Jean-François SAVANG
Le poème est un livre muet le silence est une image-tombe
texte de présentation pour les livres massacrés  
Vous retrouverez ce texte accompagnant les travaux plastiques de l'auteur, dont il est le commentaire latéral .Il a été écrit en juillet 1998, et est inédit. De nombreux travaux disponibles sur ce site sont liés, de près ou de loin, au cut-up, dont vous trouverez un index ICI

                                      LE POEME EST UN
LIVRE MUET
                                             LE SILENCE EST
UNE
 
IMAGE-TOMBE

escriptif des opérations : prenez un livre, n'importe lequel, un livre qui vous attire, un livre qui vous répugne, un livre anonyme, prenez ses mesures et déshabillez-le. Ecorchez-le, ouvrez-le, non pas par la bouche mais par le corps, forcez son esthétique, regardez-le dans l'invention globale qu'il provoque.
        Quelque chose cède déjà dans la couverture qui fonctionne comme un cadre dans lequel nous nous focalisons, une traverse interrogative, critique, menée solidairement dans la forme et le sens, où la forme se dessine dans le sens, où le sens cherche sa forme, au moins pour un temps du travail, dans le dessein de son historicité…
        L'autopsie commencée il continue de raconter son histoire, de la lier dans la vue, dans le dire de sa visibilité, dans la fiction d'une nouvelle anatomie. Jusqu'où peut-on être fiable ? Passons. Du feuilletage à l'épaisseur, de l'histoire qui se redistribue de typographies en empâtements en quête du poème qu'il y a dans n'importe quel livre. Quelque chose continue à être lisible. Une image du parcours en profondeur, un, parmi la multitude des parcours possibles, prend la forme d'une pensée qui appartient déjà à toutes celles qui peuvent être une figure dans le livre.

econsidérer sans cesse l'appât du texte, avec pour seule obstination de voir le fond, méthodiquement, en exhumant tout ce qui n'est pas notre parcours dans l'histoire, en conservant le lisible comme matière intime, laissée pour morte au plan initial, conservée à titre d'oubli temporaire comme on conservait dans des bocaux les viscères des anciens pharaons égyptiens. En projetant que le bouleversement qui brisera le silence de ces intérieurs en attente d'un corps, trouvera comme un impact, à se greffer dans l'invention de son autre : l'histoire elle-même qui consacre ces organes à leur mutation dans un autre corps.
        Mélangé, indéterminé au reste de l'histoire dans un poème en attente, je ne jette rien de l'intérieur d'un livre ; toutes les mutilations attendent d'être exhumées à leur tour, et en se recomposant d'inventer d'autres histoires, une seule parmi d'autre qui sera strictement sa figure de l'histoire. Je conserve dans des sacs en plastique les fragments de textes que je découpe. De la même façon que l'armée s'en sert pour retirer les soldats au front et les renvoyer dans leur famille, on constate aisément en quoi cela facilite le transport.
Le livre en perspective.
        A coup de cutter répétés dans ce laboratoire, du bruit sifflant dans le papier qui s'écarte, la masse de mon corps sur le sien éprouve la fatigue de ses sens et de sa réalité physique. Anticipant ses plateaux, menant sa lecture avant qu'elle ne surgisse pour réguler l'accident, chaque phase se referme sur une autre, repoussant l'au-delà parfois avec jouissance, parfois avec perversion, le plus souvent avec calcul.
        Nul progrès qu'une mise en danger perpétuelle. A la moindre baisse de vigilance, au moindre écart sur la route, le dérapage peut être fatal, et peut inclure dans son trajet une chirurgie compliquée, un autre plan de 'invention, de morceaux libérés qui cherchent leur collure pour continuer l'histoire. Pour ne pas perdre l'intention d'appartenir au fond, pour voir plus loin, après eux, à d'autres étages, comment ils existent, comment ils peuvent encore influencer l'avenir et préserver l'illusion de leur infime existence.
Ce temps est celui d'une lecture parallèle qui recommence à gémir dans sa forme, à se perdre, et à se confondre en excuse de ne pas avoir disparu. Mais le travail ne s'arrête pas là. Car c'est juste une parenthèse clinique du dérapage du cutter, une blessure dans l'intention souvent invisible à la lecture.
        Reprenons : incrustation parfois d'éléments étrangers, dénaturation, détournement des  objectifs, le temps se fige dans un impossible feuilletage, la lecture se délivre en quanta. Quelque chose de souverain semble apparaître dans la fabrication et le contour des masses. L'histoire extraite de quelques mots du texte bascule ostensiblement dans une vacuité sans concession : elle s'impatiente, balbutie, pour s'arrêter finalement devant l'insuffisance des pages.
        Dernières pages : point de non-retour dans le relief ; car il porte désormais son poème comme une fracture de l'histoire. De cette histoire particulière, ouverte et sans bord, où s'échangent le livre et le lecteur, d'amour en
clin d'œil complice, de mutuelle compréhension, d'ivresse ramassée dans la ligne, elle-même ramassée dans le livre : " je suis lisible et je m'offre à vous, je suis la ligne en partage de vos illusions ; ma valeur est la tienne ". Cette ligne de partage constitue le bord de l'histoire. Sans bord il y a une âme. Le lecteur erre la nuit entre les âmes. Les âmes sont des livres. Le lecteur simule la mort pour lire ce qu'il y a dans une âme.
           Le cutter est un pieu dans le livre, il contraint son histoire à l'histoire, il contraint le livre dans les bords et ouvre la lecture au-delà. Le poème y subsiste comme l'avatar d'anciennes légendes qui auraient vu mourir leurs dieux comme des Titans de la joie. Hélas ! nous sommes malades de la joie ; comme le signal l'hédonisme d'aujourd'hui, un manque de joie, un placébo sans poème, une joie qui ne déborde pas. Je suis comme ça souvent aussi : dans l'impulsion violente de l'absence de pensée, dans
l'interruption à mille lieues d'un quelconque poème, dans la transparence des illusions sociales. Aller de travers dans le livre m'apporte de la joie. Une irruption. Le livre creusé est la multiplicité de ces états dans la diversité des temps, une récurrence illusoire. Mais ce qui est dit n'est pas illusion. Ce qui est dit dans le livre cherche son intimité, sa profondeur, son sexe, son image. Et c'est au moment, à ce moment, où le livre est cru, ouvert comme une image pornographique, les jambes écartées, le corps suintant la chair, la peau du livre écartée pour laisser passer le corps, les organes délivrés de la pression du sang, que son identité n'a plus cours que comme l'histoire de l'invention d'une autopsie. Passé sous la peau au lieu de feuilleter dans la parole, je cherche une figure dans son corps qui soit continue à sa vie. Cette figure une fois tracée est plus une forme, et non une figure ; une forme dont la brutalité des mots qui subsistent n'est pas un poème, ou parfois, par accident.
        Pour qu'elle soit une figure, il est nécessaire de la grimer, de la déguiser, de lui faire son carnaval, de lui travailler une solidification. Il faut donc, comme on remplissait un cadavre autrefois, embaumer le livre, le déposer dans ce qui lui reste de texture, ce qui le figera dans le temps et ce qui fera sa figure balsamique.
        Fixé, fossilisé, paré, le retremper dans la matière, l'avertir définitivement hors de ce qu'il est de son histoire, l'emporter secrètement, choisir la couleur de son poème, choisir le spectre de sa destruction, diluer un mélange de pigments dans la cire chaude, lui rendre une âme dans le souffle de cette chaleur, lui faire croire brièvement à la vie en lui rendant une couverture, pellicule en ébullition qui déforme en refroidissant la tension de sa fibre, cautériser ses coupures, les polir, les faire gonfler dans la variation unique de la température qui retombe vers le froid, finissant par composer une gelée, parfois translucide parfois opaque, et qui dessine le poème avec intermittence ; toucher la chaleur du livre, le prendre à plat dans la main par la quatrième de couverture, et regarder le poème en lui.
        L'ère du refroidissement : le poème s'obscurcit et retourne à l'épaisseur ; il est dévisagé, enfermé dans une gangue qui semble molle comme un corps. Son regard est lisse, sans expression, livré à l'éternité comme s'il était pris dans une gelée cryogénique. Le voyage file dans l'immobilité. Le livre est vidé du temps, défiguré. Cela suffit parfois à rendre vie au poème. Enfin, rarement. A cause de ma perversité. A cause de l'histoire et des hommes qui la font perverse ; des rapports entre le papier et le feu, entre les bibliothèques et le feu, entre les hommes et les livres. L'autodafé devient alors une figure emblématique, la négation de Prométhée. Il s'agit de la marque du feu sur le livre, d'un rapport brutal et sauvage à ce que représente le savoir comme une défaillance de l'histoire. Je travaille les livres à la flamme, je travaille la cire dans les livres, je travaille ce qui les scelle, et le cérumen de ce qu'ils entendent - le bruit du décervelage. Le poème se dessine ainsi dans les coulures de cire, suivant l'inclinaison et la chaleur, dégageant des parties obturées du poème, découvrant le poème à des strates inattendues, des figures du poème apparaissant entre les cendres, bien souvent dans l'atmosphère d'une fumée âcre et toxique. Cet équilibre instable est repris aussitôt par quelques boules de feu tombées du ciel qui continuent à ronger ce qui résiste de texte sur le papier. J'ai le sentiment de ne pas détruire le poème en le suppliciant à la flamme, mais d'être esthétique, bien malgré moi cependant, naïvement, pour me donner une chance de rencontrer mon prochain quelque part. Je brûle les livres par sociabilité.
        Il arrive que le livre devienne un brasier à peine maîtrisable. Je m'affole. Sa figure prend alors l'inflammabilité de son papier et une lutte contre l'anéantissement du poème s'engage ; lui laisser une chance, une chance en dehors du livre, celle qui fait le livre et qui est le reste et l'au-delà de sa destruction. De la même façon que certains indiens rejoignent le ciel en
s'enflammant sur le bûcher préparé à l'élévation de leur âme vers le grand Manitou. Ils gagnent ainsi l'image de leur mythologie, telles des figures purifiées de la mort.
        Le feu sculpte les images avec persistance. Certaines flammes suffisent à tout détruire, à éreinter mes intentions, parce que je veux conserver quelque chose de cette limite à la disparition.
         Il me faut parfois gratter la suie qui recouvre le poème pour en extirper des traces de l'origine : le livre qui attendait que nous fassions les mots. Quelques mots qui continuent à inventer le livre. Mais la figure a définitivement scellé la mobilité des pages. Alors je suis malheureux, et je recommence aussitôt. Car je ne supporte pas le silence de la figure qui refroidit lentement.