Olivier KLEIN
Aime-moi, trouve-moi, tue-moi


out ce que tu connaissais de kurde lorsque tu es descendu du train militaire, c’était un proverbe : « Tant que tu n’auras pas vu l’enfer, le paradis sera trop bon pour toi. »

Une Jeep t’attendait. Le deuxième classe t’a salué, il a regardé ta plaque d’identification : Suleyman Zeitinoglu, envoyé par Izmir.

Vous avez pris la route de la montagne. Il avait neigé, mais la Jeep était encore débâchée. Tu ne portais pas de gants, pas de bonnet. Ta parka était fine. Faite pour l’Anatolie, pas pour l’hiver kurde. D’une main, tu te protégeais du vent glacé. De l’autre, tu t’accrochais à la barre métallique au-dessus de ta tête.

Après deux heures, la Jeep s’est arrêtée devant le poste avancé. Sept soldats sont sortis. Ils étaient tous armés, sauf un. Vous vous êtes salués. Tu as regardé le village au-dessous du fortin, seulement vingt-trois maisons.

Le premier jour, on t’avait sans doute simplement ajouté à la patrouille : Vous étiez trois au lieu de deux habituellement. Vous avez quitté le village, et vous avez marché vers le hameau à l’entrée de la vallée. Sur le chemin, vous avez croisé deux écoliers. Un garçon et une fille. Tes collègues t’ont dit quelque chose. Tu as posé ton arme à terre. Ils t’ont dit de ne pas la laisser comme ça, de la remettre à l’un d’eux. Tu t’es exécuté, et tu t’es rapproché des enfants. La fille a essayé de s’enfuir, le garçon l’a suivie – mais ils couraient l’un à côté de l’autre au lieu de se disperser. Tu les as jetés à terre, puis tu les as fouillés. Ensuite, tu as ouvert leurs sacs. Ils ne contenaient sans doute que des livres de classe : Tu as fait un signe de main aux autres soldats, et vous avez laissé repartir les enfants.

Vous êtes revenus au poste une heure et demi avant la nuit.

Le deuxième jour, tu es sorti avec un papier et un pot de colle. Tu es allé vers la mairie, où tu as placardé une affiche qui parlait de Turcs des montagnes, de traîtres, de terroristes. Au-dessus du texte, il y avait deux vieilles photos de Ser Mossouli et de Mohammad Hekmatyar.

Cette affiche a été arrachée depuis.

Puis tu t’es mis au volant de la Jeep, et un autre est monté à côté de toi. Tu lui as donné du feu, il t’a demandé si tu faisais ton service. Tu as répondu que tu t’étais engagé à l’âge de seize ans, parce que tu voulais avoir une arme. Il t’a demandé pourquoi, tu as dit que tu aimais quand tu rentrais le soir, le pistolet à la ceinture, voir que ton père te craignait.

Vous avez ri tous les deux. Votre chef est sorti à ce moment-là, il s’est installé à l’arrière, et tu as démarré. La neige recommençait à tomber. Elle le fait à chaque 11 novembre depuis 1961, comme en mémoire de votre répression à Kassem.

Un train attendait, à un kilomètre de la station du lac de Van, quand vous êtes arrivés. Il était entièrement composé de wagons blindés – tous noirs, sauf un sur lequel était peint le croissant rouge des docteurs. Un homme en blouse blanche en a fait coulisser la porte, puis il en a sorti deux boîtes et une cantine métallique. Le gradé a signé un registre, et vous êtes partis. L’autre soldat conduisait, tu tenais l’Uzi. Le cran de sûreté était relevé.

Au village, vous êtes allés à l’école, et vous avez donné les colis à l’instituteur. En sortant, tu as reçu une pierre sur la nuque. Elle n’était pas plus grosse qu’un poing d’enfant. Tu t’es relevé, tu as vu Nilufer Goleh, elle s’enfuyait, son fils sur le sein.

La nuit tombait, vous êtes rentrés.

Le troisième jour, ta solde est arrivée. Tu t’es rasé pour la première fois depuis le début, et tu es sorti faire ta ronde avec ton jeune collègue. Il avait un petit magnétophone et t’a fait écouter une chanson gaie. Puis tu as sorti une photo de ta poche et tu la lui as montrée. Vous marchiez vers la sortie du village quand vous avez croisé la nièce de Mollah Mustapha Barzani. Je pense que tu ne la connaissais pas. Tu l’as saluée. Elle t’a regardé et a craché par terre.

Vous êtes passés par l’épicerie. Tu es entré et tu as demandé du tabac et du thé. Un vieil homme attendait devant toi, mais tu n’as pas fait attention à lui. Le marchand t’a donné le thé, il t’a dit qu’il n’avait plus de tabac. Il ne parlait pas bien le turc. Tu lui as demandé de répéter.

Quand il l’a fait, tu t’es mis à crier, tu l’as traité de menteur. Le vieux est sorti de la boutique, prenant son onagre par la bride, et il a disparu pendant que ton collègue te demandait de te calmer. Mais tu criais plus fort encore, tu es allé derrière le comptoir pour vérifier. L’épicier te jurait qu’il n’y avait pas de tabac mais tu ne l’écoutais pas et tu renversais le contenu de toutes les étagères, tu piétinais les marchandises.

Tu n’as rien trouvé, et tu es sorti. Ton jeune collègue semblait furieux. Il marchait à tes côtés, l’arme à la main, et regardait partout autour de vous.

Le soir, lorsque vos portes furent fermées à clef, tes collègues t’ont reproché de t’être mis en colère. Ton supérieur t’a donné un blâme. Tu es allé laver son linge. Lorsque tu es revenu au dortoir, il a ri de toi et t’a donné un peu de son tabac.

Le quatrième jour, tu es sorti du fort lorsque la voiture du courrier est arrivée. Tu as salué l’officier, pris le sac et regardé les lettres une par une. Tu as semblé déçu, tu as refermé le sac et l’as porté à l’intérieur.

A la fin de l’après-midi, en revenant de votre ronde, vous avez croisé un civil qui portait un sac de riz sur les épaules. A votre passage, il a soutenu votre regard tandis qu’il se mouchait entre ses doigts. Quand vous êtes passés devant l’épicerie, la femme du marchand est sortie et t’a crié dessus. Tu l’as repoussée. Elle pleurait, sa fille vous observait, debout sur le palier. Tu as regardé ton collègue, qui s’est placé entre la femme et toi. Elle t’insultait en kurde, en turc aussi, et tentait de te frapper. Tu ne reculais pas, tu la repoussais encore. Tu semblais calme.

Soudain, tu lui as donné un coup de crosse. Elle a vacillé un instant. Elle saignait. Sa fille s’est jeté sur toi, un bâton à la main, et a tenté de te frapper au visage. Elle n’avait pas six ans. Tu l’as prise par le poignet et tu l’as déplacée entre sa mère et toi. Elles criaient toujours. Tu as regardé vers l’intérieur de l’épicerie. L’homme n’était pas là. Le passant qui portait son riz t’a crié de laisser la mère et la fille tranquilles. Ton collègue leur parlait, mais ils ne l’écoutaient pas. L’homme au riz te donnait des coups du plat de la main sur la poitrine pour te repousser, la femme et la fille te maudissaient, et ton collègue ne te protégeait pas. Tu as pris ton arme, tu as fait un violent mouvement de balancier de gauche à droite, les menaçant en leur criant de reculer. Ils ont fait deux pas en arrière, mais tu as reculé toi-même et ils sont revenus en t’invectivant, tu regardais partout autour de toi mais tu n’as pas vu la pierre que t’a lancée Nilufer Goleh à la tête. Ton doigt a pressé la détente et tu t’es tourné vers elle. La rafale l’a fauchée.

Je lui ai donné moi-même le coup de grâce, après votre départ.

Car dès qu’elle avait touché terre, tu t’étais immobilisé en la regardant. Tes yeux allaient des trois témoins, à son corps qui bougeait à peine, et ton collègue t’a pris par l’épaule pour te forcer à courir. Il te tirait de la main gauche, tenait son arme de l’autre. On voyait qu’il avait peur. Le soleil disparaissait derrière le mont Süphan lorsque vous êtes arrivés au fort. Ton collègue hurlait.

- Ouvrez cette porte, plus vite, ouvrez !
La porte s’est refermée derrière vous. Tes collègues se sont réunis autour de toi, et il leur a raconté ce qui venait de se passer. Ton supérieur a essayé d’appeler la base, mais la radio ne répondait pas. La nuit était tombée, et le village entendait les soldats crier à l’intérieur du bâtiment.

- S’il reste ici… Une histoire comme ça est arrivé à Urumieh. Les Peshmergas sont entrés dans le poste et les ont tous tués ! Je ne veux pas mourir pour lui !

- Tais-toi ! a dit le colonel. On ne lâche pas l’un des nôtres. Les ordres sont de rester ensemble, et on restera ensemble.

- Je suis là depuis vingt mois, je dois finir mon service en mars, tout ce que je veux c’est attendre calmement !

- C’est sa faute ! Il avait été prévenu !

Dix minutes plus tard, la porte du fort claqua derrière toi. Tu portais une arme avec deux chargeurs, un sac de toile, une lampe électrique, et ils t’avaient donné un casque et un talkie-walkie. Un type te parlait avec.

Tu as frappé la porte, et tu les as suppliés de te laisser rentrer. Puis tu t’es retourné vers la place du village. Elle semblait vide, le type de la radio t’a conseillé de te cacher dans la bergerie vide, vers la route Harrison. Il disait que des convois de chars y passaient jour et nuit.

Tu t’es mis à courir, et tu as quitté le village vers l’amont. Alors, tu as vu les torches qui sortaient des maisons. Elles formaient un delta, qui se rapprochait lentement de toi. Tu parlais sans cesse à l’homme dans le talkie-walkie. Il t’a indiqué un raccourci à travers la forêt. Tu disais que tu avais de la peine à marcher, que tu étais trop chargé. Tu as jeté ta lampe loin de toi, espérant détourner tes poursuivants. Mais le demi-cercle des torches se resserrait toujours sur toi. Tu courais de plus en plus vite, ton sac arrachait tant de branches sur ton passage, faisant un tel vacarme que même un enfant t’aurait suivi avec facilité.

Tu as passé la ligne du sommet peu après deux heures du matin, et tu as donné la position à ton guide. Il t’a dit que les chars passeraient en bas au lever du soleil.

Tu as commencé à descendre la pente. Lorsque tu as jeté ton sac, tu t’es retourné vers le col. Tu as vu que les flancs de la montagne étaient sombres, et tu as souri. Alors tu as pris un paquet dans le sac, et tu as mangé quelque chose, sans cesser de marcher vers la rivière. Une flamme s’est rallumée en face, et tout autour de toi les autres torches se sont réveillées. Tu t’es remis à courir, mais le cercle t’entourait déjà. J’ai ramassé le talkie-walkie et j’ai dit à ton correspondant que ce n’était plus la peine de t’encourager. Tu t’es mis à tirer en direction des flammes, mais celles-ci continuaient à se rapprocher.

Lorsque le soleil s’est levé, tu n’avais plus de munitions. Les premiers oiseaux avaient commencé à chanter. On entendait la rivière murmurer, quelques mètres en contrebas. Je ferai dire à ta mère l’image que je garderai de toi, agenouillé face au soleil, la tête baissée sur la poitrine, pleurant en silence comme un enfant. Tu as compris que j’arrivais. Tu relèves la tête vers moi. C’est l’heure. Ce sera moins facile que tu l’espères. Tes armes gisent à plusieurs mètres de toi. Les tiens disent que le Kurde est bon tireur mais que son couteau est comme sa troisième main. Voici le tien. Que Dieu te donne chance.