libre par deux 
  fois pour y trouver un modèle de grammaire (un modèle ergologique), 
  dans lequel le Copyleft toucha, pour la première, à la diffusion 
  et à l'usage du concept philosophique comme objet modulaire et transformable 
  — ce fut la publication des actes du colloque De l'humour 
  libéral ou l'invention de l'idiot moderne 4 
  — et, dans la seconde, de la partition ouverte — la réalisation du 
  CD Strabisme avec Vincent Matyn —, sans vraiment me pencher sur le libre-service 
  des éléments (modèle logistique), qui n'invente à 
  mon sens aucune nouvelle donne artistique par rapport au collage, au cut-up 
  ou encore au brassage des samples (il s'agit, je le répète, d'une 
  conclusion purement technologique, qui ne tient pas compte de l'importance que 
  j'accorde à l'énoncé qui suppose un entretien entre 
  la source et l'usager). Il s'est agit pour moi de privilégier l'aspect 
  dynamique qui conduit, à chaque aventure du matériau, à 
  devoir le repenser entièrement dans sa nature même, plutôt 
  qu'à en défendre l'usage libre (qu'est-ce que signifierait, d'ailleurs, 
  cet emploi-là du Copyleft pour le producteur que je suis, disposition 
  largement redondante en regard de l'infinie variation des possibles de la déjà 
  disponible banque des données sur lesquelles se bâtit toute oeuvre 
  d'art? Si la place du sujet doit rester prépondérante, c'est bien 
  en termes dynamiques qu'il faut l'entendre, ceux de la production elle-même, 
  et non ceux de l'outillage : l'objet produit, l'oeuvre, comme le matériau, 
  n'ayant d'autre valeur que testimoniale pour le trajet qui le précède, 
  il est, conceptuellement — et peut-être artistiquement — vide).
insi, 
  la libre disposition du code source pour le livre De l'humour libéral 
  ou l'invention de l'idiot moderne, est une tentative de renouement avec 
  la pratique du commentaire telle qu'elle était déjà en 
  cours dans la grande bibliothèque d'Alexandrie : rouvrir les parenthèses 
  de Zénodote d'Éphèse (bibliothécaire, 320-240 av. 
  J.C.) et — comme s'accumulaient sur les trop rares et trop chers volumen textes 
  originaux, commentaires, notes, gribouillis, palimpsestes hâtifs —, laisser 
  se creuser le texte de vacuoles prêtes à accueillir les fils enchevêtrés 
  de pensées enchaînées aux concepts établis dans le 
  texte liminaire. L'aventure d'un concept, s'il est vraiment ce noyau radical 
  de l'invention philosophique et que cette invention est bien la définition-même 
  du travail philosophique, est vouée à la mise à l'écart : 
  il devient objet, et comme tel finit par rejoindre un vaste plan de travail 
  où règne l'indistinction. Mais, ainsi saisi dans le corps de son 
  texte géniteur soumis au Copyleft, sans qu'il doive le quitter pour se 
  perdre dans l'exégèse, il peut devenir matière vive : 
  sujet. La contradiction, le contre-argument, l'étayage, l'éclaircissement 
  ou l'éclairage, viendront, de refonte en refonte, le féconder 
  dans une mitose infinie, laissant derrière ces étapes autant d'états 
  du texte qu'il y aura eu d'étape pour la pensée, pour l'usage 
  des concepts dégagés pas à pas de la première moûture. 
  Nous assisterons ainsi à un double développement, cas rare à 
  observer dans le cheminement des idées, celui d'une verticalité 
  dyachronique qui conduit à une somme d'interventions, et celui 
  d'une horizontalité éclatée, celle de la synchronicité 
  des accaparements des concepts dans des voies diffuses et peut-être contradictoires, 
  paradoxales.
e 
  second de mes travaux destinés au Copyleft — puisqu'il s'agit d'un travail 
  sonore et qu'il semble, étrangement, qu'une idéologie du jeu (idéologie 
  du média mac-luhanienne) plus violemment au pouvoir dans la musique que 
  dans toute autre expression artistique berce de l'illusion que tout le monde 
  a son mot à dire sur la question (chacun est mélomane puisque 
  consommateur de musique…) et que n'importe qui peut être musicien — Strabisme 
  posa plus crument un des problèmes qui règne au coeur de la production 
  actuelle des artistes souscrivant à la Licence Art Libre : celui 
  de la qualité, délibérément laissée de côté, 
  des travaux que l'on semble plus jeter à l'abandon d'une machine amusante 
  que penser en tant que modules constituants de cette machine et de sa dynamique 
  de production; la première hypothèse qui vient à l'esprit 
  quand on constate la médiocrité générale des oeuvres 
  sous Licence Art Libre, leur aspect ludique et gadgétoïde, c'est 
  que, au fond, les participants n'y lâchent qu'avec détachement 
  des esquisses de travaux, des bouts d'idée, qu'en d'autres circonstances 
  ils ne daigneraient pas montrer. Peut-être, en vérité, craignent-ils 
  de voir égratigner par d'autres ce dont ils seraient pleinement satisfaits, 
  ce en quoi ils souscrivent au Copyleft à reculons : il y a peu de 
  chance que la Licence Art Libre devienne dans de telles conditions l'interlocuteur 
  possible des autres dispositifs de droits d'auteur sans faire sourire. Seule 
  la qualité des oeuvres sera l'ambassadeur politique et artistique qui 
  rendra incontournable la licence. La seconde hypothèse est que l'inachèvement 
  étant un des principes de l'oeuvre en cours il semble peu important que 
  les sources de départ soient ou non de bonnes oeuvres, leur cheminement 
  étant censé faire le reste. Là, c'est le collégial 
  et la désinvolture qui l'emportent. Mais au même titre qu'un cut-up, 
  comme le soulignait Burroughs, est toujours meilleur si les textes découpés 
  sont déjà de grands textes, et qu'avec de la merde mixée 
  on obtient du purin, il faut bien saisir, en des termes de synchronicité, 
  l'égale importance de tous les avatars d'une oeuvre d'art copyleftée, 
  et ne pas trop compter sur une hypothétique linéarité philosophale 
  changeant en or des brouillons à cul de plomb.
Strabisme est un support d'interprétation autant qu'une partition ouverte (en ceci que le travail acousmatique repose sur le principe d'un son intrinsèquement partitionnel) ; cet ensemble de six piécettes articulables au gré des utilisations est une musique de chambre appelée à devenir matière acousmatique à son tour, proposition concertante pour musiques improvisée ou encore pièce symphonique. La première utilisation qui en fut faite5 par Vincent Matyn et moi-même reposait principalement sur la seconde option et nous permit d'éprouver la grande mobilité offerte par ce type de travail (la très grande différence des deux productions sur CD en atteste6) tant dans la distorsion temporelle — le travail horizontal, métrique, narratif — (ellipses entre les séquences, ruptures internes) que spatiale — la verticalité harmonique, ornementale. Elle nous permit aussi d'en éprouver les limites : cette seconde étape s'accule assez rapidement, à moins de retourner au laboratoire acousmatique, à la cacophonie orchestrale. Mais peut-être les futurs usagers de Strabisme nous montreront-ils le contraire en tirant d'autres partis de cette aventure sonore?
Pour ma part, comme le narrateur de Lamiel s'éclipsant du roman à la fin du second chapitre, je laisse la porte ouverte, disant : " ainsi, ô lecteur bénévole, adieu, vous n'entendrez plus parler de moi ".
L.L. de Mars, Juillet 2001
Notes
1. Pour plus de précision sur cette hypothèse, je vous renvoie à mon article Dans le cadre, une étude sur les séries numériques de FiLH, dans le numéro 4 de la revue Chaoïd (www.chaoid.com) , ou encore ici - Retour au texte
2. Deleuze et Guattari in Qu'est-ce que la philosophie? - Retour au texte
3. Faut-il travailler avec les institutions in L'écho - Retour au texte
4. Intégralité des actes lisibles ici ou commandable (livret et Cdrom) au S .E.P.A., 74, canal St Martin 35000 Rennes - Retour au texte
5. Ici - Retour au texte
6. 
  la première version est disponible au S.E.P.A., 74 canal St Martin Rennes, 
  et la seconde sur Boxpock 
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