Jean-François SAVANG
Hic & nunc

Ce texte fut écrit pour le colloque "De l'humour libéral ou l'invention de l'idiot moderne" qui s'est déroulé au Site Expérimental des Pratiques Artistiques de Rennes, au cours de Janvier 2000.


Seul un historien, pénétré qu'un ennemi victorieux ne va même pas
s'arrêter devant les morts - seul cet historien-là saura attirer au cœur
même des événements révolus l'étincelle d'un espoir. En attendant,
et à l'heure qu'il est, l'ennemi n'a pas encore fini de triompher
.
Walter Benjamin
Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 342.

a philosophie, les sciences sociales, toutes les disciplines qui constituent l'autorité des interprétations ou leurs représentations médiatiques, nous assènent le sens d'une histoire qui nous interdit la pensée. Bien sûr nous pensons et nous pouvons penser. Mais selon des critères de jugement qui depuis longtemps ont arrêté les catégories dans lesquelles il fallait penser. La manière de penser nous est bien souvent imposée par les cadres qui l'autorisent. Peut-être même nous est-elle encore étrangère. On se débarrasse de la pensée en la trouvant par exemple transgressive ou irrationnelle, sans correspondance avec les signes qui la contraignent au sens, et donc à une norme. Pourtant il est dans la nature de la pensée d'être aussi transgressive ou mieux, d'être inventive de son propre système de signification, comme c'est souvent le cas pour l'œuvre d'art. L'académisme moderne sait cependant s'accommoder de nouveaux cadres pour promouvoir de nouvelles conformités. Ce qu'il a fait, en intégrant les avant-gardes à une idéologie de la représentation et, plus grave, en fixant des œuvres passées dans l'éternité de lectures patrimoniales, selon des principes de confiscation programmatiques du sens et de la culture. L'académisme moderne se fait constamment un visage dans l'effet esthétique et dans la séduction, dans une réception uniforme des choses. L'image stupéfie la pensée lorsqu'elle est coupée du discours et qu'elle repose sur la parenté imaginaire de l'immanence du signe.
Nous pensons dans l'effet, qu'il s'agisse de l'effet de sens ou de l'effet de style, dans la manière abstraite de l'apparition. On nous a appris à gratter une surface, à combiner des signes, à ignorer quotidiennement notre responsabilité devant les agissements d'une société, qui pour notre bonheur, nous épargne cet effort. Car on ne remet pas en cause les principes fondamentaux d'une société sans porter atteinte, en même temps, à la légitimité du pouvoir qu'elle a codifié idéologiquement et culturellement, dans les œuvres et les discours qu'elle a fait siens. L'imposture de la virtualité du sujet est le fruit de son cryptage dans le nombre et l'image. La théorie du signe suppose aujourd'hui une rhétorique de la domination du rationnel et une coupure avec le sujet qui paralyse sa définition dans les déterminismes du symptôme.
Je vais m'efforcer de montrer que dans les rapports entre sujet et langage, ce qui est tranquillement sapé par les institutions, c'est avant tout la critique. Car le fait que la critique soit continuellement canalisée dans le signe la maintient dans un cadre de pensée, une socialité idéologiquement forcée et du même coup ménage un impensé, trop souvent considéré comme un impensable.
La critique est pensable à condition qu'elle ne se laisse pas berner par les discours ambiants, ceux de la dissimulation derrière la confusion, ceux du tout virtuel, ceux de la fausse générosité de l'éclectisme, ceux du désabusement hédoniste, ceux de la légitimation, ceux par trop territorialisés dans une tradition de la pensée qui ne reconnaîtrait pas l'invention de la valeur dans la façon dont elle excède les catégories, mais au contraire dans une identification à un topos déterminé et presque toujours politiquement douteux.
Il ne s'agit pas, cependant, de prôner une asocialité ou une raison négative comme cela s'est déjà vu. Cela ne change en rien les données du problème puisqu'une société s'accommode encore sans état d'âme d'une éthique de l'exclusion. La marginalisation sociologique permet de se débarrasser d'à peu près tout ce qui peut être encombrant, puisqu'il y a aussi des catégories pour ça, des catégories du reste, des périphéries sociales de l'individu.
Ainsi une critique de la société passe par une critique du signe et une redéfinition anthropologique de la place du langage. L'histoire, à son tour, n'est possible que dans l'indissociation du sujet et du discours. Sans doute est-elle constamment à refaire, au regard de notre présent et à chaque nouvelle situation d'énonciation. Ce n'est que dans le préliminaire de cette critique qu'on pourra, par la suite, questionner les transformations éthiques, politiques, voire poétiques, qu'impliquerait une théorie du sujet sur une théorie de la société.


Conséquences d'une généralisation du signe

a prolifération des sémiotiques a jusque là pensé pour nous toute une logique de la représentation sociale. Il y a là une stratégie, une intentionnalité dont la naïveté n'est qu'apparente. Le signe est devenu ce par quoi apparaît le monde. Les conséquences idéologiques de son emprise supposent un impérialisme du signe. Il garantit une forme d'autorité de la raison sur le savoir, et assimile les formes négatives de la pensée dans la fermeture de son système. Les interprétations engendrées par une généralisation du signe sont subordonnées à une conception de la vérité. Même la multiplicité des interprétations est consignée dans cette lecture métaphysique du monde où ce qui prévaut, est l'universalité d'un sens et sa lecture du monde derrière les signes.
En s'érigeant comme une science éclectique et abstraite, la sémiotique organise la quantification d'un monde donné, et a priori déterminé. Cela impose un sens du regard et de la pensée, un sens de l'avenir et du passé. Une théorie de l'histoire. On a pu remarquer comment les institutions se sont habituées à ce mode de fonctionnement, comment elles y ont coulé leur devenir, et la sécurisation de leur système. Le pouvoir et les institutions fondent désormais leur légitimation dans cette reconnaissance du monde proposée par la logique du signe.
Ainsi le signe se diffuse dans toute la société, comme un moyen généralisé de déterrer son sens et sa présence. Parallèlement, il enterre aussi l'histoire et la subjectivité des discours qui la composent. Car pour la société, la raison est objective. C'est le sujet plié à l'objectivité des catégories déterminées par la société, l'exégète patenté, qui définit les champs de la critique dans un débat qui n'a lieu que dans les énoncés, dans un déjà débattu, pourrait-on dire. Car l'universalisme du savoir le rend apolitique. L'aberration du passé comme objet symbolique, son statut révolu d'énoncé, la détermination que les choses, les êtres et même le savoir sont déjà dans la nature, manquent à tout coup une critique, qui excéderait le signe et l'immanence qu'il implique. La nature, dans le prisme de l'humanité qui la désigne est avant tout une culture. Le signe serait donc un état naturel feint qui fait passer sa culture pour une nature.
e dualime entraîne une impossible critique du sujet puisque le signe qui renvoie à l'immanence, vise l'objectif pour le collectif ; il construit la rationalisation de l'objet dans ses modalités d'apparence et de réception. L'objet viendrait à la lumière à travers le signe. Ce dernier constituerait une balise du monde où langage et sujet n'auraient qu'un rôle secondaire, celui d'une efficacité sans ancrage, tels des instruments de la révélation. Il implique une ontologie du sujet et une ontologie du langage, à savoir dans leur être hypothétique, la liquidation de leur responsabilité dans l'opacité de leur existence.
Tout peut donc passer à la moulinette du signe puisque sa stratégie est celle de la lumière contre l'opacité, de la vérité universelle contre l'irrationalité individuelle. Tout peut être lu par son principe, sans égard à la spécificité des objets qu'il décline, car ils ont la même transparence devant le signe . C'est là l'illusion dans laquelle le signe plonge le monde.
Ses applications, à l'analyse d'objet ou de comportement, sont souvent difficiles à distinguer des modes de fonctionnement qu'il investit comme une discipline. Pour mémoire, " la sémiotique en tant que discipline organisée, s'est constituée à partir des travaux parallèles du philosophe Charles Sanders Pierce (1839-1914) aux USA, qui avait élaboré une approche logique de la nature du signe sous le nom emprunté à John Locke, de semiotics, et du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913) à Genève, qui appelait de ses vœux ''une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale'' et qu'il nommait sémiologie ". Le terme de sémiotique est aujourd'hui le plus généralement utilisé. En référence à Pierce il introduit une logique. La sémiologie, à la différence de la sémiotique, est essentiellement devenue une spécialité médicale ; il y a aussi, cependant, des sémiologies de l'écriture, de l'image, ou du théâtre et tout un fatras de la connaissances par le signe.
L'approximation n'est pas innocente. Une dimension clinique émerge du signe. Elle répond à un ordre supérieur, une cosmologie, un ordre naturel. Comme on identifie l'origine d'un mal ou d'une pathologie, on enquête sur les causes de la présence ou de l'existence pour trouver sa raison. Tournés vers le commencement comme vers un contenu hermétique, nous postulons la vérité dans ses signes. Mais il s'agit d'une certaine vérité, aux conséquences et aux initiatives théoriques décelables dans l'analyse de ses représentations.
Le langage est l'outil de cette archéologie. Là encore, la pensée est projetée comme une substance. Le signe impose le règne de l'analogie et les raccourcis logiques. Le mot vaut pour le sens, et l'image vaut pour la réalité. Le monde est réifié dans le signe. C'est ainsi que nous travaillons la perte du sens et que nous fabriquons du passé sur le mythe. Reconstitutions historiques, historicismes sont aussi des moyens du signe. C'est le maintien d'une mémoire-fossile et des monuments de la commémoration. A travers le signe, l'homme consacre la réparation de son conflit avec le divin. Débabelisé, son langage s'est éparpillé dans le monde, il s'est dissout dans le signe, il s'est confondu dans l'image. Cette mise en rupture du langage avec le monde, son dessaisissement anthropologique au profit du sacré, détermine pour lui une figure de l'au-delà : le langage dirait toujours autre chose que ce qu'il dit, en supposant un être mystérieux du langage qui ne serait pas le sujet qui le parle, ou peut-être un avatar virtuel.
C'est tel que l'imagine William Burroughs dans ses studios de réalité : le langage est identifié à l'image du virus. Comme un vivre du langage qui serait étranger à l'homme, tel un hôte, une organicité culturelle, qui programmerait notre inconscient. Cependant, qu'il s'agisse d'un ennemi invisible, d'un organe de contrôle dissimulé dans notre cerveau, ou encore de dieu, notre adhésion à une quelconque immédiateté nous rappelle à l'ordre du signe. Cette théorie du langage est aussi une théorie de la société ; elle conforte ainsi son emprise en verrouillant son contrôle sur les individus par l'éducation et la programmation par le langage. Elle ignore la notion de sujet devant la responsabilité de sa pensée et de son historicité. Elle confond individu et sujet.
Tenues dans la rupture entre individu et société, contraintes à une psychologie qui contribue à la circularité et à la fermeture du langage dans son élargissement au signe, l'expression et la communication sont devenues les maigres réduits du sujet. Le langage associé à la généralisation du signe sert à sortir du sujet et à l'effacer au lieu de l'inventer. Le sujet est lui-même renvoyé à un contenu, à une opacité et à une résistance au langage. Il est coupé du langage dans l'au-delà d'une compréhension qui le dépasse. Il n'a ni les clés de son exégèse ni celles de sa réalisation. Dans la sacralisation de la présence et du sujet comme être, s'opère un dépassement du langage. L'éventualité d'un innommable reste donc celle d'une métaphysique.
'éclectisme du signe révèle son ambition universelle. Le consensus autour de cette notion marque l'emprise éthique et politique d'un pouvoir ; il porte la légitimité aristocratique de sa transcendantalité. Il n'est pas trop fort, symboliquement, de considérer cet héritage de divin. Car son sujet est transcendantal. Cela suffit à justifier l'aspect naturel de l'existence d'un pouvoir. Sur ce modèle, la société transcende le sujet et évacue le langage comme moyen culturel. Le pouvoir repose sur la légitimité naturelle de son principe. Lui-même revendique le verrou sacré de la métaphysique comme un principe de légitimation historique. Ainsi, la démocratie comme effet de style maintient la fascination contre la critique. En établissant leur autorité sur l'opposition nature/culture les institutions pérennisent un espace sacré qui limite la critique à la reconnaissance de fonctionnements, sans mettre en danger leurs principes fondamentaux. Elles ne tolèrent l'inconnu que dans sa disparition dans le mythe et non dans l'altérité à partir de laquelle s'invente toute historicité.
(J'entends par historicité, une historicité radicale issue du rapport spécifique qu'entretiennent sujet et discours. A la différence de l'historicisme " qui rapporte un fait ou un discours à sa situation objective "(Dessons) l'historicité renvoie à un point de vue strictement subjectif. C'est sur le modèle de l'énonciation tel que le définit Benveniste comme événement toujours singulier, comme modalité exclusive d'individuation, qu'une historicité est possible. C'est parce que c'est un phénomène anthropologique que le langage devient une condition de l'historicité : " Ce n'est pas l'histoire qui fait vivre le langage, mais plutôt l'inverse "(Benveniste II, p ; 32). Dessons rajoute p. 47 de son Benveniste : " Et c'est en cela que le langage est l'historicité par excellence. Etant ce qui constitue tout individu en sujet, il est donc la condition même de l'histoire, si l'histoire est la dimension par excellence de l'humain. Etant l'historicité, le langage transcende l'histoire, dont il est en fait la condition et le fondement ".)
Par le signe le sujet est coupé du langage et contraint à la solitude. Il est réduit, comme le monde, à un donné à décrypter, une antécédence à laquelle nous serions attachés selon la progression linéaire instaurée par le signe qui tendrait l'origine vers la présence. Ainsi, comme on l'a vu, ce qui est mis en œuvre par le signe est fait de retour, d'ordre, et ménage aussi bien la faiblesse de la critique qu'une théorie absente du sujet.
La sémiotique laisse croire, dans son recours au signe comme mathème, qu'elle construit la scientificité de ses analyses contre le religieux, l'irrationnel et la métaphysique. Négligeant par là même, la sacralisation à laquelle elle est attachée dans une conception du signe comme substitut des choses et du monde, comme substitut cosmique du divin.
Il peut sembler difficile de considérer ce double versant du signe où se jouent à la fois scientificité et métaphysique. Pourtant c'est sur un principe similaire, celui de substitution, que le sacré et le signe se ressemblent. Le signe vaut pour la chose et comme absence de la chose. A partir de ce fonctionnement du sens se dessine la théorie du langage qui l'autorise. Henri Meschonnic élabore son anthropologie historique du langage dans cette critique du signe : " Le schéma du signe est le schéma même du sacré. […] Le sacré n'est pas un objet, mais, comme le signe, un ''mode idéel de relation'' à un objet. Le signe comme signe d'autre chose et le signe du Tout Autre sont une relation identique ". A cette condition nous pouvons confondre le signe avec l'objet. C'est ce qu'ont fait, par exemple, certains artistes conceptuels qui ont utilisé le langage comme matériau. Je pense à Joseph Kosuth ou à Lawrence Weiner, par exemple.
Plus largement, la relation qu'induit le signe dans la société instrumentalise le langage comme un moyen du sens. Evacué selon le principe qu'il est un système de signes, le langage est lui-même limité comme substitut des êtres et des choses. Il devient exclusivement moyen d'expression du sujet, instrument de communication, ce qu'il peut être aussi. Cependant sa spécificité n'est ni de se substituer au sujet, ni de signifier strictement un contenu.
'idée d'une objectivité du langage est avant tout idéologique. Elle postule que l'autorité du sujet soit celle de la société. On le constate déjà avec l'herméneutique sacrée et le devoir d'autorité qu'elle s'accorde sur l'interprétation des textes. Le sens est garanti par une autorité exégétique et suppose que derrière les mots, une métaphysique de l'origine puisse se conformer au langage comme signe. Mais postuler qu'il y aurait une essence du texte est étroitement lié à une recherche de la vérité par le signe. La reconnaissance et l'affirmation d'une telle essence impliquent un relais idéologique qui s'organise dans les rapports entre dominés et dominants. La vérité tombe sous le coup du dogme de la même façon qu'une lecture modèle fonde sa valeur dans l'autorité des institutions. De ce fait elle confond lire et comprendre et oriente idéologiquement la valeur dans le signe. La compétence du lecteur est ainsi programmée : à décoder les signes selon une stratégie qui assujettit tout objet à sa référence sémiotique. C'est la stratégie du cahier des charges, une téléologie, qui viserait à anticiper la critique dans une attente à combler. Les catégories sont distribuées en genre et les œuvres sont celles qui fondent leur valeur dans cette conformité.
Alors que l'histoire du signe reposait sur une linguistique chez Saussure, elle est devenue une logique de la pensée avec Pierce, une métaphysique de l'authenticité perdue et de l'objet absent. Le signe sacralise le rapport au monde, en effet, parce qu'il oppose le figural au littéral, parce qu'il transcende le sens à travers l'image. Sur le modèle de l'herméneutique sacrée, l'interprétation fabrique du sens à partir de la généralisation du signe dans notre société. Le sens s'articule entre l'image et le langage, comme écart rhétorique. Ce constat impose une domination pratiquement théologique de l'image sur le langage. L'herméneutique actuelle a fondé sa méthode de compréhension du monde dans un faux athéisme du signe.
Cela nous informe sur le fait que le signe n'est pas qu'une affaire de langage. En tout cas pas à ces conditions. Certes, c'est dans le signe que nous avons construit culturellement notre pensée. Le structuralisme nous a appris à construire le sens de notre culture sur ce modèle.
Avec le signe, l'altérité nous est devenue radicalement étrangère. C'est l'autre sans concession. L'image nous rend par le signe un substitut de l'altérité, un avatar virtuel du sujet. Car le monde en tant qu'autre est régi par le signe, comme un absolu qui nous transcende et qui transcende l'histoire dans laquelle, pourtant, nous nous inscrivons par le langage. Ceci définit le champ du signe dans le rapport d'une extériorité à une intériorité et rend la coupure entre sujet et discours manifeste. A la condition de reconnaître un impérialisme du signe il sera possible d'envisager réintroduire du sujet dans le social, sans confondre ce rapport critique avec son individuation dans la société.
L'ordre du signe est une fermeture du monde sur ses fondations. Du fait de son universalisme, il s'impose comme un système déshistorisé, hors de portée de la critique. La circularité de son fonctionnement perpétue la viabilité de son modèle comme autorité exégétique et institutionnelle. Sa largeur d'esprit a celle de la synecdoque, elle se réalise dans la partie pour le tout, dans la disparition des spécificités du sujet au profit des légitimations de pouvoir. La rhétorique est son opérateur esthétique, la figure de son supplément, l'illusion de sa valeur. La généralisation de son système théorise une société abstraite, dans la mesure où on a perdu le sujet dans l'origine et l'origine dans le discours.
Nous avons donc perdu le sujet au moins deux fois. Car coupé du langage le signe est anhistorique. Dans le langage distribué en unités discrètes il est du discontinu qui se voudrait critique historiquement. Séparé du sémantique, le signe n'a pas de dimension continue dans le langage. Il est une abstraction, une insuffisance du sens.


Conditions d'une anthropologie historique du langage

a mystification de la réalité passe par la mythification du sujet. La notion de signe en est une clé essentielle. Le signe postule la société comme une autorité objective de cette réalité. Le sujet en est donc évacué. Il est virtualisé par l'image, pixélisé dans la tradition cybernétique de la programmation par le langage. Son rêve est celui d'une interaction : un behaviourisme qui situerait le sujet dans une parfaite adéquation avec la société. Le sujet est donc réduit à de l'individu, à une quantité transparente comme le nombre. Il est un réceptacle du sens. Le sens est élaboré pour lui de façon performative, dans un rapport stimulus-réponse, qui met en jeu la compréhension sous la tutelle d'un sens commun circonscrit par le signe.
Parce que l'histoire s'écrit sous l'autorité interprétative des institutions, la société défend l'objectivité comme point de vue collectif et comme rationalisation des opinions. Elle légifère parmi les signes qui la déterminent ce qui est conforme à son éthique. Le sujet de son discours est une entité abstraite puisqu'il se réalise dans ses formes d'apparition et dans ses effets, dans le substitut de ce qu'il est vraiment, à la fois comme symptôme et en marge de la société.
Partant de cette conception de la société, le langage est nécessairement coupé de sa spécificité subjective. Restreint à la sémiotique, il est postulé comme un instrument de la société, ce qui octroie à cette dernière la possibilité de gérer à la fois les systèmes de signification et leurs valeurs symboliques, de contraindre les valeurs à une idéologie de la représentation. Le sujet de l'histoire devient dans cette perspective l'aventure de l'Ego d'une société, la mise en valeur de ses coups d'éclat, et une thésaurisation sur l'événement comme légitimation de ses choix et de son existence.
Il faut donc regagner la responsabilité théorique du sujet devant l'histoire. Et c'est à travers le langage qu'il contribue à l'invention de la valeur : car " L'historicité des valeurs est rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et par là implicitement à une stratégie du signe, si elle n'est pas connue comme solidaire de l'historicité du langage ". Pour que cela soit possible, le sujet doit être inséparable du discours. A cette condition, il fait l'expérience de la société et se situe dans l'histoire. Il travaille à la reconnaissance de sa valeur et non à l'inventaire des justifications de sa valeur ou à sa reconnaissance dans une catégorie.
La valeur concrète de l'événement est dans le discours. Cela n'efface pas le signe mais lui fait prendre une autre valeur, dans le langage et dans la société. Ce qui est ici mis à l'épreuve c'est son caractère stratégique, sa portée idéologique et les implications éthiques et politiques qui en découlent pour la constitution d'une théorie de la société. C'est parce qu'une sémiotique n'est possible, dans le cadre du langage, que comme système sui-référentiel, qu'il est nécessaire de repenser les effets d'une généralisation du signe.
omme l'analyse Benveniste, le sujet est intimement lié au discours. Il remarque, dans les conditions d'une anthropologie, que le langage est l'instance dans laquelle l'homme s'articule avec l'histoire. Tout discours émane d'une subjectivité. Mais bien que le langage soit constitué de signes, nous ne parlons pas en signes. Si le mot est l'unité de la langue dans un système de signe, c'est la phrase qui nous projette dans l'histoire. Cette différence est fondamentale dans l'œuvre de Benveniste et dans la reconnaissance du sujet qu'elle implique. Car elle ouvre le sujet à l'aventure de la langue, au lieu qu'il la subisse comme un conditionnement culturel. Gérard Dessons commente cette différence en ces termes : " Signe et phrase représentent ''deux mondes distincts'', qui ''appellent des descriptions distinctes'' : le signe, unité de la langue est placé du côté de l'énoncé ; la phrase, ''unité du discours'', se situe du côté de l'énonciation du sujet ". La différenciation du signe et de la phrase a pour conséquence d'impliquer pour le langage deux modes de réalisation distincts mais inséparables dans leur fonctionnement.
C'est à condition de voir les choses du point de vue de l'énonciation et non de l'énoncé, qu'il est possible d'envisager la capacité du langage à transformer la société, c'est dans le dire lui-même. Le langage fonctionne comme expérience et historicité, comme empiricité du monde là où il est associé au sujet. Son origine se refait à chaque fois qu'en tant que sujet il invente de nouvelles catégories ou de nouvelles valeurs dans la société.
L'indissociabilité du sujet et du discours implique une altérité déjà à l'œuvre dans le langage. Benveniste construit la notion d'intersubjectivité à partir de cette liaison nécessaire entre sujet et discours, et à partir de la manière dont elle se réalise dans l'énonciation comme instanciation du sujet. C'est en observant les formes pronominales dans leur fonctionnement, qu'il postule le statut particulier des catégories je et tu. Dans la mesure où c'est " en s'identifiant comme personne unique prononçant je que chacun des locuteurs se pose tour à tour comme sujet ". En cela nous sommes loin de la confusion provoquée par le " je est un autre " de Rimbaud, qui a entretenu l'hypothèse d'une séparation radicale entre soi et la société et donc entre le sujet et son discours. (Ce qui maintient encore la perspective de la poésie comme un ailleurs en porte-à-faux avec la société).
Si je implique de l'altérité ce n'est pas comme objectif, mais comme un processus spécifique qui implique tu, de façon complémentaire. C'est dans cette mesure que l'intersubjectivité est possible, en se constituant dans le langage : " Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je. […] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu'elle est à " moi ", devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu ". L'intersubjectivité issue de cette caractéristique du discours implique que je est distinct de moi, dans la mesure où je, à travers le langage implique toute la société langagière. Ainsi l'opposition entre le moi et la société tombe. Le langage devient le lieu même de la socialisation.
n considérant le langage au centre des activités humaines, non plus comme instrument de communication ou moyen d'expression mais comme instanciation du sujet, c'est toute une théorie de la société qui est problématisée et qui demande une redéfinition de la place du signe. Benveniste propose particulièrement de respécifier le signe en articulant sémiotique et sémantique. Le signe n'a plus, dans ce rapprochement, la vocation qui consistait à systématiser le monde et à le reconnaître dans des catégories établies, en réduisant le langage au signe et le signe à la pensée, comme l'envisageait Pierce. En effet, la dimension historique du langage ne peut être portée par une sémiotique : " car il y a une ahistoricité radicale de la sémiotique. Le signe est un universel qui ne reconnaît ni historicité ni historicisation ". Dans une théorie de la société qui s'appuie sur le signe pour fonder son objectivité et sa réalité, le sujet n'a donc qu'une existence virtuelle. Il est ainsi attiré dans un système qui le reconnaît en dehors de la valeur empirique, historique et subjective qu'il réalise dans le discours.
C'est à ce titre qu'une théorie du sujet est livrée à la marginalisation. Soit dans sa mise au ban comme sujet pathologique. Dans ce cas, il est assigné par la psychanalyse à son intériorisation dans l'inconscient. Intériorisation qui peut devenir l'enfermement psychiatrique si le sujet réalise sa solitude au point de rompre le dialogue avec la société. Soit le sujet est dans une extériorité radicale sur laquelle il n'a pas de prise. Son existence est ainsi renvoyée à une absolue transcendantalité, qui condamne le sujet à la transparence et à l'impossible relais de sa responsabilité dans les transformations sociales. Il est dans les deux cas démis de l'autorité de sa parole puisqu'elle n'est pas conforme à la raison que la société s'est construite dans le signe, le sens n'ayant de valeur qu'en regard du collectif.
Dans ce système de pensée, la défection du sujet est structurellement évidente puisque " Le signe a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle. Il n'admet pas de signifié particulier ou occasionnel ; tout ce qui est individuel est exclu ". Il n'est donc pas surprenant que la société ait théorisé le langage dans le signe. C'est dans son élaboration en système de reconnaissance - et en effet, de surveillance - qu'elle assigne le sujet au contrôle et à la domination. C'est ainsi pourrait-on s'aventurer à dire qu'elle contrôle devenir et historicité.
Comme la maîtrise de l'information est devenue aujourd'hui un enjeu stratégique, c'est par le langage que peut s'opérer une critique de la société, en passant en premier lieu par une critique du signe, dans la mesure où " bien avant de communiquer, le langage sert à vivre ". Si donc, le langage est à la fois du signe, mais pas seulement, c'est parce que le sémantique est la condition du sens dans sa relation au sujet. Le recours exclusif au sémiotique implique plus une idéologie de la société, et la conservation du sens dans sa fermeture signalétique ou symbolique, que son ouverture au monde. La dimension sémantique du langage est réduite à un contenu essentialisé. Dans cette coupure, la société opte pour la prédictibilité des événements et la fermeture du sens sur les signes de la mémoire, dans l'immédiateté de leur présence.
La sémantique est cependant la part imprévisible de l'aventure du langage dans la société. C'est là sa spécificité, et l'indétermination particulière de son sujet : il se construit dans l'inconnu et il construit aussi l'inconnu que peut être le passé pour lui. Son rapport au passé ne s'éteint pas avec la disparition de l'événement dans le temps. Car l'événement inscrit dans le langage n'est pas abstrait, il n'est pas coupé du continu de son énonciation. " Benveniste critique l'idée qu'on puisse fonder la sémiotique sur une idée abstraite du signe ". Ce constat l'amène à reconsidérer le sémantique comme étant indissociable du sémiotique suivant des modalités spécifiques au langage : " Le sémiotique (le signe) doit être RECONNU ; le sémantique (le discours) doit être COMPRIS. La différence entre reconnaître et comprendre renvoie à deux facultés distinctes de l'esprit : celle de percevoir l'identité entre l'antérieur et l'actuel, d'une part, et celle de percevoir la signification d'une énonciation nouvelle, de l'autre ".
e travail de la signification, dans l'articulation entre sémiotique et sémantique, postule une dialectique étroite entre le sujet et le social. La société n'est plus la valeur idéelle dans laquelle se croiseraient n'importe comment les différents systèmes de relation et de signification. En perdant sa valeur systématiquement abstraite à travers l'empiricité, la subjectivité et l'historicité radicale du discours, le langage ouvre la société à la critique à partir des individuations qui la composent. Les systèmes de signification sont lestés de leur caractère universel puisqu'ils sont territorialisés dans le discours. La signification devient alors une signifiance dans l'historicité des discours.
Le langage, vu sous l'angle de l'anthropologie de Benveniste suppose une théorie de la société où le signe n'intervient plus avec la même valeur dans l'élaboration du sens. L'espace de la sémiotique est réduit à une convention, un ordre, un système fermé, à partir duquel la sémantique ouvre le monde : " la langue est le seul système dont la signifiance s'articule ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (geste de politesse) sans sémantique ; ou sémantique (expression artistique), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l'énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d'énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C'est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l'origine de la relation d'interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes. " Cette redéfinition du signe dans la langue permet d'opérer un glissement, d'une théorie du langage qui est une métaphysique, vers une anthropologie.
Cela induit pour le langage qu'il n'est un instrument de communication que dans l'effet des relations qu'il tisse dans la visée d'une économie, considérant que ce sont les individus qui communiquent, et que la performance de cette communication est axée sur le contenu du message. L'efficacité de la circulation des informations n'inclut le sujet que comme contenu lui-même. Seule importe alors l'interception globale des messages et la vivacité abstraite à les accumuler comme signe.
La société s'abstrait dans la gestion et la compréhension des signes qui constituent la toile communicationnelle. C'est paradoxalement dans l'ahistoricité de sa fermeture qu'elle va se constituer une substance. Rendu à l'opacité, elle peut reprendre son travail d'exégèse et d'hagiographie, en réifiant le passé dans la commémoration, c'est-à-dire dans les signes sur lesquels elle construit ses interprétations, en maintenant la totalité comme un objet (ou une numération globulaire que le langage écorcherait à peine).
Cette autorité sur le sens n'est plus valable dans une anthropologie qui désigne l'homme par le langage. L'interprétation n'a lieu que dans la multiplicité des sujets et non dans le super-sujet que se targue à être la société. C'est dans le langage que se joue cette faculté critique, ouverte au monde et à la transformation. Paradoxalement, en étant spécifiquement subordonnée au signe, la société est subordonnée au langage. Le langage n'est plus le produit instrumental de la société, mais il partage avec elle, dans une relation réciproque, la construction du sens. Cette réciprocité peut paraître évidente. Cependant, si elle est possible, c'est grâce à " la nature herméneutique, ou interprétative, du lien qui unit la langue et la société ". C'est à ce titre que " la langue est l'interprétant de la société ".
a langue n'est donc pas une partie de la société ou une représentation parcellaire de sa structure. Elle n'est ni topologisée, ni spatialisée dans un cadre où se rejouerait sa fermeture. La composante sémantique de la langue est justement son ouverture à l'utopie. La logique du signe qui fixe le sens comme un universel a priori, s'oppose à la primauté de la langue et à sa spécificité comme interprétant de la société : " Le sociologue, et probablement quiconque envisage la question en termes dimensionnels, observera que la langue fonctionne à l'intérieur de la société, qui l'englobe ; il décidera donc que la société est le tout, et la langue, la partie. Mais la considération sémiologique inverse ce rapport car seule la langue permet la société. La langue constitue ce qui tient ensemble les hommes, le fondement de tous les rapports qui à leur tour fondent la société. On pourra dire alors que c'est la langue qui englobe la société. Ainsi la relation d'interprétance, qui est sémiotique, va à l'encontre de la relation d'emboîtement, qui est sociologique ". La redéfinition de la place du signe dans le langage, et par voie de conséquence dans la société, résulte d'une part de l'indissociabilité du sujet et du discours, c'est-à-dire du rôle empirique et historique qu'implique une sémantique et, d'autre part, du statut particulier du langage comme système à la fois sémiotique et sémantique. C'est parce que l'omniprésence du signe dans la société est de nature concrète dans le langage que la relation d'interprétance et une historicité radicale sont possibles. Dans la mesure où le sens s'organise dans le discours, la langue interprète la société et en devient l'expression. Réciproquement, " la société devient signifiante dans et par la langue ". C'est à ce titre que la sémiotique est reconsidérée comme un système fermé.

Vers une poétique de l'art

étachée du sujet la société garantit l'intemporalité de son pouvoir et la supériorité de ses fondements illisibles sur le discours. Sa mesure est dans le signe originel du calendrier des événements. Elle se maintient dans une métaphysique de la présence. Et l'irrationnel nourrit également ses représentations : " La sémiotique contribue ainsi au confusionnisme présent. Elle prête sa déshistoricisation à l'irrationnalisme millénariste. Elle lui laisse le champ, offrant le spectacle d'une absence de critique qui est l'effet politique de son épistémologie ". La folie implicite à laquelle aboutit la logique du signe dans le domaine de la création, ne saurait se départir des critères d'évaluation et de diagnostic, par lesquels la société marginalise et constitue toute idée du sujet dans l'exclusion. Le dualisme du rationnel et de l'irrationnel dessine traditionnellement ce cadre de tension avec la force idéologique nécessaire à l'affirmation du signe comme modèle. Et pour elle, l'art permet d'ériger le mythe comme une catégorie exemplaire de la réalisation de son pouvoir.
En cela, l'art ne déroge pas à la tentation du signe. La contrepartie singulière de l'œuvre, le signe de son orginisme, est par exemple invoqué par les tendances conceptualisantes qui postulent le signe de l'œuvre, pour l'œuvre. Porte ouverte à tous les mentalismes, réduction du concept à l'abstraction, élévation de la valeur dans l'objet absent : l'art est devenu un sacré culturel, un poncif de la métaphysique. Les théologies de l'art contribuent en fait à légitimer le musée comme un temple et à caractériser l'art comme une valeur transcendantale de la société. Les musées sont devenus des lieux de pèlerinage, des grand-messes du signe et de l'exemplarité de l'œuvre. La ritournelle de l'original et du nouveau répète en continu les bienfaits de la rupture.
Même hors des structures physiques qui représentent le musée, la critique des systèmes culturels entreprise par le Land art, reste historiquement dans un rapport étroit aux institutions. En revendiquant la rupture entre le naturel et le culturel, pour échapper à une économie de l'art, il retombe finalement dans une métaphysique de l'œuvre comme expression archaïque d'une authenticité. Ceci n'est pas sans conséquences, car la création archaïque surdétermine la notion d'art en se donnant comme l'englobant de l'art. La création devient alors à son tour l'interprétant de l'art et en cela annule sa problématisation dans et par le langage. C'est en cela que l'œuvre est réduite à une métaphysique et un psychologisme (Dessons). L'œuvre devient donc une expérience mystique des signes de la nature, " une recherche des signes universels dans le cosmos ", voire la pensée d'une perception extra-sensorielle. En rompant avec les institutions, le Land art ne rompt pas avec la généralisation du signe et le rapport au monde qu'il implique. Il rompt au contraire avec le langage en fondant sa valeur dans l'hermétisme du signe qui ferait œuvre. Il déplace la notion d'art sans véritablement la reconceptualiser.
Car, que la mise en scène de l'art soit dans les musées ou dans la nature ne fait que rappeler le signe à son universalisme. Nous passons là du cabinet des curiosités à des monuments commémoratifs du savoir et du déjà vu. Les conditions d'historicité des œuvres se referment sur l'institutionnalisation de leur valeur par la société. D'une esthétique de l'objet particulier, le Land art, mais aussi la performance et le happening aboutissent à une esthétique du comportement, à une esthétique de la mise en scène. Ces pratiques perpétuent la sacralisation de l'œuvre comme objet et non comme sujet. Plus largement, l'ouverture des territoires de l'art à la vie, les vieux rêves d'un art total, se sont transformés en une esthétisation de la société. La notion de valeur retourne à une économie traditionnelle de l'art sous la forme d'images, de photographies, de croquis, de documents ou de catalogues.
(La performance considérée ratée par Pierre Pinoncelli […] tient par exemple à l'absence de témoignage photographique, à l'absence de signe de son œuvre, à l'absence d'une légitimation visuelle de son action. Pinoncelli pense avoir raté sa performance parce que l'AFP n'a dépéché aucun photographe au Carré d'Art de Nîmes pour en témoigner. Si bien qu'elle a été rapportée comme un acte de vandalisme . Cependant, la valeur de l'œuvre n'est-elle pas, au fond dans les débats et les critiques qu'elle a pu susciter, jusque dans le texte (L'Art contemporain exposé aux rejets) de Nathalie Heinich et jusqu'au moment où moi même j'en parle, n'est-ce pas plus sa sémantisation qui lui donne un sens, plutôt que les signes de sa logique qui ont consisté à pisser dans l'urinoir et à l'ébrécher par la suite ?)
Tous ces comportements qui appellent à la désacralisation de l'art, ne font qu'entériner la valeur exemplaire qu'une œuvre est pour la société : c'est-à-dire à la fois une sacralisation de l'image et de son commerce, la démesure et l'inflation d'une valeur que seule une stratégie de la société peut porter au pinacle du spectaculaire. Le signe de la bonne santé de l'art, comme peuvent en parler d'éminents commissaires d'exposition, ne se porte jamais aussi bien que quand la spéculation bat son plein. Cependant, c'est la fête d'une valeur qui n'est pas celle de l'art. L'assimilation des avant-gardes par les institutions culturelles, la revendication de la modernité comme slogan publicitaire et sa dévalorisation en poncif, montrent à quel point, sous le signe des apparences et des effets de style, la société fonde sa légitimité comme le modèle d'un vivre où le consensus, l'hédonisme et l'éclectisme participent de la fermeture du sujet par le signe. Pourtant le travail du sujet dans l'œuvre d'art est une condition de la modernité.
ous avons vu dans l'analyse de Benveniste à propos des rapports entre sémiotique et sémantique, qu'une anthropologie historique du langage impliquait pour l'art une sémantique sans sémiotique. La spécificité de l'œuvre littéraire ou plastique, la littérarité ou l'artisticité d'une œuvre, dépend essentiellement du continu historique dans lequel elle s'inscrit en prenant sens comme discours dans la dimension sémantique. Car l'art a sa vocation dans l'invention de son sujet et dans les discours qui fondent sa valeur. Plus exactement, une œuvre d'art doit être capable de déplacer les conditions de discours qui rendent compte de sa valeur.
Avant même d'imaginer un sujet de l'art, l'œuvre est d'abord un processus de subjectivation de la valeur. L'œuvre d'art, en effet, n'est pas le signe d'une intériorité, ni la représentation en surface d'une profondeur. Il n'y a pas de signe dans une œuvre d'art. Un tableau ne peut pas être constitué de signe car si le signe est universel, il transcende la réalité empirique des choses.
L'œuvre d'art ne vaut pas, dans le cadre d'une poétique, comme objectivation d'une expression, mais comme subjectivation : " poser que l'art pense est une façon d'en faire une réalité subjective […] un sujet à part entière, qui entretient des relations de nécessité avec le savoir " (Dessons, colloque). La relation entre la forme et le sens est donc continue. De même qu'entre pratique et théorie il n'y a pas de rupture mais une historicité des discours qui contribue à la réalisation du sujet comme œuvre et donc comme critique de la modernité.
L'œuvre ne peut prétendre receler sa propre interprétation ou une essence de sa signification. La supposition de son autonomie comme cryptage ou comme codification d'une langue qui lui serait propre, aurait pour conséquence la fermeture de sa signifiance sur elle-même, comme objet déshistoricisé. Conceptuellement l'œuvre n'est pas un objet mais un sujet. C'est le statut du langage comme interprétant de la société qui permet de postuler que les significations d'une œuvre se réalisent dans l'historicité des discours qui constitue son dire. Car l'œuvre est particulièrement un dire et non un dit, peut-être même, plus précisément un pousse-à-dire. C'est pour cette raison qu'elle n'est pas un objet et qu'en soi elle ne parle pas : " Ce qui, en réalité fait croire à un ''langage de l'art'' c'est la réduction des œuvres à des ensembles de signes, dont le décodage ou l'interprétation donne l'illusion qu'elles ''parlent''. Or les œuvres ne disent rien " (Dessons). L'interprétation, en instrumentalisant le langage, instaure l'œuvre dans le signe et perpétue la séparation entre sujet et objet. Ainsi, l'œuvre n'est pas considérée du point de vue de sa capacité à transformer la société par la pensée, la reconceptualisation et la critique, mais comme la relique d'un sujet coupé de son discours. " La pensée n'est pas dans les œuvres, elle est par les œuvres " (Dessons).
L'œuvre plastique est donc impliquée dans le langage, dans la construction de sa signifiance à partir de son énonciation. Elle ne possède pas sa langue dans la mesure où son énoncé est dans le sujet qui la parle et par lequel s'invente de manière imprédictible son historicité. Son ouverture au monde se fait dans le discours comme travail sur le monde, dans la mesure où la société se fait dans la langue et non l'inverse. C'est dans et par le langage que l'œuvre se réalise dans la société, par sa capacité à transformer des manières de faire, de penser, ou de dire comme c'est le cas en littérature.
Par l'œuvre, la question de la valeur et de son invention est posée comme subjectivation c'est-à-dire comme ouverture dialectique entre le sujet et le social. Meschonnic signale l'importance de cette articulation à partir de la propriété du langage d'être à la fois du sémantique et du sémiotique : " Dans l'interaction du sémantique et du sémiotique peut se théoriser la dialectique du sujet et du social, dans l'ouvert, l'incertain, le non-ordre, où se font et se défont les systèmes ". Une sémantique de l'œuvre d'art suppose la nécessaire relation de l'art et du langage. Les rapports entre l'œuvre et le signe ne sont possibles qu'à travers la bidimensionnalité sémiotique et sémantique de la langue.
Les éléments qui composent l'œuvre répondent à un système de signification qui lui est propre : " L'œuvre véritable est celle qui inscrit sa situation en elle-même. C'est le sujet qui s'incorpore à l'œuvre, dans le rythme, la prosodie et c'est ce qui la constitue comme système, c'est-à-dire " une forme fermée sur une vie ". C'est l'homogénéité et la densité de cette parole qui la rend significative d'une intention, d'un rapport au monde. L'œuvre-système est une œuvre vivante capable d'engendrer en elle-même ses propres transformations. C'est pourquoi elle s'ouvre à de nouvelles lectures, tout en conservant son unité ". L'œuvre-système est, et invente son propre système de signification. Elle fait œuvre lorsqu'elle déborde les catégories établies et qu'elle constitue son propre genre. Et c'est parce qu'une œuvre est un dire et que souvent le voir et le regarder sont un écrire - une individuation comme activité et une subjectivation du sens - que la réalisation d'une œuvre se définit historiquement dans la relation du sujet et du social. Le sens d'une œuvre est donc par nature imprévisible puisqu'il n'est pas donnée dans une singularité qui le renfermerait mais dans le rapport conceptuel entre une subjectivation et son ouverture au général et au collectif à travers les discours.
La dialectique du sujet et du social, issue de cette interaction spécifique au langage, suppose l'indissociabilité entre pratique et théorie, dans un travail continu du sens. Car le discours n'est pas un discours sur, un discours qui rendrait compte, mais devient lui-même constitutif de l'œuvre. Ce n'est pas le commentaire ou la description. L'émergence du sujet dans le social et la possibilité de le transformer et de s'y transformer, lie l'œuvre à l'imprédictibilité de sa réalisation collective dans la mesure où elle est à la fois le produit d'une subjectivation, et à l'épreuve de l'altérité quelle met en jeu, une intersubjectivité, voire dans une perspective historique plus large, une trans-subjectivité.
La valeur qui découle de cette capacité de transformation et de reconceptualisation pose l'œuvre comme un système ouvert. En cela elle possède une dimension inconsciente, une infinité : " Il y a dans l'œuvre une valeur au sens saussurien de réciprocité interne infini, mais l'œuvre est aussi valeur au sens de principe d'organisation du monde " . Ce n'est pas le cas, par exemple, de l'art conceptuel qui, en se satisfaisant de l'intention pour faire œuvre, s'élabore dans un projet définitionnel et rationalisant autour de l'absence d'œuvre. L'art conceptuel se place dans une extériorité radicale à l'œuvre. " Le conceptuel, mettant tout l'art dans l'intention, a pour effet un développement de la théorie, par rapport à l'objet réel. Objet en effet, puisque ce n'est plus une œuvre. La théorie est devenue valeur ". Dans l'absolutisation d'un art qui fixe le langage comme une norme, comme une objectivation strictement sociale, l'art conceptuel rompt la relation entre théorie et pratique et remise ainsi le sujet au subjectivisme. Il éteint en même temps la capacité critique de l'œuvre en fermant son discours dans l'intention de l'œuvre. C'est à ce titre que le conceptualisme a pu être analysé comme l'exemple d'une sémiotique de l'art.
Benveniste, en s'appuyant sur une sémiotique réduite au système de la langue, bloque le rapport de l'œuvre à une analyse par des données qui lui sont extérieures. Par exemple, en se posant la question d'un sujet de la perception ou de l'émotion, en postulant un sujet psychologique du rapport entre œuvre et sensibilité, l'esthétique s'intéresse plus à une théorie du sujet qu'à une théorie de l'art.
a valeur de l'œuvre ne doit pas être confondue avec sa valorisation sociologique et sa détermination a priori. Une œuvre n'est pas d'avance artistique. Car cela conduirait à réinvestir la rupture entre sujet et social, à postuler une valeur objective, un nombre, une logique évaluative en fonction de signes extérieurs à l'œuvre. Et à la rendre ainsi inoffensive éthiquement et politiquement, en réduisant sa capacité de transformation à un sujet transcendantal, coupé de toute historicisation par le discours. La valeur n'est pas donnée par avance, comme objet, aux catégories qui dessinent sa lecture. C'est dans sa confrontation, en tant que sujet porteur de ses catégories et de son genre, avec les genres et les catégories déjà existantes, que l'œuvre est appelée à son historicité en tant qu'œuvre particulière, en tant qu'événement, de la même façon que tout énonciation fait événement. Véronique Fabbri insiste sur l'articulation qu'il y a entre valeur et système en postulant une stabilité des valeurs dans la langue alors que " la valeur d'une œuvre est définie par son conflit avec le code ". Elle renvoie les œuvres à la langue, en établissant qu'en tant que systèmes, elles obéissent à un fonctionnement propre. C'est dans cette relation étroite au langage, dans l'utopie de sa dimension d'œuvre que l'art déborde du langage et crée de la valeur dans la société.
Je voudrais conclure en rappelant que c'est le travail de la modernité qui est en jeu dans une critique du signe. Critique qui n'est possible qu'à condition qu'elle se fasse par l'instanciation d'un sujet dans le discours. C'est dans l'historicité des discours que se refait à chaque fois la modernité, lorsqu'elle déborde ses propres cadres de pensées, lorsqu'elle devient critique d'elle-même. Les œuvres d'art ne sont pas, à cet égard, les témoins exemplaires d'une structure ou d'un ordre, mais les modèles éthiques et politique à partir desquels les valeurs s'inventent dans la société. Elles sont le continu critique de la pensée, dans l'imprédictibilité historique que leur réservent les discours à venir. En construisant sa poétique sur une anthropologie historique du langage, Henri Meschonnic rappelle que l'invention de la valeur dans la société, ne peut se faire, en dehors de l'invention du sujet dans le social. C'est à ce titre qu'il définit " la critique comme la recherche de l'implication réciproque et de l'interaction entre toutes les activités qui mettent en jeu le langage. Cela comme rappel, par rapport à la polémique, comme ensemble des procédés rhétoriques de domination, dont le premier est l'absence de débat ". La poétique n'est donc pas une méthode ou une grille de lecture des activités humaines, mais une éthique et une politique du vivre dans la langue, tel qu'il se conceptualise dans les rapports entre le particulier et le général, entre une œuvre d'art et l'invention d'une valeur collective. En cela une poétique ne peut s'accomplir qu'à travers les œuvres, dans le contexte social qui les définit comme un dire et qui dessine pour le sujet un inconnu du devenir par la critique, un inconscient devant lui toujours présent.