Questions de Annabelle Dupret à L.L. De Mars

pour Flux News papier (online : http://flux-news.be/ )

autour de « Le Secret » paru à La 5ème Couche


« Le Secret » est une bande dessinée dont l 'écriture offre un scénario romanesque, tout en se déroulant comme une improvisation musicale. À sa lecture, on perçoit une scénario qui semble s'écrire en même temps que le dessin. Ou, autrement dit, le dessin et l'écriture s'y rejoignent dans une valse aux desseins obscurs. Comme si les dessins de L.L. De Mars l'avaient invité à l'écriture, et l'écriture au dessin, dans un emportement « compulsif », une soif de déroulement scénaristique et une avidité à exposer les corollaires d'une intrigue. »

Question : Pourrais-tu éclairer le lecteur sur ton approche d'écriture d'une bande dessinée ?

 

 

Trouver des modalités propres à l'écriture d'une bande dessinée demande de laisser autant qu'on le peut de côté toute idée d'un assemblage de texte et de dessins pour la penser elle, en tant que discipline propre, en tant que cadre de travail propre et surtout en tant que mode de production irréductible de formes de récits ; sans quoi on pourrait bien, si on n'y prenait garde, ne trouver qu'une voie bâtarde, hésitante, tiraillée entre les montages visuels, rythmiques, linéaires propres au cinéma et la pensée illustrative d'un image au service d'un travail littéraire.
Sur la planche, la croissance du récit est prise dans un mouvement cohérent, où écrire poursuit quelque chose de dessiner, ou dessiner formule, raconte, hors des conditions verbales. Cet agencement prodigieux a un espace singulier de développement, c'est celui de la page ou de la double page, qui est tout autant récitatif que plastique, autant épopée que cartographie. Construire une bande dessinée — on peut dire écrire si tu veux, mais on risque des malentendus sur la nature des images et leur place — commence pour moi par des mouvements du dessin.
Le récit commence par un protocole de dessin, un ensemble de conditions particulières qui sont, disons, l'équivalent du cadre du récit pour un romancier, l'équivalent du lieu de tournage et du matériel utilisé pour un réalisateur, l'équivalent d'un concept pour un philosophe. Un lieu déterminé et déterminant. C'est de la que ça part, même si ça suppose, déjà, que quelque chose a commencé avant. Une décision. Une vision. Il peut s'agir d'une série de choix plastiques, d'une méthode de pillage encyclopédique, d'une façon de visiter un musée en dessinant, du choix de couper la lumière pour dessiner. Ces conditions sont déjà exclusives du récit qui naît. Elles lui donnent du corps, il leur donne du sens. J'avance alors sur les lignes. Selon la hantise du moment, l'objectif peut être clair, les plans du récit aussi ceinturés qu'un plan d'architecte et le tempo métronomique, ou bien au contraire chaotique, livré aux expérimentations sauvages, abandonné à une série de flux qui feront entre eux le nœud problématique que rien ne viendra résoudre sinon, d'une certaine manière, votre lecture. Chaque nouveau livre est l'occasion d'un nouveau protocole, le plus susceptible de me plonger avant même d'avoir commencé, dans le sens. Dessiner donne un autre sens à l'expression « savoir où on va ». Je sais comment je vais, et c'est ma façon de savoir où je vais.

« Cette bande dessinée de L.L. De Mars offre de nombreuses zones d'abstraction, et des plages entières vouées à un expressionnisme se jouant d'une figuration et d'une abstraction (défigurante). L'auteur ne lésine pas non plus sur la puissance de métaphores visuelles qui se chevauchent et s'entrelacent à travers les pages. À la verve de l'écriture graphique répondent de grandes plages d'épanchements colorés... »

Question : Pourrais-tu expliciter pourquoi les arts graphiques sont un terrain de prédilection pour toi ?

 

Si je comprends bien ta question, celle-ci distingue, il me semble, ce qui travaille à proprement parler la matière et les mouvements plastique de ce que serait le mode du dessin en usage dans un récit en bandes dessinées ; comme si ces formes prises par mon approche de la page, du dessin, étaient, d'une certaine façon, quelque chose en plus, une zone désintégrante du récit, une forme de lyrisme libérateur. Ce n'est pas le cas : d'une part, il n'y a rien dont je souhaite particulièrement me libérer dans la construction classique d'une bande dessinée, rien qui me distingue, selon moi, d'un dessinateur classique dans mes préoccupations formelles. Je dirais qu'au sens médiéval du terme (pas au sens néolibéral du terme), je cherche mon efficacité. On aurait dit autrefois l'efficacité de mes images. D'autre part, j'attache la même importance à tous les éléments qui apparaissent sur la page, sans hiérarchie, mais comme un ensemble d'opérateurs dont le fonctionnement commun peut viser tantôt la cacophonie, la contradiction, tantôt le commentaire parallèle, l'ornement (au sens musical), le chœur, ou le hors-champ produisant des conditions nouvelles de lecture. Ma prédilection, c'est la bande dessinée elle-même.
Mais je peux aussi entendre ta question d'une autre façon, à travers ce choix que tu fais de parler d'arts graphiques, ici, comme d'un champ particulier de l'activité humaine où j'aurais décidé de venir déterminer ma vie, d'une certaine façon, et dont la bande dessinée ferait partie. J'y entendrais alors un choix social, historique, celui qui m'a conduit après avoir consécutivement travaillé dans le monde des arts plastiques qui s'exposent (tableaux et installations) puis celui de l'écriture dite littéraire, à abandonner les horizons qui s'offraient à moi et les sphères sociales qui s'y attachaient.
D'un point de vue strictement technique, j'ai choisi la bande dessinée pour sa complexité et les perspectives qu'elle me donnait d'inventer sans jamais risquer la lassitude des formes de récits, ce que l'écriture ne m'offrait plus depuis longtemps. D'un point de vue social, disons que les mondes de la littérature d'avant-garde comme celui des arts contemporains locaux (qui s'exposent) n'offrent pas assez de malentendus pour mériter d'être fréquentés. Il y a dans ces sphères comme une petite odeur triste de place au soleil. Je ne tiens pas plus que Pascal à la mienne. En ne faisant plus que des bandes dessinées, je me suis offert pour la vie un fleuve de malentendus. Rien ne saurait être plus fécond. Pour mon bien-être social, et surtout pour mon travail.

« L'histoire ébauche, dans une veine graphique « punk », la conspiration d'une société secrète au début du 19ème siècle (à moins que ce ne soit dans un passé intemporel). On y trouve, paraît-il, une influence de la bande dessinée américaine... Conjuguée à une profusion graphique et narrative l'intrigue, riche, voire drue, présente une aspiration à dépeindre la folle danse de la décadence et de la luxuriance. Elle a peu à envier aux grands classiques romanesques. À moins qu'elle n'y puise en fait tout ce qu'il est possible d'y trouver... Car on y trouve de la jubilation à revisiter, à travers un medium modeste, le propre de certaines tragédies et pièces de théâtre » .

Question : À la lecture du « Secret », on pense à « Rhinocéros » de Ionesco ou à « La ferme des animaux » de George Orwell. Deux parallélismes pertinents ?

 


La source de ce zoo idiot serait plutôt à chercher chez Lorenz, tu vois, mais plutôt comme un contre-modèle. Il faut voir dans la prolifération des bêtes tout-à fait autre chose qu'une fable, qu'une métaphore animalière ; il s'agit plutôt de la mise à sac des métaphores animalières, et très notamment les métaphores libérales qui prétendent avoir pour socle une cause et une raison naturelle à leur brutalité de classe. Les bêtes absurdes passant d'un corps qui monte à un corps monté, d'un jeu de masque à une substantialisation brutale, déjouent par leur dépolarisation constante toute valeur d'exemple, toute valeur de modèle. Non seulement la dernière chose que soit la férocité sociale est la conséquence d'une quelconque ontologie naturelle, mais les petites crapules libérales qui abusent du recours au déguisement animal pour leur profonde agressivité sont, en matière de connaissance zoologique comme en à peu près toutes à l'exception du pugilat, d'une parfaite nullité. La loi du plus costaud n'a pas plus de valeur universelle animale que la prétendue efficacité au travail des insectes sociaux, la prédation sexuelle ou la sélection naturelle des plus forts. « Le secret » est un exercice d'hominisation. C'est, à ce titre, un éloge des positions minoritaires, une loi des exceptions.

« Le Secret », c'est l'histoire d'une confrérie fomentée par de riches propriétaires terriens au début du 19ème siècle (ou à une autre époque), à l'heure où se fondent les mouvements ouvriers [À moins que je ne me trompe]. Une entreprise dont l'activité réelle ne se révèle, pour ainsi dire qu'à ceux qui en feront progressivement l'objet — à leur insu — au cours du récit.  Avec son intrigue, L.L. De Mars bouscule l'histoire de la naissance de la société de marché. L'expression qu'on y lit : « Mais qu'est-ce qu'on a désiré si fort de nos maîtres pour en arriver là ? » résonne chez le lecteur.

Question : Je retrouve dans le livre une forme de délectation (graphique) à dépeindre la dégénérescence (le déclin, la décadence...) d'une société fondée sur le marché et le capital. Est-ce une juste observation ?

 

Pour supposer une décadence du libéralisme, il faudrait lui imaginer un état de pleine santé ! Tu l'as bien compris, « Le secret » est un livre violemment antilibéral, mais pas au sens de l'analyse politique ou économique à proprement parler. J'y verrais assez peu d'intérêt. Ceux qui douteraient aujourd'hui encore de l'abjection du libéralisme ont assez clairement choisi de ne rien vouloir savoir — sans aucun doute pour le profit qu'ils en tirent ou pour celui qu'ils rêvent d'en tirer — pour qu'il soit tout-à fait inutile de leur donner une leçon d'économie politique ou d'éthique.  A fortiori dans un livre si peu soucieux de clarté communicationnelle qu'il n'a aucune chance d'être lu par un libéral. En revanche, il ne me semble pas inutile de m'attaquer au poison libéral institutionnalisé dans toutes les formes du discours courant, en exposant non pas l'horreur des conditions de travail mais l'horreur du travail lui-même, non pas la tristesse du chômage mais la tristesse de la honte du chômage, non pas l'inégalité des chances devant la réussite mais la tristesse fondamentale de tout désir de réussite.