L.L. de Mars — Entretiens

Dr. C., à propos d'Une brève et longue histoire du monde



 

Entretien enregistré pour l'émission radiophonique « La bulle coincée », Toulouse.
Transcription littérale : Christiane Monnier , C. de TRogoff. Merci à elles.

— (Docteur C.) Oui, on va parler avec L.L. de Mars de «Une brève et longue histoire du monde »… qui est paru chez Délicates en? En octobre... Quelle date ?

— (L.L. de Mars) Oui, c’est ça Il est sorti en octobre, oui...

— En octobre de cette année. Et pour le présenter donc, c’est un recueil de récits autour de… du monde de Betty. Donc, c’est un autre li… Enfin c’est, il prolonge d’une certaine façon

— Pas vraiment un prolongement, non, c’est un accompagnement plutôt.

— Qui accompagne

— Oui, oui plus ça...

— Périphérie ?

— Un prolongement ça pourrait laisser imaginer qu’il y a, tu vois, une espèce de suite historique entre les deux récits ; enfin, en tout cas, entre « Betty » et cette suite de récits, mais ce n’est pas le cas. C’est plutôt à penser comme des parages, en fait.

— D’accord. Donc ces parages, donc et... comment donc, de « comment Betty vint au monde », qui est publié chez Tanibis... Donc bon ben pour parler de ce recueil… je voulais peut-être commencer — parce que tu les avais d’abord publiés sur ton site internet qui est

— Publiés, publiés, enfin... Je les montrais, quoi.

— Tu as montré les quelques pages... Parce que t’avais mis des incipits, des courts textes qui présentent…

— Oui, pour les présenter, oui oui. Souvent y’avait des textes de présentation. Bah, pour que les récits courts n’aient pas l’air parachutés de nulle part ; je pars toujours du principe sur internet qu’on peut débouler sur une page complètement au hasard. Donc s’il y a une chronologie du site, elle t’est personnelle. Le visiteur qui vient par hasard, il ne sait pas ça, donc... En gros s’il tombe sur un des récits, que ce récit ne semble pas être une météore narrative qui tombe du ciel. Ça donnait une sorte de… d’environnement... Une présentation hm, voilà. Un contre-point, quoi...

— Donc elles n’ont pas été conservées dans le livre

— Non

— c’est un choix que t’as…

— Ouais

— Parce que par exemple moi j’avais j’ai noté celle de « Viande »

— Oui?

— Bon je vais la lire. Parce que quand même enfin c’est... Ça n’a pas été du tout gardé dans le livre...

— Ouais

— Donc par exemple, donc c’est le deuxième... récit du recueil

— Ouais

— Et donc ça faisait donc sur « Viande » : La créature qui a mangé mon père essaie de me nourrir avec sa merde (elle l'a maladroitement maquillée en pain de viande et a piqué des clous de girofles dedans pour en cacher l'odeur) ; elle veut que j'engraisse assez pour nourrir ses enfants. C'est la fête du pain de viande. Demain encore, ce sera la fête du pain de viande. Mon fils les regarde dans les vitrines (les lumières fortes en corrigent les couleurs merdeuses et les rendent appétissants ; qui se douterait qu'ils viennent d'être chiés?) ; il supplie qu'on l'en gave. Les parents autour de moi cèdent sans savoir que leurs enfants mangent leur grands-parents chiés. Ils deviennent ronds et roses commes des pâtes d'amande fourrées. Les plus âgés ont cessé de manger, ils vivent dans des souterrains où la puissante odeur des colorants dont ils barbouillent les merdes finit par les tuer. Mangés épuisés et courbés et roulés dans leur sueur épaisse, ils donneront un goût âcre à la merde destinée à nourrir leurs enfants. (Rires)

— Mais quand même, je trouvais que ça oui que ça ouvrait vraiment à quelque chose du récit, enfin mais que c’était une façon de ….Parce qu’ils sont plus épars... Parce que tu les as publiés pas...

— C’est articulé... de la même manière que y’a par exemple : si tu regardes le petit film que j’ai pu faire sur P.F.C.*, tu entends en arrière-plan de la fin du film un monologue sur la mort du monde ; et le monologue sur la mort du monde, c’est quelque chose qui comme tel, là, est un morceau de ce film, mais qui va en fait apparaître dans un travail sur Venise et la peinture du 18e siècle. C’est… de la même manière ces textes-là que tu as vu accompagner ces bandes dessinées à cet endroit-là, ils ont un devenir, tu vois, ils sont pas… Et la question c’est « à quoi les articuler plus finement? » ; je pense les articuler entre eux, tous ces textes, et faire un travail juste d’écriture, un peu différent ; ça me semblait plus cohérent, parce que toutes... toutes ces bandes dessinées dans « la brève et longue histoire du monde », entre elles, tu vois, composent un ensemble assez solide pour n’avoir plus besoin de ces textes ; et ces textes peuvent vivre leur vie ailleurs. Voilà, il n'y a rien à regretter, je pense que c’est plus fin de faire les choses comme ça.

— Parce que c’est vrai quand on voit... Ben c’est vrai que pour le récit « Viande » il s’enchaîne directement sur... Les deux premiers récits s’enchaînent complètement puisqu’il y a... Ça passe par « le convoi » et « les chiens », donc voilà donc on peut pas

— On peut pas couper

— On peut pas couper...

— Évidemment non. Il y a un travail de continuité visuelle entre les deux, et narrative ; donc ça foutrait tout en l’air.

— Ouais donc c’était moins intéressant... Les incipits… En plus t’as fait des coupures avec un travail de puzzle qui ouvre le...

— Oui

— Mais je crois que c’est le travail de Microlab, c’est ça ?

— ouais C’est Clément Aubert, c’est un homme qui a une pratique assez courante du puzzle — enfin courante : quotidienne, hein, parce que sa pratique est peu courante en fait. Il a une pratique du puzzle assez singulière, il travaille avec des artistes, il découpe des pièces uniques, et... Il a une façon de découper, c’est sa façon à lui de dessiner et de commenter le travail plastique des autres. Donc c’est... Ça va très, très au-delà du puzzle même si fondamentalement ce sont des jeux qu’il produit, hein, à réassembler, mais c’est aussi plus que ça. Donc, c’est un clin d’œil amical au travail de Clément Aubert, oui.

— Après, c'est qu'il y aussi... Je crois, des tampons ; enfin je crois qu’il y a une planche de tampons?

— ouais, ouais... C’est possible

— Est-ce que ça… ça un peu la même fonction quand même de transition, enfin, ou de passage entre... Parce que tu utilises des pièces...

— Oui. Il y a trois tableaux... qui sont, ben, des toiles que tu pourras voir à Lyon, pour la... l’espèce d’expo à la médiathèque. Et elles sont... Elles sont, là, trouées par les, par les puzzles. Donc... Elles finissent par créer une espèce de continuité... plastique différente dans le livre. Mais les tampons, je sais pas... Y’en a pas mal dedans, qui apparaissent dans les planches. Y’en a dans le premier récit, y’en a également dans celle-ci, là

— « Auch zwerge… »

— Oui

— j’avais l’impression qu’il y avait une planche, enfin une qui coupait... ah non?

— dans le premier récit il y en a une où ils sont assez envahissants, mais pas comme planche de séparation, juste comme élément plastique faisant partie du reste.

— D’accord

— Voilà

— Donc « Une brève et longue histoire du monde », on peut aussi... peut-être parler d’un abord de l’histoire quand même ; ben justement, enfin, c’est quand même... Ça s’ouvre sur, sur une interrogation sur le savoir, je pense... ou du savoir à l’histoire, du savoir sur l’histoire

— ...

— ou je ne sais pas comment exactement le présenter...

— Bah

— C’est pas c’est pas forcément intéressant de commenter…

— je sais pas... le rapport entre le... le parcours, comment dire?, intérieur et l’idée d’un regard généralisé sur l’histoire — donc, l’histoire pas associée à des faits historiques mais l’histoire juste comme notion comme forme de travail ou comme forme d’interrogation du monde — Ça fait très étroitement partie de mon boulot en général... Je ne sais pas si tu as eu entre les mains « Constitution(s)»?

— Ouais

— Tu vois ce bouquin? C’est un recueil de poèmes, et son seul titre, ce « Constitution(s) » avec une mise à part du pluriel, évoquait ce dialogue, cette constitution qui est mienne tout bêtement — à la fois charnelle, spirituelle, poétique, tout ce que tu veux. — et les constitutions comme ensemble de régimes d’état, d’édiction de lois, etc. C’était un dialogue entre ces deux choses absolument inextricables — c’est très banal hein si tu veux — c’est... Un dialogue entre une expérience intérieure et puis le jeu des causes, de l'organisation du monde et puis de leurs... de leurs conséquences, enfin voilà c’est aussi bête que ça. Donc, cette première ouverture d’ « Une brève et longue histoire du monde » pose un peu le, le paysage intellectuel dans lequel va se dérouler la bande dessinée et puis son paysage critique aussi, puisque c’est une ouverture assez… fracassante…tu vois très très brutale, super agressive...

— Ça explose un peu partout, enfin y'a des explosions un peu partout, voilà y’a

— Une pleine page

— Deux pleines pages qui explosent quasiment

— Oui, c’est juste, elles se répondent complètement y’a deux pages de boum qui sont, qui se répondent bien ; une toute en couleur, et l’autre au contraire très aride. Ce qui, ce qui était pas mal aussi — du même ordre si tu veux qu’un dialogue entre le sujet que je suis et... le monde comme ensemble de manifestations physiques, sociales, tout ce que tu veux — c’était d’avoir un autre pli de ce genre... c’était l’histoire en ses termes généraux et puis l’histoire de la bande dessinée dont il est quand même vachement question. C'est quand même l’air de rien... c’est quand même un album qui parle beaucoup de bande dessinée.

— C'est vrai. Et qui tourne quand même autour du thème de la bande dessinée. Je pense que le récit, enfin y’a, y’a celui des beaux-arts qui est quand même très drôle et... qui est un peu l’idée, voilà, de quand la grande culture rejoint la petite, oui, parce que voilà Deleuze contre Jocker. Enfin non, je sais plus, non c'est? Ah voilà c’est ça, Foucault contre Jocker et la blague de …

— la blague deleuzienne

— la blague deleuzienne avec Max qui va faire sa blague deleuzienne

— Ce qui... ce qui m’a inspiré vraiment ce type d’approche, c’étaient les couvertures des Inrockubtibles, quoi. Evidemment c’est un canard que je lis pas, que je lirai pas, dont je me torche le cul depuis toujours. Mais l’idée de voir Guy Debord sur ce torche-cul, c’est assez comique si tu veux, c’est, c’est d’un grotesque achevé ; c’est comme si tu voyais Deleuze en couverture de Télérama, enfin tout ça est est tellement con, tellement... C’est des des types... qui peuvent t’accompagner une vie entière, à penser, tu vois, et là c’est juste des objets décoratifs et jetables pour donner une garantie de travail culturel à des peigne-culs qui sont juste des mateurs de série Z qui essaient de se donner un petit cachet intello... juste avec une photo en couv, quoi, et puis un pauvre dossier exsangue et vulgaire de 3 pages. Donc c’est un peu cet univers mental là, complètement débilitant, qui est décrit dans ce récit-là...

— qui est un peu l’univers de la bande dessinée aussi (rires)

— c’est beaucoup l’univers de la BD tant qu’à faire, oui c’est vrai ; c’est-à-dire que y’a des pans entiers de la bande dessinée qui, qui, enfin d’auteurs qui... cherchent partout quels signes émettre qui garantissent une artisticité si tu veux, et qui au lieu de les chercher en eux-mêmes — c'est-à-dire de développer une bande dessinée qui soit, qui ait pas besoin d'aller fouiner ailleurs pour pour donner ces garanties — vont les chercher dans un petit clin d’œil à l’histoire de l’art — dont généralement ils savent pas grand-chose — par ci, donc ça donne de la peinture alignée en cases... Une petite allusion culturelle mais pas trop quand même pour pas effrayer le chaland... . Ça donne juste des choses très pauvres. Alors que... je sais pas, mais n’importe quelle planche de, de Chris Ware n’a pas besoin de ça pour signifier une modernité proprement… propre à la bande dessinée, tu vois ; elle n'a pas besoin d’aller donner un petit effet de peinture par-ci... tu vois...

— C’est une espèce de légitimation culturelle qui est quand même... qu’on, qu’on voit... je je pourrais enfin J’ai pas vraiment envie de citer des noms… (rires)

— Enfin si ; j’ai envie de citer des noms, bien sûr, j’ai envie d’en citer. Mais bon, après, oui, y’a un côté très légitimation culturelle moi j’sais pas, même pour la thèse de Menu, je crois que y'avait quand même des... j’ai même peur que le travail de Christian Rosset par exemple soit quand même beaucoup dans la légitimation culturelle, dans le recours à des références... à des avant-garde artistiques des années 70 / 80, mais qui sont citées uniquement ; ou ensuite on voit des parallèles, des comparaisons avec des mouvements de la bande dessinée des années 90 et qui n’ont pas grand-chose en commun et qui finalement

— Hmmm... Je, je sais pas... Moi j’ai plus... Là c’est plus compliqué, parce que moi je connais pas du tout le boulot de Rosset, je... Voilà. Mais je... non je connais pas, et je... Je peux difficilement parler de ça même si, bon... Je vois bien quelle garantie il offre, mais du coup comme personne, à cause de sa position... justement polyculturelle. Mais là du coup t’as l’impression que, que c’est plutôt un homme qui apporte à son entourage, bon, la certitude qu’il sont dans le vrai puisqu’ils ont avec eux une parole intellectuelle ; j’ai l’impression qu’il y’a aussi quelques... quelques personnes, comme ça, sur lesquelles, sur les épaules desquelles repose pour tous les autres une forme de légitimation... que pourtant il serait urgent de développer dans le... dans les BD elles-mêmes, tu vois ; aussi, enfin, c’est vraiment la chose qui compterait quoi. Et je crois que pour le boulot de Jean-Christophe et sa thèse, aussis ce — en dehors de ce que j’aurais à redire, peut-être, sur des points, mais dans ce cas là c’est avec lui plutôt que j’aimerais en parler, ça serait plus excitant — mais c’est plutôt quelle place elle prend ; et c’est le boulot qu’elle épargne aux autres de faire... . par sa place symbolique du coup. En gros, on a notre petit travail théorique fait d'un côté donc on peut continuer à publier des bandes dessinées paresseuses de l’autre côté, puisque, bon, il y a une place assignée, si tu veux, où les choses se discutent où elles se montrent, où elles s’écrivent ; donc on va continuer à faire à côté n'importe quoi...

— C’est pas... Y’a pas de pensée vraiment critique de la bande dessinée qui se développe en fait, on est dans la légitimation dans le sens où... Enfin pour moi, pour moi Christian Rosset ne fait pas un travail critique qui serait génératif pour la bande dessinée, si tu veux ; il a quand même plutôt tendance à flatter le travail des auteurs dont il parle avec très peu de dimension polémique ou critique de... des travaux qui sont faits quand même, donc... est-ce que c’est, est-ce que c’est vraiment le travail que faisait même, ben, par exemple, Gilles Deleuze sur le cinéma, quand il parlait de certains auteurs c’était pas... Il en parlait pas comme ça, quoi, c’était quand même... . Je sais pas, à la même époque, les travaux des... des intellectuels, même, je sais pas, les lectures de Foucault sur Sade ou... Enfin y'a des critiques par exemple... Foucault a une lecture très critique — qui est discutable mais bon — une lecture très critique de Sade sur la fin on ... il n'y voyait plus que des corps mécaniques... Enfin, c'est un exemple parmi mille, et j’ai pas du tout l’impression que la place qu’occupe... Christian Rosset fait quasiment du journalisme quoi! C'est à dire qu'il donne la parole... aux auteurs dans une sorte de... de... enfin avec aucune dimension critique quoi

— Ouais...

— Il a pas une vision critique du travail des auteurs à l’œuvre... donc on est dans la pure lég… Enfin pour moi j'y vois quand même une dimension de légitimation culturelle finalement ; mais après comme tu as pas lu, t'auras du mal à en causer...

— Ouais, j’aurai du mal à en causer comme ça mais j’vois ce que tu veux dire... Bon.. Un travail génératif, ce sera un travail qui effectivement fait question sur les principes mêmes qui... qui animent la relation du critique avec son objet. C'est-à-dire que quand quand Deleuze fait passer des noms, quand il glisse des filières de noms en parlant du cinéma, les noms deviennent des opérateurs du, du champ de savoir qu’il est en train de creuser quoi. En gros, t’as un type qui parle du cinoche, il a, il a vraiment envie d’aborder la question du cinéma dans sa matière, dans son traitement, dans son développement dans... des parfois même... les, les questions que que le cinéma pose juste aux autres pratiques humaines... Et quand les noms arrivent, le nom de Visconti, ou des choses comme ça, ils viennent d’autres opérateurs parce que ces hommes ont eu des pratiques, hop, du coup ils sont réingérés dans le travail de savoir et... ben, du coup ça sert aussi au cinéma ; c'est-à-dire qu'un cinéaste qui écoute les cours de Deleuze sur le cinéma, il trouve ça super excitant, ça lui donne envie de filmer, ça lui donne envie de penser. Donc ça, ça compte ; je pense qu'en bande dessinée, c’est... C'est ça qu'il faut faire à tout prix quoi. Si on doit poser des questions... d’ordre intellectuel, de temps en temps dans la bande dessinée — c’est important de le faire hein! — hé bien autant que ce soit le moment, effectivement, de mettre en branle toute une machine de pensée, un champ d’expériences nouveau et aussi le risque de se gameler, hein! Ce qui est génial, c’est d’écouter parler... Deleuze de peinture, terrain duquel il sait pas tant de choses, quoi, et ça s’entend, quoi. Et là de l’entendre — mais pas à pas, hein ! — marner comme un fou... Énoncer trois bouts de... de concept disant: «bon, on va essayer de bosser là-dessus, de bosser sur la notion de diagramme, on va essayer de... de bosser sur la notion de chaos-germe. Bon, on sait pas trop où on va... » alors là t'entends Deleuze qui a des grands moments océaniques où... y sait plus trop quoi dire... il se rend compte qu’il s’embourbe à fond quoi, et t’as un grand silence de mort disant : bon, c'est la merde on va s’arrêter là, on va continuer la prochaine fois. Et le cours suivant, il reprend, et il insiste...   et c’est un moment merveilleux parce que c’est vraiment super généreux ; c'est beau. Tu te dis « un mec qui risque de penser des conneries mais bon il veut essayer ... complètement une autre voie »... La peinture, c’est un lieu formidable pour la pensée, donc il se lâche... Je pense que la BD mérite ça... Si on veut commencer à penser avec elle, ben il faut se lâcher, quoi. Vraiment...

— Euh, ben sinon pour, peut-être pour en revenir avec... « Une brève et longue… »

— Ouais (rires)

— Donc en fait est-ce que tu... .parce que je sais que ça se clôt, enfin... je dirai que le... le recueil, donc, se clôt par... Un récit qui s’appelle... .

— « Le réveil de Tom »

— « Le réveil de Tom », voilà... Et… Justement, enfin, c’est quand même une... une sorte... Enfin y'a... bon, ça... Un parcours, une sorte de parcours on pourrait dire... de fonctionn... entre les... les récits ; tu disais que c'était comme un périph... Quel terme t’as employé pour... C'était « périphérie » ? ... Par rapport à Betty?

— Des parages. Des parages...

— Ouais, des parages

— Ouais y’a des parages que c’est... d’accord… mais enfin, tu... Je crois que... j’ai lu que tu avais écrit — je suis désolé, c'est petit ça comme, mais bon — j'ai lu que ça inachevait Betty, je crois, qu'après... .

— Oui, c’est ça, c'est un livre qui inachève Betty

— Inachève oui... Mais en fait, le dernier récit là, le réveil de Tom... J’ai quand même l’impression d’un, je sais pas comment le... dire, mais d'un repli sur le geste de l’artiste ; puisque, enfin, les dernières pages, bon, c’est un... Des réveils successifs d’un... d'un chérubin on pourrait dire? ou... .

— Mouais, on peut dire ça... y’a un côté chérubin chez lui mais c’est surtout, ben, ce qui renvoie à la peinture du 18e italienne, hein, il est chérubin surtout d’être aussi baroque. Ce qui le chérubinise, c’est clairement... de devoir... d’avoir une dette à payer à Tiepolo ou Piazzetta ; enfin ça se voit pas — j'espère bien que ça se voit pas! — mais je crois que ça se comprend. Ce qui me plaît aussi, c’est de renvoyer à la peinture baroque sans la citer, sans faire du faux Tiepolo, ce qui serait la chose la plus débile qui soit, mais bien d’être dans la même dimension du baroque en tout cas, c'est-à dire d’avoir quelque chose à apporter à la couleur, qui cherche cette espèce de fluidité-là, cette déliaison propre au baroque, quoi. Et donc oui, tu voulais?..

— Donc, oui, je vois donc quand même « Une brève et longue histoire du monde » comme, comme un parcours qui... Ah, j’arrive pas à l’intégrer! autour de, dans les parages de, de Betty... et donc c'est un parcours, donc aussi effectivement sur ta place comme auteur de bande dessinée, hein, y'a quand même pas mal de... quand même y’ a marqué « Je suis L.L. de Mars et je n’ai rigoureusement rien à raconter à peigne-culs de votre espèce » par exemple...

— Oui... Oui y’a ça, oui...

— Et donc c'est un parcours, avec vraiment (rires) une invention (rires)... Donc, y’a un parcours quand même, et il se trouve que « le réveil de Tom» replie un peu ce parcours, enfin referme sur le geste de l’artiste, quoi, puisque... Donc, on a : « Je suis né avec ma main adulte, hé oui c'est mon petit miracle à moi ; résultat je t’emmerde et je vais me réveiller tout seul comme un grand » et paf, le livre est fini...

— Hmm... C’est plus complexe que ça. C’est que d’une part... un livre est linéaire « d’être » linéaire, c'est-à-dire que tout simplement les récits s'y enchaînent parce qu’il faut les enchaîner. C'est la ligne tirée. Une règle de physique, quoi... Je ne considère pas le réveil de Tom comme une conclusion... c’est une fin possible du livre ; elle a été décidé par Jérôme (ndlr : coéditeur du livre), c’est lui qui a composé le bouquin. Y’avait trois quatre récits en plus, qu’il a écarté ; je lui ait fait parfaitement confiance pour monter ce livre ; Y’avait dix livres différents à faire avec les mêmes récits, quoi. Et... je crois qu’il avait super envie de finir par une note, comment dire? — optimiste c’est pas ça — enthousiaste. C'est-à-dire un réveil qui secoue la crinière d'un appel total à la liberté, c'est-à-dire à la confusion, aussi, hein, à un dérèglement total aussi des relations et des rapports — là, du rapport parental : clairement cet enfant interdit aux adultes l’âge adulte à cause de l’autorité sous laquelle celui-ci se place, qui serait une autorité d’évidence — et donc toute cette réflexion c’est plus une... un mépris souverain dans ce dernier récit pour toute forme de règle qui s’institue dans la bienveillance. J'ai toujours considéré que, que... s'il fallait une définition de l’ennemi, l’ennemi c’est : quelqu’un qui vous veut du bien, voilà. Donc, là, clairement, c’est un... un désaveu de toute autorité qui prétend vous vouloir du bien, c’est-à dire un mépris pour toute forme de bienveillance à mon égard et de bienveillance tout court... C'est-à dire un peu... un peu pateline... Mais pour ce qui est du livre du coup, oui c’est vrai que ça le fait finir sur une espèce de note... ben ça réveille le livre d'une espèce de noirceur terrible... qui plane dessus... Mais, c’est aussi en ça qu’il répond à Betty. Betty est un bouquin qui finit dans une tragédie

— Ouais

— Mais... C’est un hymne complet aussi à l’insolence d'une authentique liberté sans posture... Je te dirais qu’ils se referment l’un l’autre un peu de la même façon... Celui-là a l’air d’être terriblement joyeux, mais c'est une joie noire et mauvaise et extrêmement agressive, là où Betty le ferme de façon plus... presque liturgique, cette espèce de cérémonie qui enterre Betty... mais pour la bonne raison que ce qu’il aura voulu développer jusqu’au bout, c’est-à dire jusque dans la mort de son personnage, c’est la possibilité de considérer qu’avant tout le travail artistique est... est l’exploration la plus, la plus accomplie de la vie sans soucis de... de où il vous conduit socialement, moralement etc. Donc... De ce point de vue… ces deux fins, si tu veux, sont des agencements... qui se répondent, deux livres possibles. Tu sais chez Betty aussi, il y’a, y’avait plein de choses possibles à intervertir, hein, dans les chapitres. Il a l’air comme ça rigoureusement enchaîné mais c’est assez illusoire... donc voilà... je, je tiens pas à ce qu’on considère comme... un hymne seulement à … Alors toi tu le voyais comme quoi, me dis-tu? Comme geste d’artiste ?

— Ouais ben en plus que sur le geste, bon, « Je suis né avec ma main adulte », bon, comme c'est quand même un travail très plastique, on pense quand même le geste du peintre, du... Et donc que, finalement, tandis que tu as un parcours très social, ouvert...

— Ouais

— Sur tout sur tout un pan de — ou même pictural, ben voilà — et là, on retombe c’est pas forcément, par ce que je sais... bon, ben je sais, je vois quand même, bon ben, que c’est plus l’advention du sujet que l’individu néo libéral quoi. Que...

— C’est vraiment un individu qui prend sa main de puissance contre la main du pouvoir. Y’a un côté extrêmement... c’est délicieux : c’est une toute petite créature chétive... . C’est justement parce que c’est un chérubin, il est là devant une colossale montagne, tu le vois, et il encule la montagne...   Ce qu'il nous dit, qu’il n’en a rien à foutre de toutes ces tentatives de le terroriser, de... de l’intimider, toutes ces merdes. Être né avec sa main adulte, c’est n’avoir rien à disputer... ou ne pas accepter de discuter en tout cas dans les catégories qu’établit généralement la position de la main, tu vois, celle-là : « avoir la main sur quelque chose ». Il est né... C’est plus de ça que du geste artistique dont il est question, vraiment ; même si je ne le néglige pas, que ce soit par là que ça passe chez moi, clairement, c'est-à-dire que c’est la pratique qui est la forme de ma vie, aussi. Ma… C’est pas un truc d'esthète, si tu veux. C'est pas non plus un éloge de... c'est pas un livre rêveur non plus, tu vois, c’est pas ça.

— Non mais... les réveils ne se finissent pas pour moi, du moins le réveil de Tom... C'est-à dire que... on sent que ouais c’est des réveils, on n'en finit... on n’est jamais totalement éveillé quoi c’est dire que... La vie-même est un éveil qui n’en finit pas. Le rêve…

— Joyce disait « L'Histoire, non serviam, est un cauchemar duquel j’aimerais me réveiller »... Voilà. Ça renvoie à ça, à ces réveils successifs... (à l'autre intervenant) Mais pose des questions, toi-aussi, si tu veux...

— Je suis confus, parce que j’ai pas lu le bouquin

— Ah oui (rires)

— Ça y est, tu m’as, tu m’as plongé dans la confusion là...   (rires)

— (Docteur C.) Et c'est encore, en plus... c'est en même temps impossible parce qu'il faut... Enfin il faut prendre le temps, y’a plusieurs livres, le temps des lectures...
— Oui, c'est possible qu’ils se répondent pas mal les uns aux autres...

— Parce que lire celui-ci sans lire « Comment Betty vient au monde », c’est déjà compliqué... Ça peut arriver hein! Je dis pas, mais... on peut quand même dire que ce sont des livres qui sont qui ont une interprétation ouverte, hein, on peut quand même y trouver...

— Bin oui quand même, c’est super ouvert, j’espère qu’il y a un travail assez polysémique pour que tu puisses t’abandonner complètement. Je suis pas du tout contre le fait qu’on soit juste spectateur, par exemple... Y’a des situations aussi, où c’est bon... . d’être le spectateur hébété, même de quelque chose qu’on, qu’on aime... Parfois... Y’a des livres, par exemple, que tu aimes dans des moments de profondeur, puis dans des moments d’hébétude ; un peu comme un film d’Hitchcock, y’a des jours où t’as très très envie de t’essayer à une analyse vraiment pointue parce que c’est super riche, et puis des jours où t’es ravi devant un film d’espionnage absolument farfelu et de scotcher sur ton fauteuil. Les deux façons d’aborder Hitchcock sont bonnes, tu vois, y’en a pas une qui chasse l’autre, elles sont essentiellement conjointes quoi. Si tu jouis que d’un côté et pas de l’autre, t’es toujours dans... dans l’entre-deux... Je dis ça souvent pour Queneau, c’est hyper agréable de lire Queneau en en sachant un peu plus de son amour pour Shakespeare, et puis de voir tout ça dans son travail, et puis y'a des jours où tu t’en fous complètement parce que c’est drôle, c’est joyeux, c’est vif, c’est intelligent et le reste tu t’en fous ce jour-là... C'est très bien, enfin, c'est...

— Bon, c'est fini, alors je finis peut-être, je représente le livre :

(présentation du livre, du site le Terrier — fin )