Emmanuel TUGNY & L.L. De MARS
"De quoi parle-t'on quand on lit?"
Entretien sur la lecture publique 

        Cet entretien entre Emmanuel TUGNY et moi a été enregistré en Janvier 1998 pour La Parole Vaine N°14, dans un bar, avec pour ma part une terrible gueule de bois.Je me suis appliqué, à quelques "euh" près, à le livrer le plus fidèlement possible; nous sommes tenus assez loin des entretiens qui laissent l'impression troublante d'avoir à faire à des orateurs si parfaitement au point qu'on peut se demander ce que signifie pour eux une conversation... Celle-ci est soumise aux errances et aux ellipses propres à l'oralité et, par là même, à une certaine confusion. Nous avons noté en renvoi (chiffrés pour moi et lettrés pour E. Tugny) les commentaires que nous inspiraient les diverses propositions.
À remettre en forme ce merdier aujourd'hui, en 2014, j'ai bien du mal à reconnaître là-dedans grand-chose, notamment dans la façon pour moi de les formuler. Cependant, une bonne partie des positions que je tenais à cette époque (je ne fais plus de lectures publiques depuis de nombreuses années), je les tiendrais sans doute aujourd'hui. J'ignore s'il en serait de même pour Emmanuel.
LES TRAVAUX DU TERRIER SUR LA LECTURE PUBLIQUE SONT DISPONIBLES ICI 



 

... rec on 


          (Emmanuel Tugny) [...] générant l'hallucination du réel, pour l'instant on est dans le réalisme, mais de choses prétendument réelles, qui ne sont pas dans la réalité constatable... J'avais beaucoup bossé là-dessus lorsque je rédigeais ma thèse, j'avais appelé ça l'actualisme, la capacité de créer des objets donnant l'illusion de la réalité alors même qu'ils ne sont pas présents dans la réalité. C'est..?

(L.L. de Mars) -Ouais ouais, j'ai mis le truc en route. Tu connais la façon de bosser sur une palette graphique,la synthèse virtuelle tout ça, la 3d?

       E.T.   -Hmm nnon... bnon

       L.L.d.M.  - Ben c'est assez simple en fait, parce qu'il reste une chose dans ce système de production d'image qui est elle d'ordre mimétique et ça...hm... qui rend possible la suggestion de cette actualisation d'objets irréels ou irréalisables -enfin, d'une certaine manière ça finit quand même par produire du réel bien entendu- enfin cette propriété c'est que l'espace virtuel géré par la bécane est lui aussi assujetti(1) aux règles de notre perception de l'espace, en fait surtout aux conditions de sa modélisation en perspective traditionnelle...

Les commentaires de L.L. De Mars sont renvoyés à des chiffres, de '1' à '17', et ceux D'Emmanuel Tugny à des lettres, de 'a' à 'm'.

(1). C'est un choix, bien sûr, et pas un impondérable informatique: la machine mime la matrice formellle qu'est la perspective, elle ne mime pas le réel: elle prend modèle sur une prémodélisation et l'oeil à facettes d'une mouche pourrait tout aussi bien être choisi comme modèle.


Hmmm... Ce qui fait qu'en effet, l'introduction de n'importe quelle forme dans cet univers là - plutôt amorphe, lui, il est ductile, sans échelle en plus - est soumise à des règles classiques et principalement au mouvement mimétique, parce que c'est surtout le déplacement mimétique d'un truc non-mimétique qui lui donne encore plus puissamment cette actualité que tu évoquais... 

        E.T.   - Là tu vois, on est en plein dans le problème de la lecture... C'est exactement ça la lecture... C'est une hypostase du texte 

       L.L.d.M.     - C'est assez marrant, j'y pensais sur le chemin du rendez-vous, là, pas bien réveillé et tout... Il y a un lieu sans espace, enfin, ce que j'appelle moi l'interzone du livre... (c'estBurroughs, hein) Celui-ci tire sa substance du réel, et il engage des conséquences que mon enthousiasme me fait croire considérables sur le réel; mais en revanche, il ne s'y situe pas... Alors que venir sur scène lire un texte, c'est se leurrer sur le fait de l'y ramener en feignant de croire qu'il y a toujours eu sa place.

     E.T.      -Bien sûr

   L.L.d.M.  -Ça me paraissait assez marrant que ce truc-là, la modélisation virtuelle... Ça nous donne une assez bonne idée de cette confusion continue sur le statut du livre, les propriétés et les conditions de sa rédaction, sa réalisation... Croire que ce qui a des effets sur une chose est consubstantiel à elle, du même ordre qu'elle... Du même lieu.

     E.T.      - Ouais, pourquoi pas... En fait c'est le principe de l'hypostase chrétienne... Qu'est-ce qu'une hypostase? C'est la duplication d'un corps dans un autre espace que celui où il se trouve. En réalité l'hypostase c'est une forme du corps dans un autre espace que celui où le corps EST. Et la lecture, il y a beaucoup de cet ordre là; je crois que... Le thème du Saint Esprit c'est la même chose en fait... C'est la raison pour laquelle on appelle ça des hypostases et pas des sujets distants. Donc un corps dans des espaces différents.

    L.L.d.M.        - Il y aurait trois formes, trois morphologies du sujet qui conduisent à Dieu... Plutôt trois... Intentions de Dieu qui prennent formes dans des figures... Sans doutes trois rapports non interchangeables avec

     E.T.      -Le Dieu comme père OU comme fils, bien sûr, mais ces intentions elles engagent un rapport à l'espace... La présence d'un corps, l'adresse d'un corps à quelque chose, et la provenance d'un corps d'un lieu. Ça c'est... La lecture c'est

     L.L.d.M.    - On pourrait l'assimiler... Enfin c'est une question qui ne m'est pas vraiment familière le sens de cette trinité. Je la trouve brillante cette invention... Ouais, je me demandais si c'était assimilable à ces cinq degrés de lecture qui produisent cinq ententes différentes avec le texte hébraïques, sans jamais en modifier l'intégrité; ces cinq degré de lecture qui vont du peshat à, à la kabbala introduisent des rapports au texte et -en tant qu'il en est une émanation- à Dieu dans des espaces différents. On les retrouve d'une certaine manière dans les cinq temps de la prière juive, et ceci fait briller à chaque fois sous, sous un aspect différent la même vérité en somme...

      E.T. - Oui bien sûr. C'est la fameuse formule d'Hegel: pour Hegel il y a derrière un objet autant d'objets, autant d'hypostases de cet objet, qu'on veut, le problème c'est que le constat de l'existence de ces objets présents derrière lui est impossible dès lors que cet objet est strictement superposable à ses hypostases.

       L.L.d.M.     - D'accord... Tu parles d'espace, mais on pourrait en déduire qu'il ne peut surtout pas y avoir de représentation simultanée. Dans le temps aussi l'une chasse l'autre. La lecture publique de façon super naïve prétend contrarier cette

     E.T. -Oui oui, la lecture publique est tout-à-fait dans cette impasse-là... Ça veut générer l'illusion qu'il y a derrière le texte un nombre infini de texte dont on ne peut pas constater la présence dès lors que la lecture les rendraient équivalents au texte lui-même... Ce qui serait DANS le livre! Si tu veux, ce que je pense précisément au sujet de la lecture publique, c'est, dès lors que derrière le texte il y a d'autres hypostases du texte qui passent par la voix du lecteur, qu'il soit l'auteur ou un autre lecteur, alors c'est raté. C'est raté quand il y a autre chose... Quand ce sur quoi s'applique le texte se voit derrière le texte.

 
    L.L.d.M. - À mon avis on touche le paradoxe de la lecture publique, parce que simultanément quand le texte est présenté en lecture publique on a affaire à un forme d'univocité du texte, plié d'un seul coup à la seule présence - la représentation - du lecteur, ce qui trahit l'absence de tous les autres textes potentiels... Il est réduit doublement: par la présence, momentanément elle se fait autorité, et ça c'est contraire à l'essence d'un texte, sa quantité quoi, et bien sûr par cette absence (2).

        E.T.   -Le problème c'est que pour constater ce genre de choses, faut partir de choses simples, hein... À mon avis, quand on discute de ce genre de choses on est dans le vrai, mais dans un vrai cardinal. Il y aurait une étude du processus de lecture, et du point de vue du statut social du texte, et du point de vue du statut du texte par rapport à son auteur, à son lecteur, et du statut du texte en tant que lui-même qui doit être un livre. Avec une prémisse qu'il est nécessaire d'évacuer, c'est qu'une lecture publique dans 95% des cas existe pour qu'un auteur puisse lire à un public un texte qu'il ne lirait pas lui-même autrement parce que ce texte ne serait pas publié. Bon... Ça, ça peut évacuer beaucoup de réflexion sur le textes... Moi je crois qu'un certain nombre de lectures publiques se produisent indépendamment de toute considération éthique, de ce qu'est un texte, un auteur. Faut pas évacuer ça, ou alors, je

 

 

 

 

(2). Je me goure: ce ne sont pas deux trahisons, mais deux propriétés de la même, dont l'une est la corollaire l'autre. Son nom serait: le choix arbitraire d'une forme pour dogme. 

    L.L.d.M. -Même publié, il faut admettre que sa présence est contre toute prétention théorique, purement promotionnelle, on est toujours plus ou moins là pour vendre sa soupe (3). C'est encore un problème de la lecture publique, c'est qu'à chaque fois ces lecteurs publics, ceux qui le sont régulièrement, appartiennent comme par hasard aux franges douteuses de la zone avant-gardiste... Non-lue, tout le monde sait ça... Ce n'est bien entendu pas une bizarrerie; même publiés ils ne se vendent pas. La réflexion qu'ils donnent sur leurs textes est d'ailleurs au même titre que leur manière de lire toujours viscérale: ceci parce que le passage à l'acte est celui de la colère. La colère -ou disons la rage- qui anime leurs lectures, a d'un coup des relents d'aigreur extrêmement violente. Même leur théorie est généralement colérique

 

(3) et encore vaudrait-il mieux garder en tête et admettre publiquement qu'à ce moment-là, on ne propose que le lointain fumet d'une soupe jamais servie

      E.T.     -Bien sûr, parce que le rapport du lecteur public à son texte est un rapport hystérique (4) dans la mesure où, comme dans l'hystérie, l'objet et le sujet qui en est à l'origine, et qui préside à sa création, ne sont pas distingués. Un lecteur public s'offre au public, c'est pas son texte qu'il offre. Il n'y a pas de schize. Ça c'est un principe d'hystérie.

       L.L.d.M.     -Et doublement d'ailleurs... Un des moteurs hystériques c'est la recherche - évidemment inassouvissable - d'un maître à dominer; enfin, se mettre dans cette situation impossible, c'est le rapport du lecteur public au langage... C'est le plus souvent le même

    E.T.      -Évidemment, alors qui est le dominé et le dominant ici? Bon, il y a lecture publique de, de ce degré zéro qui est "qu'il est joli mon texte parce qu'il est pas publié et que j'aimerais bien qu'on entende quand même, je le lis pour le vendre parce que c'est cette question qui importe" -Surtout avec les efforts hystériques que j'ai fait pour le rendre invendable -La satisfaction est en tout cas liée à une volonté d'orgueil. Qu'est-ce que ça signifie lire son texte? Sinon prétendre avoir l'emprise sur son sens, sur ses difficultés, avoir l'emprise sur le lecteur qui bien entendu pourrait le lire sans moi, quelle catastrophe! Si mon lecteur se trouvait seul face à mon texte quelle horreur! Parce que là j'aurais perdu mon emprise

           -Il serait confronté à sa nullité sans trucage

(4)
et abandonnique: c'est le rapport de la dernière chance, l'aboi. 
E.T.    -Je pense qu'un lecteur se livre LUI au public. S'il s'en satisfait je crois qu'on n'est dans un problème qui n'est pas un problème de lecture, qui n'est plus un problème de littérature. Et en cela je crois que la lecture publique, profondément, dans ses fondements est une affaire anti-littéraire. Parce que ça nie au texte son statut d'objet. Or le principe de la littérature c'est qu'un texte est un objet, indépendant de son auteur, de son public à qui il s'adresse, indépendant du lieu dans lequel se produisent l'existence du texte et... Ca ça me parait... Alors le problème c'est que quand on s'intéresse un peu à la question de la lecture publique on se rend compte que ça engage une conception générale de ce qu'est un lecteur, une conception générale de ce qu'est un auteur, une conception générale de ce qu'est un texte et au sein même des problèmes textuels une conception générale de ce qu'est un genre, hein... Par exemple; il est forcément plus satisfaisant de lire de la poésie que de lire de la prose. Parce que je crois que lire de la prose c'est impossible, sauf si cette prose est poétique (5)

        L.L.d.M.    -Si la poésie revient sans cesse sur le tapis public, c'est pas en tant qu'elle est un genre ou une forme différente, c'est peut-être en tant qu'elle est plus volontiers hystérique que l

         E.T.  -En tant q

          L.L.d.M.  -Surtout que ces types-là refuseraient de "raconter des histoires", idée qui leur est odieuse simplement parce que

        E.T.   -Alors là, en quoi la poésie est-elle plus satisfaisante à lire? D'abord, princip, à mon avis en ce que la poésie accorde une place au signifiant qui rend le texte spectaculaire sur scène. Elle est censée contenir son

         L.L.d.M.   -Bien sûr!

         E.T.  -Plus profondément d'un point de vue philosophique en tant qu'il n'y a pas de distinction, et c'est ce qui définit le genre poétique, entre le texte et l'âme dont il émane...

          L.L.d.M.  -Hmm... Elle semble loucher sur une plus grande proximité de l'auteur, ce que défend le lecteur public.

        E.T.   -Le principe définitionnel de la poésie, c'est que c'est une émission de l'âme. Contrairement à la prose qui théoriquement est l'émission d'une confrontation de cette âme au réel... D'où liée à la distance de l'histoire, des personnages etc... D'où aussi l'utilisation, qui définit le roman à l'origine, du roman, c'est-à-dire de la langue romane, de la langue du quotidien avec laquelle on dit "passe-moi le sel", et pas "Sonnez, sonnez toujours clairons de la pensées"; tu vois... C'est... Dès lors que s'engage le réel, c'est-à-dire l'altérité par rapport au corps du lecteur dans la confession publique, ou la lecture publique, il y a forcément impossibilité de générer ce fonctionnement hystérique où le texte et l'auteur ne font qu'un. C'est pas possible. Donc le roman est illisible sur scène. Ce qui est, et c'est la proposition que je formulerais pour la lecture publique, ce qui est possible, c'est d'incarner sur scène, non pas la littérature romanesque, mais l'univers constitué par elle.

      E.T.     -Tu, tu veux dire quoi? Tu, la banque de données dans laquelle elle puise... Ou la modélisation à laquelle elle aboutit? Dans le réel un

    E.T.       -Pour faire simple, dire quelque chose qui pourrait être compris par un étudiant en première année, le monde contenu dans un roman, celui-là est présentable sur scène. En revanche la littérature, c'est-à-dire le roman, c'est-à-dire l'incarnation de cet univers dans une langue, ça, ça me parait tout-à-fait impossible parce qu'encore une fois, pour qu'une lecture soit réussie, il faut qu'il n'y ait pas schize entre le corps de l'auteur, le corps du lecteur et le

        L.L.d.M.    -Attends, il y a le type là

    E.T.       -Hein?
           -Oui, excusez-moi mais une table, il y a une table qui est fendillée

       L.L.d.M.     -Une table qui est fendillée?

    E.T.       -Ben il y a pas de quoi, bon bon 

        L.L.d.M.    -C'est celle-là -Mais on est en train d

   E.T.        -Laisse; oui oui on va

       L.L.d.M.     -Hmmm... T'as parlé tout-à l'heure de confession publique...

   E.T.        -Oui oui allez-y

 

 

 

 

 

 

 

 

(5) là je ne comprends pas très bien si c'est de l'ironie ou pas: en général, c'est de l'extérieur que fuse le qualificatif -le type penché par-dessus l'épaule de l'impressionniste, qui commente en mâchouillant sa galette-saucisse- j'ai de la peine à imaginer un écrivain assez niais pour parler de sa propre prose en ces termes: "oui, tu vois, c'est une sorte de roman policier, mais poétique". Qu'est-ce que c'est que cette couillonnade, de la prose poétique? Du yaourt avec des vrais morceaux dedans? "C'est poétique ce que tu écris?" égal quoi? Y'a des vers cachés dedans? On y parle souvent de fleurs? Les phrases sont longues et douces? Ça vaut comme qualificatif pour les paysages? Les bagnoles? Les bites?

    L.L.d.M.  -Il y a encore un truc amusant là-dedans, enfin ça m'amuse. C'est que l'attitude du lecteur public est effectivement protestante, parce que à mon avis si la confession publique existe dans le protestantisme, qui est à mes yeux la forme la plus régressive du christianisme, c'est parce qu'il a fallu commencer par dogmatiser le déterminisme dès la naissance. Alors en quoi nos lecteurs (6)... En fait ils se soucient assez peu de cette âme, que tu évoquais toi, son émanation, la poésie, et prétendent toujours faire de la poésie athée (et de l'athéisme une condition poétique). Un air de revanche du corps, mais aussi étranglé que l'âme est déterminée pour le protestant. Parce que le libre arbitre, ben sans Dieu ça s'appelle juste l'errance ou le chaos. Qu'est-ce qu'ils demandent ces types en montant à la confession publique? Sinon que tout le monde acquiesce à la détermination de ce corps et, par la violence qu'ils lui font, enfin qu'ils prétendent lui faire, qu

    E.T.       -Attends! Il y a là un truc encore plus simple : il y a dans l'essence du protestantisme l'idée que la parole

     L.L.d.M.   -  Retour à l'économie
(6) Bon sang, quelle confusion: ce que ça veux dire, en gros, c'est que le protestant développe une sorte d'âme sociale, et pas une conception individuelle de l'âme; le déterminisme à la naissance induit juste une responsabilité civile, comme un code de conduite régulière, sans aucune forme de libre arbitre. La confession publique est juste la vérification du bon ordre de marche d'une âme déterminée dans le marché. Le secret catholique est lui associé à la responsabilité individuelle et au doute nécessaire qu'elle induit. L'absence de confession juive (cette propriété de la parole -du don- est introduite dans la prière), remplacée (enfin, c'est un abus de langage de ma part) par le dialogue avec le rabbin, amène deux conditions supplémentaires, disons, à l'amélioration de l'âme : l'acculturation et le jeu. 

     E.T.      -Que la parole, que le texte n'est pas incarnable dans un être. Il n'y a pas de prêtre; pas d'intermédiaire ... Enfin je suis pas spécialement compétent dans ce domaine là, vis-à-vis du protestantisme, notamment du Luthérianisme, il y a l'éradication du principe d'intermédiaire entre la parole, le texte, et puis celui qui l'écoute. Donc évidemment, l'attitude du lecteur est une attitude tout-à fait hiératique... C'est celle qui laisse accroire qu'entre le texte et le lecteur il existe un... Je suis le récipiendaire du sens de mon texte (7). Bon. Moi je conteste que ce soit possible à condition, enfin dans la mesure où on ne fait pas de la poésie. La poésie oui, la poésie est un genre pour lequel la lecture publique me semble tout-à-fait pertinente.

      L.L.d.M.      -Attend, qu'est-ce que... Tu veux bien imaginer une âme athée? Enfin peut-être il faudrait lui donner un autre nom... Un sens psychanalytique? Mais je pense pas que le lecteur public se soucie de valider

      E.T.     -Si tu veux ce que j'appelle l'âme, c'est ce que les romantiques appellent l'âme, c'est-à-dire le fond du coeur. Qu'est-ce qui définit la poésie comme genre? Je parle pas d'un texte poétique, il y a des romans poétiques, il y a des joueurs de football poétique

       L.L.d.M.     -Arrête, tu

 

 

 

 

(7) là, sincèrement Emmanuel, j'ai plutôt le sentiment que la lecture à la chaire du prêtre catholique envenime les choses en nous ramenant à la stupéfaction du sens unique; y-a-t'il vraiment en chaire une mesure du texte? Le prêtre est-il un médiateur du texte, ou un récipiendaire privilégié qui le canalise? 

     E.T.    -Il y a des cuisiniers poétiques, mais ce qui définit la poésie comme genre littéraire c'est l'expression, la forme expressive. C'est-à-dire: je dévoile le fond de mon coeur. Si on sort de ça, on n'est plus dans la poésie, on est dans l'épopée, dans le lyrisme, la poésie dramatique c'est-à-dire le théâtre, ou dans le roman. Mais la poésie... La poésie a peu existé en réalité. Il y a peu de textes dont on puisse dire "Voilà de la poésie"(a). Hmmm, il y a entre... Entre André Chénier et Victor Hugo, il y a de la poésie. Au-delà, il y a autre chose. Et en-deçà c'est encore autre chose. Il y a de l'épopée, il y a du drame, ou après il y a du roman poétisé, c'est-à-dire du roman dans lequel l'excitation directe du fond du coeur s'exprime, mais à l'intérieur de la prose . Mais ce qu'on appelle la poésie c'est grosso modo l'expression profonde du courant romantique(8).
        

a) Je ne prend pas cette définition à mon compte... mais j'entends ça au sens ou l'on entends couramment "poésie" (la poésie lyrique). La poésie est bien entendu, historiquement, esthétiquement autre chose, mais il est utile de savoir ce qui est son "idéal topique" (tout est poésie) pour saisir les motivations de sa pandémie ou de son peu d'existence historique (poésie =Chopin). La lecture publique de poésie bénéficie, par opposition au roman, de cette idea vulgaire de la poésie qui en fait une "voix de l'âme" : oui, alors, il est bon de voir l'émetteur quoique DEUS EST ASCONDITUR 

(8) Là, je ne peux absolument pas être d'accord. C'est un abus d'école, et un abus d'histoire. Il y a eu un temps où la poésie était l'expérience d'une codification du chant, il y a eu celui de l'hymnodie. Il y en eut une autre, au douzième siècle, où Jean de Salisbury pouvait écrire "La poétique se tient si près des réalités naturelles que la plupart ont nié qu'elle fût une espèce de la grammaire: il soutenaient qu'elle était un art par elle-même, qu'elle ne tenait pas plus à la grammaire qu'à la rhétorique". Et un temps où, Emmanuel, tu recueilles les aventures de la poésie aussi échevelées que celles de l'âme humaine. De la même manière que ce n'est pas parce que Paul Veyne est aujourd'hui ce que j'appellerai le plus précisément un historien, que rétrospectivement Pausanias est devenu autre chose qu'un historien.

   L.L.d.M.    -  Je radote un peu, mais Rimbaud pour toi c'est un poète romantique?

      E.T.   -Pour moi si tu veux Rimbaud est typiquement romantique, c'est peut-être le côté le plus intense du romantisme dans la mesure suivante: il y a dans le romantisme l'idée que la circonscription du réel, sa matérialité, est insupportable. Parce que le réel est étroit et sent le renfermé. Bon. Je souffre de ça, je suis romantique, je souffre de cette circonscription du monde à sa matérialité. Donc, je, je veux m'en échapper. Recours métaphysique extérieur ou recours métaphysique intérieur, le, le sentiment profond, ce qui échappe justement à la rationalité. Deuxième attitude dans l'histoire de la littérature, c'est: je souffre de quelque chose -ce que j'appellerais la matérialité positive- qu'est-ce que je fais? Je l'étudie. Et en ce sens le réalisme et le naturalisme sont des produits du romantisme. Bon. J'étudie le symptôme. Pourquoi je souffre? Qu'est-ce que c'est que ce réel qui me fait souffrir? Ben là il y a deux attitudes possibles; je tombe amoureux de mon objet d'étude, le réel, je deviens effectivement ad vitam aeternam un auteur réaliste et naturaliste qui pédale dans ce marigot satisfaisant(b) du réel. Deuxième attitude: le réel est décidément, après étude, indécrottable et là, je deviens radicalement un romantique et véritablement un romantique parce que je connais le symptôme et je sais pourquoi je veux m'échapper et ça ça produit

         L.L.d.M.  - C'est marrant, présenté comme ça Schopenhauer ne proposerait même pas une philosophie du romantisme, mais un vrai romantisme philosophique... 

(b) au final...

 

 

 

 

E.T.       -J'en conclue que Schopenhauer est d, que la philosophie de Schopenhauer est un socle de l'expression la plus pure du romantisme... Et par exemple, un auteur comme Huysmans en prose... Un auteur comme Lorrain en prose... Et plus tard le surréalisme... Et puis effectivement Rimbaud, oui bien sûr (9)

       L.L.d.M.     - Alors la question qui se pose là, elle est bizarre tu vois; parce que ceux-là mêmes qui aujourd'hui barbotent dans la mare assez complaisante des lectures publiques sont... Ceux-là mêmes qui épousent tous les symptômes de la grille romantique qu'ils disent pourtant avoir en horreur... Enfin, je m'exprime mal: ils rattrapent le romantisme après lui avoir donné une définition si caricatur(c) 

        E.T.   -Ce par quoi tu t'échappes de ce réel circonscrit, matériel, il y a plusieurs possibilités 

(9) on a l'air de deux sales cons, comme ça, quand une conversation est brutalement mise sur le papier; mais c'est vrai que l'ellipse -surtout l'ellipse autour des motivations qui poussent à convoquer un, ou plusieurs noms- montre à quel point on compte sur l'entente tacite autour d'elle: on comprends mieux après une accumulation de dix ellipses comment les conversations aboutissent au bout du compte à un quiproquo: ce n'est qu'à la fin que le silence agit, comme une somme de silences. 

(c)pas d'accord du tout avec ça 

     L.L.d.M.  -Ceux dont je parle(10), le réel agit sur eux comme un bain d'orties; en général, ils le vomissent

    E.T.-  Bien sûr, bien sûr mais... Il y a deux lieux d'asile, deux antichambres du réel: il y a le théâtre, le lyrisme... Qui est devenu insupportable quand on s'est rendu compte que c'était un autre réel, constituable et manipulable, après le surréalisme. Et puis il y a un deuxième asile qui est: la langue. C'est-à-dire la deuxième voie d'échappatoire, c'est la langue en tant que telle, pouvant parfaitement se satisfaire: la musique si tu veux, la musique de la langue. À la suite de Mallarmé...

     L.L.d.M.  -Et là, là encore une fois on voit que le maître mot de cette attitude c'est la colère, enfin une forme de révolte juvénile contre la langue qui parle, le monde qui monde, la pluie qui pleut... Cette attraction de la langue, sa transformation vers le bas en métronome pulsionnel... Enfin, le, le seul moment où la langue devient musique... C'est le moment où elle s'écoute dire -en fait NE PLUS dire- comme la colère, qui est son propre miroir, qui s'y voit, qui s'y aime, qui chante s'écoute chanter et s'aime bien. Et qui monte terriblement, c'est-à-dire gavée d'elle-même sans autre motif. Il faut qu'elle soit d'abord vidée à bloc pour devenir musique. Colère ou langue pure langue, c'est... Idem, c'est pareil. Une crise de puissance, d'émerveillement auto-érotique... 

     E.T.      -Mais, si tu veux, ce qui est en jeu dans la lecture publique c'est le Concile de Nicée; c'est-à-dire l'idée qu'on puisse fonder une réflexion, des débats, de l'histoire... Des conflits, à partir de l'observation de son nombril sans embrayage sur le réel... Or ça c'est typiquement le problème de la lecture publique: c'est-à-dire "le réel le le, la langue est faite pour embrayer sur le réel, pour dire quelque chose: nous rompons ce contrat là". 

         L.L.d.M.  - Ouais, en gros ces types sont si vaniteux finalement, qui brandissent on pourrait dire, l'étendard de la révolution permanente, hein, et moderne, il seraient ceux dont le désir secret c'est l'inoffensivité absolue! C'est hallucinant... C'est une guerre sans enjeux, sans conflits, il n'y a plus que des, des mobiles flous et des déclarations quoi. 

       E.T.    -Tu sais, ces auteurs-là qui ont prétendu dans un même temps que la poésie, que la littérature pouvait changer le monde, et qui ont tout fait pour que ce soit impossible dès lors que la langue et la parole (et c'est pour ça qu'ils ont pu être maos sans qu'on leur reproche alors que Mao était un salaud profond) ce sont les mêmes qui ont prétendu que la langue à la limite pouvait se satisfaire d'elle-même. Mais tu sais, ces gens-là sont forts en lecture publique; pourquoi? Alors même qu'ils n'incarnent rien de métaphysique? Sauf peut-être (...là la bande est inaudible...), qui pour moi est le seul lecteur public qui ne soit pas uniquement un structuraliste, parce que justement est spectaculaire, comme en musique c'est pareil, celui qui ne travaille que sur le signifiant. 

         L.L.d.M.   -En gros il leur a suffit d'un tour de passe-passe grossier, de soustraire du langage tout ce qui le caractérisait, ce qui le rend puissant et disons utile, à la trappe, pour pouvoir prétendre ensuite qu'il n'a ni puissance ni utilité... Ni mobilité du coup.

        E.T.  -Il a le pouvoir de la musique d'ascenseur... C'est pas la musique d'ascenseur qui fait que l'ascenseur monte. 

(10) mais oui d'ailleurs, qui sont-ils, ceux dont je parle? Dont nous parlons? Disons un ensemble d'écrivains qui, depuis les années soixante, ont fait de la lecture un des moteurs de l'action littéraire et poétique, et ont trouvé là, disent-ils, le terrain le plus favorable à l'expression de leurs idées sur ce sujet. Un forme d'actionnisme littéraire, si on veut. Ce sont toujours, plus ou moins, des performers. 
       L.L.d.M.  -??? (11)

      E.T.     -Écoute, il y a colère quand il y a impossibilité pour la parole, et particulièrement pour la parole argument à lire, d'embrayer sur le réel. Celui qui se met en colère est celui qui s'aperçoit de l'inefficacité de la langue... Le problème c'est qu'on peut inver 

         L.L.d.M.   - Oui enfin n'importe quel écrivain est de toute façon percuté à un moment ou à un autre par cette inefficacité, j'allais dire réelle, justement parce qu'il y a bien quelque chose à dire, parce que les effets du travail artistique sur le réel sont, finalement, extrêmement pauvres. Mais quelle

     E.T.    - Oui mais le problème c'est que dans le roman il y a nécessairement confrontation au réel, ou alors

         L.L.d.M.   -Attends, je réfute pas du tout ça, j'essayais 
(11) Là, sincèrement, je ne voyais plus de quoi tu parlais. Et à la relecture, hé bien... 
E.T.       -Ou on n'est pas dans le roman (12). Mais je conteste qu'on puisse écrire un roman sans se soucier de la réalité, enfin de la réalité, en tout cas: sans le soucis d'incarnation d'un univers.  £

       L.L.d.M.     -Je bloque un peu Emmanuel; plutôt... Je me sens obligé de marquer une différence profonde entre le réel et la réalité, comme je le fais entre le vrai et la vérité... Et tu as l'air de jongler avec tout ça comme si c'était, enfin, tu distingues ça comment? Que je puisse te suivre un peu... 

       E.T.   -On peut donner une définition qui mêle tous ces différents espaces, hmmm... La réalité est ce qui n'est pas le moi. 

        L.L.d.M.    -Mouais. C'est ce que j'appelle moi le réel, on est mal barrés. La surface contre laquelle on se cogne, et, et la réalité serait la façon dont on moralise ce rapport tendu avec le monde réel -bon on va dire l'en-soi hein- pour se le rendre compréhensible, au moins habitable.

     E.T.      -La réalité c'est ce qui fait dialogue entre le moi et ce qui n'est pas le moi. La réalité c'est l'altérité. 
(12) Ce que je voulais dire: ça me paraît si pleurnichard et hors de propos d'être terrassé par la beauté du monde, du ciel, de se plaindre de ne pas pouvoir concurrencer les nuages à cause d'une prétendue pauvreté de moyen... Je pense sincèrement, si l'on prend l'exemple de la littérature descriptive, contemplative, que l'écrivain peut proposer, à défaut d'une inutile et perdue d'avance représentation à l'échelle du monde, une juste concurrence du rapport que l'on entretiens avec lui, qui amène à un enthousiasme, une jouissance à laquelle la contemplation des nuages n'atteindra jamais. 
      L.L.d.M.  -La réalité pour toi, c'est aussi le surmoi?(d) 

      E.T.     -Non! Le surmoi, c'est un produit du moi. Non. Pas du tout, pour moi la réalité, c'est ce qui n'est pas le moi ni le surmoi, ni le ça ni rien. C'est ce qui se distingue des différentes dimensions du moi. Mais c'est, on ne peut en prendre conscience que dans une conscience du moi. 

        L.L.d.M.  - C'est ce que j'appelle le verdict de solitude que le monde fait peser sur nous... Il est absorbant, le monde, mais notre moi nous préserve de nous y assimiler... En gros ce dont tu parles, c'est ce que le monde scientifique, puisqu'il est axiomatiquement athée, appelle la vérité -qui n'est pour moi qu'à Dieu- une mesure extérieure... 
(d) Grosso modo, Piutto quo grosso, insomma... 
       E.T. -Enfin... L'intérêt de la fiction, de la fiction romanesque, c'est de générer un faux, une fausse altérité. Dans tous les cas, la différence entre le vrai et le vraisemblable, c'est la différence qui existe entre... Comment dire?.. Entre la fausse altérité, entre une altérité produite, ce que les mystiques appellent la réalité cataphatique, celle qui vous tombe dessus, et puis la réalité qui émane de soi; la réalité anaphatique, celle de la présence si tu veux, et celle créée de toutes pièces par ta névrose. Ces enjeux-là sont définis avec le plus d'acuité dans la période classique, le théâtre classique. L'esthétique du théâtre classique repose sur ceci: qu'est-ce que la vérité? Qu'est-ce que le vraisemblable et la vérité? C'est ce qui, créé par Dieu, est distinct de l'humain en amont. Le vraisemblable, c'est une vérité créée de toutes pièces par l'humain en vertu de sa raison, à des fins morales. Mais peu importe la différence entre ces deux choses, il y a un point d'accroche entre elles: vraisemblable comme vrai sont distinguables du moi. Et donc, d'une certaine façon, anti-poétique. C'est ça, tu vois. Il y a poésie quand il n'y a pas de distinction entre l'objet dit -l'objet-poème- et celui qui le produit. Un poète est quelqu'un qui se donne en pâture. Un véritable romancier ne se donne pas en pâture. En tout cas pas sans médiation. Quand tu lis un roman je sais pas, de Proust, un roman de Butor, peu importe, de Sarraute, tu vois c'est pas Sarraute, c'est pas Butor, c'est pas Proust: c'est, en premier lieu, quand on est honnête, un univers...(13)            

(13) Là, je suis obligé de me demander si tu ne me prends pas pour un con? Ou peut-être, sachant quelle était la destination de cet entretiens, sont-ce les lecteurs de la revue que? Non; mettons ça sur tes sales habitudes de prof. 

      L.L.d.M.  - Hmmm. Aujourd'hui, la confusion règne, on est en pleine période de parodie, de show; les écrivains doivent tous être publics, ils passent, ou pas, à la télé bien sûr. En gros le roman est lourdement mis en péril -chez le public, hein, je crois qu'au fond il n'a rien à craindre- par l'appétit terrible de biographie, c'est l'inquisition en fait, est-ce que Sade enculait VRAIMENT les petites filles? On doit être tellement paniqués à l'idée que le roman soit soumis au mal qu'on en scannérise les sources, par soucis de neutralisation sans aucun doute. Tous les écrivains sont finalement publics, ils n'ont même pas à se donner la peine d'être lecteurs. Ces introspections médiatiques dégoûtantes tendent en tout cas à rapatrier le roman vite fait dans le producteur, la personne, c'est la façon la plus radicale d'ailleurs de nier l'existence même du roman. Bon, soit, hein ,vous l'écrivez Monsieur Sade, mais... Passons aux choses sérieuses: VOUS LES ENCULEZ VRAIMENT? 

    E.T.    - C'est le retour de... C'est le retour de la poésie par la bande que l'impossibilité qu'éprouvent les auteurs à inventer du roman hors du champ du je. Tous les auteurs qui écrivent des romans à l'heure actuelle, qui innovent, enfin, qui font du nouveau par rapport à "la marquise est sortie à cinq heures de la maison", sont ceux qui font du roman en je. Et quand tu interroges ces auteurs-là, tous disent: il me serait impossible d'écrire un roman en il. En gros c'est un retour inattendu de la poésie. 

        L.L.d.M.    - Tu penses qu'au fil tu temps, en fait, on aurait eu le loisir de se lasser... Que la vanité -dans les deux sens du terme- de la poésie, vanité due aux rapports trop serrés du producteur à sa production 
 
 E.T.    -Un auteur, en fait, est ridicule (e): un auteur a peu de choses à dire du fond de son coeur. C'est intéressant disons, la poésie, à partir du moment où le fond du coeur résonne dans un espace métaphysique. La poésie est tolérable quand autour de l'émission d'un vers au milieu d'une page blanche -ce qui n'est rien, et du point de vue objectal et du point de vue de ce dont ça émane, l'auteur de poésie- ce n'est rien qu'un bout de phrase sur une page blanche. Cette page blanche ou bien elle représente un espace métaphysique, ça a été le cas, cet espace c'était celui de l'âme, celui de l'idée, ça a été l'espace divin, théographique, cet espace, ces espaces-là ce sont... Ont disparu. Pour des raisons diverses, historiques et philosophiques. Il reste donc: rien, la page blanche est elle-même. Quand on met au centre d'une page blanche "Sonnez, sonnez toujours clairons de la pensée", c'est évidemment ridicule... Ça n'est pas ridicule chez Hugo parce que ça résonne dans un espace; et cet espace justifie le peu de choses qu'on ait au fond de son coeur. La poésie est actuellement inadmissible parce qu'il n'y a pas d'espace autour de l'émission de la voix... Le roman par contre c'est un autre 

        L.L.d.M.    -Attends, si tu est indulgent pour ce vers, c'est justement parce qu'il se trouve piégé dans un espace vaguement romanesque, du moins qui en respecte quelques codes fondamentaux, hein, c'est Hugo, bon, c'est dans un espace structurel, qui, narrativement et 
(e) dit la poutre aux pailles... 
      E.T.       -Mais Hugo c'est à la fois le poète et celui qui a prouvé par son oeuvre que la poésie était absolument intolérable, après Hugo il n'y a plus de poésie tolérable, c'est de la rigolade(f) 

       L.L.d.M.     -Putain, tu déconnes(15), j 

     E.T.       -Pour en revenir au problème de la lecture publique, je pense que, est intolérable en lecture publique la lecture dont, quand il n'y a pas de distinction entre le texte et l'auteur, hein, ça on l'a déjà dit, avec les conséquences que ça a sur les problèmes, sur la problématique littéraire; d'autre part que le, ce qu'on voit sur scène... C'est un numéro! Autrement dit je trouve 

        L.L.d.M.   -Tu veux dire, tant qu'à faire, autant que les choses soient claires à ce sujet? Ça ne laisse aucune place à la moindre tentative de prose oralisée, à part

      E.T.     -Attends attends 

       L.L.d.M.     -Enfin, à part je sais pas... L'autobiographie kitschifiée 

     E.T.      -Attends, il... Il y a trois possibilités, dont une n'a pas été explorée: première possibilité, celle qui a lieu depuis enfin depuis que les gens lisent leurs trucs, même dans les salons de Mallarmé, c'est-à-dire que l'univers contenu -là pour parler de la prose, parce que la lecture poétique je crois qu'on a résolu la question en disant que dans la mesure où le poème est une parole, le problème de la lecture publique n'est plus un problème littéraire... L'émission d'une parole n'est pas contestable, pourquoi pas, il n'y a pas de distinction entre 

      L.L.d.M.      - o.k .

    E.T.       -Oui oui, ça ne pose pas de problème que des poètes lisent leurs poèmes... La première voie c'est celle qui consiste à considérer que dans un roman il y a un univers... Que j'ai mis en place; pour cet univers j'ai deux sentiments possibles: l'affection qu'on a pour cet univers qui vous... Réel, dans lequel je suis véhiculé... Et quand je lis, en réalité, je marque, je manifeste mon affection... Pour mon père, ma mère, mes frères et mes soeurs, la maison dans laquelle j'ai passé mon enfance, la nana qui m'a quitté etc... 

(f) C'est la fin d'un soufflé, le début d'un âge poétique critique 

(15) Oui, là, tu déconnes. Pas mal de temps après, s'il ne fallait prendre qu'un exemple, Artaud nous propose dans ses poèmes un écho insoupçonné du moi: ses altérations. La visibilité (et le commentaire continu) de ce moi altéré, ça, c'est une proposition poétique qu'Hugo ne risquait pas de congédier: elle ne rentre tout simplement pas dans son cadre. 

     L.L.d.M.  -Ambiant music et autocongratulation larmoyante.(g) 

     E.T.      -L'affectivité, la distance prise vis-à-vis du corps universel qui est contenu dans et pour laquelle j'ai de l'affection: on n'est pas dans la littérature, on est dans la satisfaction de parler de son univers à des

     L.L.d.M.     -On juge sa capacité à émouvoir 

(g) Tu me comprends, toi... 

     E.T.       -Ouais ouais, surtout à s'émouvoir! Parce que c'est quand même un problème très autistique celui de la lecture publique. Deuxième attitude possible: j'ai créé un monde fictionnel, et ça m'a occupé pendant des mois et donc je finis par avoir de l'affection pour mes personnages, je suis immergé dans mon univers, et je conserve ma distance par rapport à lui et... Il me fait pleurer, il m'émeut, c'est tout. Ça, c'est la lecture Butor: ce personnage que j'ai créé quand même, qu'est-ce qu'il est sympa et tout, j'aimerais bien vous en parler donc je vais chez pivot et Pivot me dit "Votre personnage, quelle enfance il a eu?", peu importe si on parle de son enfance dans l'oeuvre, peu importe, il est né, il a existé etc... On est dans Sterne, les personnages sont incarnés tout d'un coup, on parle pas de littérature, on parle d'un univers dont on croit qu'il existe en dehors des mots (16)

    L.L.d.M.   -Encore un cas clinique... 

     E.T.      -Autre attitude: il n'y a pas d'univers dans la littérature, la littérature n'est que de la langue(h)... Et par conséquence je peux, à bon droit, devant un auditeur, traiter la lecture comme un problème de langue et donc musicaliser. Peu importe qu'il y ait incarnation ou pas dans un univers, je musicalise; et là, je, je suis très fort, évidemment, la musique est toujours plu spectaculaire que

        L.L.d.M.  -Mais c'est pas du tout un problème de langue, que de musicaliser, c'est plutôt un problème d'habitation du silence, celui de l'inappétence, l'inassouvissement, enfin d'habitation du silence avec AUTRE CHOSE que de la langue. 

         E.T.  -Il y a une voie qui n'est pas exploitée, ou plutôt qui l'est par quelqu'un qui n'est pas vraiment un auteur de textes, qui est Caubère, que j'admire énormément, et qui

       L.L.d.M.    -Caubère? 

         E.T.  -Tu sais, c'est le mec qui raconte son histoire au théâtre du soleil, c'est un acteur d'Ariane Mnouchkine 

        L.L.d.M.     -Ah oui, j'ai vu ça, c'est prodigieux!

        E.T.   -Vraiment génial ce mec... 

        L.L.d.M.    -épatant, je 

       E.T.    -Ça, voilà une voie pour la lecture publique... C'est-à-dire: je suscite l'existence d'un univers dans mon oeuvre, je constate qu'il est impossible de toutes façons de considérer que la lecture publique est un problème littéraire, et donc, au lieu de lire un texte, je me pointe sur scène sans texte, et sans truc, je joue l'univers qu'il 

         L.L.d.M.   -Mais si tu escamotes le texte, c'est le rapport du théâtre avec la mémoire, l'interprétation, le texte appris - et d'ailleurs j'en vois franchement pas l'intérêt - que tu inclues ici, on ne résous absolument pas notre problème de lecture, on l'écarte! 

       E.T.    -Attends, le texte appartient à son lecteur, et Caubère il apprend pas, il improvise sur l'univers contenu dans ses textes parallèles.

         L.L.d.M.      -  ... 

        E.T.   -Il improvise...   D'accord, c'est plus un problème de lecture publique, mais moi je crois que la lecture publique est inadmissible de toute façon. 

         L.L.d.M.   -Je... J'aurais beaucoup de peine à la défendre... Mais bon on devait au moins trouver... Enfin, tu liras ce que j'en pense dans mon article pour La Parole, LE numéro dans lequel cet entretiens est censé, je te le rappelle, donner quelque chose... Normalement... En fait ma situation est ridicule: je trouve ça très excitant en fait, et je sais pertinemment que je pourrais rien faire valoir de plus... C'est la merde, hein? Enfin, ce qui m'effraie quand même, c'est que pour pas mal de gens dans cette affaire, ça veut dire: voilà le texte, vous l'avez, je vous l'ai lu, vous pouvez vous l'épargner ; ils ont l'autorisation tacite! Cette complicité atroce avec la fainéantise naturelle d'un public qui trouve l'occasion inespérée d'être absous, en faisant son acte littéraire du mois comme ça, en réduisant le texte à ce brouillon ultra-rapide d'autant plus volontiers qu'il est, qu'il est pardonné d'avance par l'auteur... Puisque tout le monde a l'air d'accord là-dessus, après tout. Comme si c'était le lieu où se rattrapent les bonnes vieilles lectures jamais faites. 

         E.T.  -Lire un texte ça veut dire, enfin je pense tout de même que c'est être susceptible de savoir comment on lit. Alors si on sait ça et qu'on le fait, c'est qu'on pense que cette voix de l'écrit, on en est un peu possesseur... Pourquoi pas... Ça veut surtout dire qu'on est susceptible d'imposer cette certitude. Moi je pense qu'il y a une voix, bien entendu, mais que cette voix appartient à celui qui lit le texte, et certainement pas à l'auteur. 

         L.L.d.M.  -On pourrait la considérer comme un voix parmi l'ensemble des autres, non? 

          E.T.      -Non, il est sur scène, derrière un micro

          L.L.d.M.  -Je sais pas, c'est une sorte de commentaire. je dirais, brièvement, une analyse de son propre travail proposée dans la fulgurance de la musique, quelque chose d'approchant...

    E.T. - Mais il y a aussi d'autres voix exploitables, ce qu'a fait Guyotat: la restitution de l'acte de production... Ça c'est intéressant. Guyotat créant de toutes pièces dans l'improvisation, un texte.

(16) Dans une de mes nouvelles "la lecture", j'avais écris ceci: "Liquide ventriloquie de ceux qui se penchent avec émotion sur la tendresse d'un de leur personnage qui ne manquera pas d'attendrir le lecteur; écrivain qui verse quelques larmes orgueilleuses pour s'être révélé si émouvant. C'est sans doute la douceur invisible des dictateurs et des tribuns. Tout ému de s'être senti émouvant un moment, au même titre que la terreur surprend et terrorise le monstre par sa propre intensité terrorisante. Il lâche au monde une incongruité galopante qu'il ne veut plus tenir en laisse parce qu'elle le flatte". 

(h) Chargée s'entend, mais une langue et c'est marre. 

        L.L.d.M. -Mais c'est du jazz, encore de la musique...(17) 

      E.T.     -J'ai vu ça à Beaubourg, j'ai trouvé ça intéressant. Intéressant. Ou encore, considérer que le texte, la littérature, est une production du lecteur; et donc proposer au lectorat 

       L.L.d.M.   -À l'auditoire

     E.T.      -l'univers à partir duquel on ferait de la littérature. Par exemple, Stendhal jouant sur scène, ou improvisant sur scène la bataille de Waterloo! Et ensuite c'est au lecteur de faire le livre. Moi ce que je trouve épouvantable dans la lecture publique, c'est de proposer, c'est de manifester de façon aussi tonitruante que le livre est déjà fait, terminé. Ça, je ne supporte pas. "Ce livre a déjà été fait la preuve c'est que c'est moi qui vous le lis qui l'ait fait et que moi qui vous le lis je sais ce qu'il est, je sais quelle est sa voix à ce livre. J'en suis l'auteur puisque c'est moi qui suit derrière le micro et pas vous tas d'idiots". Je trouve ça épouvantable, épouvantable. 

     L.L.d.M.       -C'est d'autant plus marrant qu'on n'entend jamais dire "Putain, Heidsieck, qu'est-ce que ses textes sont bons", encore que lui, bon, c'est pas le bon exemple, son travail est vraiment à part. Mais bon, c'est jamais "Putain, Prigent, quel grand poète!", mais "quel souffle, quelle énergie, quel lecteur, ah vous avez vu ses mains", on dirait Heidegger quand il parlait d'Hitler "Mais la culture n'a pas d'importance, regardez ses merveilleuses mains".Même sans exagérer, bon, c'est préoccupant! Enfin bon, tout ça entretiens salement la confusion.. 

       E.T.       -Oui mmais Heidsieck c'est vraiment différent! Ses textes ne pas pub 

     L.L.d.M.      -Arrête! Il y a quand même au moins, peut-être plus, un ouvrage, je veux dire un livre conçu comme tel, hein, c'est "Derviche le Robert". C'est quand même assez ambigu. 
(17) C'est surtout du cirque: on est à deux doigts de Simenon quand il écrivit un polar dans une vitrine de grands magasins... 
      E.T.    -Non, chez Heidsieck il y a pas cette prétention, une ambition à l'existence du livre indépendamment de lui; Heidsieck pas tellement, Heidsieck... C'est vraiment très différent. Finalement ça n'est qu'un lecteur, lire Heidsieck c'est idiot. C'est aussi idiot que d'écouter du free-jazz sur disque, ça n'a aucun sens. En revanche, dire de Christian Prigent "c'est un bon lecteur" et s'arrêter là, ça prouve qu'il y a une erreur quelque part. Parce que l'intérêt n'est pas là, l'intérêt est quand même textuel (i). Donc là, il y a gourance. Et gourance qu'il entretient, et à mon avis à tort, et qui est liée en partie au fait qu'il lit toujours les mêmes textes. Parce qu'à ce moment-là on voit bien que c'est un homme de scène, et pas... Un auteur (j)... Tu vois, on peut pas faire tout et n'importe quoi (k). Manifestement on ne peut pas être à la fois un lecteur et un écrivain. Là il y a un vice de forme: c'est la dissolution du texte dans la lecture; si le texte se dissout dans la lecture, c'est que manifestement(l) il y a incompatibilité entre les deux, et qu'on ne peut pas exister à la fois comme auteur et comme lecteur. Il faut reconnaître ça. Ne lisons pas du texte sur scène. Il faut trouver une voie alternative dans laquelle ce qui se produit sur scène -alors ne parlons plus de lecture publique, parlons de performance si tu veux- ce ne soit pas le texte, c'est-à-dire le livre... Je pense qu'il faut évacuer le livre de la scène, se démerder autrement(m)

(i) Pour ne pas dire exclusivement et brillamment 

(j) Ce n'est pas un travail de livre mais un travail de scène qui se propose. Je préfère encore qu'on cède à ça.

(k) Prurit... Je ne vois pas pourquoi, quand même je voyais in situ. 

(l) Et paradoxalement 

(m) Comme dans Finnegans Wake : DA CAPO!