Jean-François SAVANG
AVANT, APRÈS
Chapitre I
Ce roman de Jean-François Savang sera feuilletonné sur le Terrier avant de faire l'objet d'une publication sur papier; découvrez-en aujourd'hui le premier volet

'observateur, c'est tout ce qui fait œil. C'est l'optique saturé de sens, le monocle, le coquard, le strabisme divergent de l'intellectuel. Certains théorisent ainsi l'image orbitale : un halo d'espoir à la sortie d'un tube, une longue-vue pour se regarder loin de soi. Comme il y a des vues courtes il y a des longues vues aussi courtes.
D'autres voient le globe céleste et s'esquivent dans la vue. Tout comme ces flâneurs solitaires qui entrent dans les librairies. J'observais leurs déplacements, leurs manières, l'air docte qu'ils prennent devant une quatrième de couverture avant de se plonger dans une profonde léthargie, mimant à la perfection la sainteté de la pensée. Ils ouvrent un livre. Ils s'exclament en silence. Ils se retirent dans la pensée, espérant l'obscurité hors du halo qu'ils tiennent pour un œil. Les uniques, les pinéales, les anus solaires sont autant de cibles lointaines, autant d'yeux traquant les recoins, autant de calculateurs mystiques. Cet œil est né du commerce des livres et de la religion. Une bonne couverture, un peu de séduction, prendre l'air d'une ancienne souffrance et le folio est plié. La pensée au kilo n'est pas chère. On n'imagine pas la saisir dans la main… alors elle est abstraite.
Nulle distance ne peut être comblée par l'image. Je faisais comme eux. Je disparaissais entre les livres, dans cette longue vue qui me servait d'œil pour ne pas voir. L'air de rien je balbutiais. J'avais juste un livre dans la main. J'aurais pu avoir n'importe quoi dans la main. Je pensais à autre chose qu'un livre, je me laissais parler dans la langue, ébahi dans le ryt hme, à peine conscient des images qui surgissaient par je ne sais quel mécanisme. Tu devrais avoir honte, Priam Angelus de lire en t'abandonnant à l'absence, de ne pas dire ce qui est écrit mais de rester en retrait dans l'image. J'étais sidéré, happé par une concentration étrangère qui s'était égaré d'un autre avant de capturer ma conscience. Délibérément je me berçais dans le miroir de cet œil. J'avais mis autant de bonheur que possible dans cette passivité, un vieux compte avec le sommeil et la mort, un vieux compte aussi avec la société, sa théorie des entités transparentes, la décomposition de ses éléments dans la conformation d'un désir avec son image.
Nous perdions de nous-mêmes dans cette distance. Puis chacun allait se perdre dans la rue, non pas des corps mais des images, celles qui me restaient, celles stimulées par la déformation du souvenir. À la lecture de l'œil ils apparaissaient seulement comme des troisièmes personnes, une hypothétique profondeur du discours, une lente évanescence des corps dans la chaleur du monde.
Plus capables de saisir la portée d'un bras, leur appétit s'estompait dans l'image. Ils s'imaginaient alors une obscurité, un vide oculaire où le silence devenait une garantie sans borne, un infini de la disparition des corps, un trou ; et ils s'y accrochaient pour refuser de voir. Alors ils grossissaient à l'infini, ils s'enflammaient cent fois, deux cents fois, ils engraissaient la vue de zéniths imaginaires, ils déplaçaient leur regard dans cette trajectoire, d'échelle en échelle, jusqu'au ciel, encore plus au-devant de la scène. Mais là aussi il y a des échelles qui sont courtes et qui suffisent à peine pour franchir un mur. Du panoptique jusqu'au cybermonde, en passant par l'hyperréalité, la terreur est décrite ; je l'ai souvent lue dans le travail de la philosophie. Elle vise les au-delà, elle maintient un équilibre. Terreur d'une parole mythique qui traverserait le nombre, la distance garantit l'encablure de la langue à la vue. Personne ne semble parler et l'illusion est bien réelle. Moi-même je suis réel si vous en doutez, puisque je parle. Le réel c'est aussi la langue dans le corps et le corps dans la langue. Il y a toujours quelqu'un au bout de la langue. Mais parfois nous avons besoin d'imaginer l'invisible. De construire un pont suspendu dans l'espace. Le passage se ferait à perte de vue, sans territoire, ni terre à relier. Pendant qu'il y aurait une langue qui parle seule chacun est médusé par l'image. La tête levée vers je ne sais quel lointain.
L'observateur béat ne rapporte rien parce qu'il assiste impuissant au spectacle, il est aveuglé par la vue… il se terre dans un trou… un silence qui exclut sa parole. Son corps est creusé par le vide. Je lis et je n'entends rien. Il n'y a pas de personnage pour lui faire un corps. Personne ne répond. Quelque chose se tait en permanence dans cette écriture. Et pourtant c'est bien du langage que nous voyons les choses. Au royaume de l'image les borgnes sont rois. Ils ne voient pas l'infini qu'il y a dans la vue parce qu'un bon borgne est d'abord un muet. C'est de la bouche qu'il est borgne. Il n'a que la vision, toujours unique du disque de l'amour distant, un chant du manque. Il ne parle que de l'événement du halo, de la poursuite qu'il dirige du fond de la salle. Le spectacle se fait depuis son coin d'obscurité. Il sait ce qui s'y joue. Tout est prévu d'avance.
J'avais une théorie sur toutes ces embardées de la pensée dans l'écrit. Je n'hésitais pas entre la réalité et la fiction, contre l'ennui du spectaculaire seul, contre la solitude des héros dans le mythe. Car la distinction entre réalité et fiction sert à la séduction des foules, à la focalisation sur un contenu, aux déversoirs et aux canaux. Les confondre c'est risquer la psychose, je le savais depuis longtemps. C'est alors qu'un jour tout est devenu réel, la moindre pensée, le moindre rêve. Le monde s'était réveillé un matin. La réalité et la fiction n'étaient plus qu'un même discours. Seule la rupture subsistait comme un point de vue de fonctionnaire, un état des beaux-arts. L'éclectisme du sens nous donnait la sensation d'être libres, de pouvoir gravir, de pouvoir atteindre et de prétendre à une fin. Mais la confusion maintenue à ce sujet entretenait l'ordre et la tyrannie du mystère. Elle permettait de théoriser le monde et de valider ses théories comme vraies. Juste comme vraies. D'avoir le regard brisé en permanence par le passé et de l'élever dans la pesanteur de l'origine. Pendant ce temps la tyrannie avançait masquée dans l'ouverture. L'image, le dévoilé, le poncif n'étaient plus soumis à la critique : ils semblaient au-delà, avancés hors du discours. En fait, s'ils avançaient seuls, c'est parce qu'ils étaient sans amour ni sujet.
L'image n'est pas plus une illusion que le discours : au contraire, lorsqu'ils s'articulent l'un l'autre d'autres aspects du monde multiplient les discours et y renversent les images. Ils s'entendent parfaitement. Tout est réel y compris la fiction ; d'ailleurs on connaît son histoire. Son mythe est poétique. Et puis le réel ne constitue un problème, que pour ceux qui aiment les jeux d'abstraction, que pour ceux qui moralisent la vertu du virtuel, le sexe sans le sexe. Ce qu'il faudrait voir c'est plutôt comment tout cela se distingue dans l'imagination, comment on fait du réel avec le langage au sortir des obscurités métaphysiques, comment on traque l'inconnu, comment on l'invente. Je passe par cette difficulté et c'est sans doute une façon de lire.

u-delà des signes et des symboles, des sacres de l'héroïsme et de la valeur, je ne distingue pas l'action d'un mythe sur la société, de l'histoire qui la continue et qui la porte au présent. Bien sûr, il y a de la provocation là-dedans, une vue un peu mal vue, un glaucome politique. Ce point de vue présente les mêmes failles qu'impliquent tous les rapprochements impromptus. D'ailleurs, au fond, il n'y a rien à reprocher à ceux qui font le temps dans la dramatisation de l'existence, ceux qui organisent la solitude dans la concurrence, ceux qui font de la vie un monument-fossile, ceux qui brident la liberté dans la représentation et la prévision ; simplement, ils ont fait leur temps, le rire les a quitté. Car le héros ne rit pas et ses théories sont sévères : il les glane dans la dramatisation de l'univers. Comme un animal confronté à l'hostilité de son environnement. Il traque la vérité pour traquer la fin et l'abandon, il s'initie au désespoir. Et lorsque ses victoires sont légitimes elles n'ont de l'histoire que l'odeur des cadavres.
Je tourne les pages. Ce n'est pas le vent seulement qui souffle dans les pages. Le temps soufflait aussi entre les feuilles. Il dispersait les lignes et ce n'était pas noir, c'était du silence qui parlait. J'étais étonné qu'il rhétorise la gauloiserie avec une solennité aussi ridicule. Une haute stature militaire défiait le panthéon de l'orgueil. Le coq chantait dans chacune de ses phrases. Il chantait à tue-tête la cocarde lavée d'un sang impur, un jeu de culpabilité et de miroir. C'est vrai qu'il y avait de la séduction dans le discours et du trémolo dans la voix, mais de là à inventer son image comme en parade nuptiale… le destin me semblait un peu trop national. Je tournais les pages. Leur légèreté laissait s'envoler des phrases. Je parlais dans le livre et cela me faisait reculer d'épouvante. Je ne voulais pas parler dans sa langue ni m'entendre parler dans ses mots. Je ne voulais pas de sa pensée, je ne voulais pas qu'elle s'imagine en moi ni qu'elle trouve des îlots où s'ancrer. Même si c'était une image d'archives, un lointain noir et blanc dont nous avions perdu les postures.
Cette représentation de l'héroïsme persiste encore dans les discours politiques actuels. Ils manipulent encore la réalité dans l'illusion, l'illusion dans la réalité. C'est un art qui m'effraie par l'état de guerre permanent qu'il trace dans la réalité.
Je ne m'embarrasse pas avec des différences de genre qui travaillent au crépuscule des nationalismes. J'ai juste peur. J'y mets les sauveurs providentiels, les gabarits de la bonne marche à suivre et tous les quatrièmes couteaux de l'industrie du miracle qui balisent le cortège. J'y mets certains provocateurs, parmi ceux qui travaillent dans l'effet et le spectaculaire. Les héros, les anti-héros, les héros déchus, les héros malgré eux. J'y mets les échos de la bonne volonté, les effets secondaires, ceux qui font parler les morts à bon compte. Après tout il n'y a pas de raison d'en vouloir aux morts.
Je tournais les pages. La librairie vacilla au passage d'une paire de seins qui dévorait l'air entre les rayonnages. Les pages tremblaient comme des feuilles d'été poussées par la brise. La poitrine lâchée comme un pitbull, sans muselière. Je ne loupais pas un instant de la liberté animale qui se dégageait de cette femme. Dans son sillage l'air était chaud et odorant. Chaque sein semblait tirer sur une laisse invisible prêt à bondir de sa corolle pour mordre amoureusement un passant imprudent. L'émotion me faisait suffoquer. Celle-ci n'était pas ancrée dans le sable. Elle flottait majestueusement dans l'air. Elle passait et je suivais ses variations du regard. Elle descendait et elle montait en laissant derrière elle l'impression de suivre une partition musicale. Chaque mouvement dispensait des notes de musiques avant de lentement s'estomper dans la distance. Elle s'évanouit parmi d'autres livres. Celui que j'avais en main commençait à peser. Je finis par en prendre conscience. Ma pensée avait retrouvé une ligne de flottaison dans ce mirage… De Gaulle poète, je crois rêver. Nicolas Genka censuré, mais De Gaulle poète : et pourquoi pas les discours de Pétain en Pleïade?
Des morts en témoignent encore, la fiction a aussi une puissance destructrice bien réelle. J'ai ressenti parfois ces appels à la terreur venus de la mémoire; et le jeu de l'historien qui la juge et en appelle à la grandeur de la littérature. La durée de vie d'un discours peut avoir celle de l'uranium, condamner un espace à la quarantaine, construire durablement le lieu d'un rayonnement suffisamment intense pour être mortel. L'historien, travesti en avocat de la famille montre qu'il peut avoir cette autorité fortement radioactive dans le temps et figer la critique dans les rituels et les précautions d'usage. Comme toutes les autorités, mais de ce point de vue je suis plutôt mal élevé. Je ne suis pas apte à l'autorité pour avoir élaboré la mienne dans la solitude. L'historien fait son travail d'excavatrice en délivrant ce dernier certificat d'éternité, en enterrant la mémoire comme un déchet qui s'échoue au présent. Du moins le croit-il, ou le fait-il croire, mais le poème n'a pas de mémoire. C'est nous qui donnons de la mémoire au poème. Dans son habilitation à la collection de luxe, le poème devient un modèle de grandeur qui vient couronner le politicien, lui-même désigné en qualité de soldat d'honneur. Il faut fabriquer un panthéon pour De Gaulle. Léthé ne passera pas par lui.
À l'appui du souvenir, l'institutionnel retourne à l'institutionnel. Le document est exemplaire. Il légitime la médiocrité des épigones actuels. C'est de l'idéologie bon marché, mais aussi c'est un peu triste. Sauver de l'oubli… le travail ne peut pas se faire seul. Et la poésie picarde? De quoi s'agit-il au juste? Il y a des faiseurs d'œuvre, comme des biographes ou des marieurs du bon sens et de la loi. Les hommes politiques sont des écrivains, les journalistes sont des écrivains, les animateurs télé sont des écrivains, le club du troisième âge près de chez moi est un club de poètes, les fous sont écrivains en atelier, les femmes sont écrivains par désœuvrement, les enfants par précocité, les africains par exotisme, les américains par capitalisme, et les écrivains, les poètes, des intérimaires de l'excentricité? Étrangement, d'un côté ils inventent la langue, de l'autre ils se font corriger par leur maison d'édition parce qu'elles possèdent le final cut de la propriété littéraire. À l'image de tous les gardiens du temple qui défendent les modèles du genre jusqu'à les fixer dans l'oubli. Convention oblige, il faut y mettre la forme. L'invention de la pensée ne pèse pas lourd devant l'économie. Toutes ces ponctuations perdues, tous ces corps morts de la langue, toute la grammaire contre le souffle.
On marchande la pensée et pour un pourcentage souvent minable on finit parfois par provoquer le devenir d'un poème. On assiège la valeur du poème en poésie, et de la poésie en poète. C'est l'arrogance d'une dimension économique qui est aussi l'affaire des écrivains ou des poètes, l'achat de leur silence. On ne reconnaît pas un bon poème à la popularité de celui qui l'a écrit.
Heureusement, il y a des souterrains, sans sexe, sans race, sans fric et bien souvent sans visage. Mais paradoxalement, la forme du poème ne rencontre jamais par avance sa dimension sociale. Ce n'est pas très marketing. Pas marketing du tout. Le marketing c'est la prévision, la rencontre avec le public, une fusion qui consiste à combler des intérêts, des désirs, avec des cadeaux, des voyages et des couleurs. Entre reconnaissance et consécration le risque d'inventer quelque chose est bien minime. L'agent des institutions déguisé en artiste et prônant la révolution… c'est plutôt radical… cependant l'habit ne fait pas le moine. Et s'il y a une ambition de la culture, son scénario est plutôt conservé dans les bureaux de stratégie politico-économique. J'ai reposé le livre.
Je ne lirai De Gaulle ni en Pleïade ni en torche-cul. Pourquoi pas la Ciccolina expliquée aux enfants? Il n'y a rien de pire que l'amour de l'autre converti en intérêt général, ou si… à un niveau narcissique plus brutal, l'intérêt personnel, les pouvoirs et les dominations, mais là encore il faut acheter le nombre. Et le nombre transforme la valeur en marchandise.
J'ai quitté la librairie avec empressement. Déjà trois heures. J'avais rendez-vous. Mieux vaut marcher un peu après un coup comme ça.

archer produit aussi de la pensée. Prendre un coin de rue, longer un trottoir, traverser une place et se dire à partir du regard que ce qu'on voit on le marche. Je me pressais parmi les passants que je croisais, je m'éloignais avec eux. Avec les enseignes, la lumière du soleil entre les arbres, l'ombre des bâtisses… Mes pensées étaient sombres. J'étais particulièrement remonté après l'épisode de la librairie. L'étal d'une charcuterie aurait tout autant fait l'affaire. Chaque pas évacuait un peu d'indignation. Après tout De Gaulle c'était people aujourd'hui, voire même assez tendance. Si ça marche encore pour lui c'est que l'image est plus résistante que l'homme. Il a gagné l'éternité des pères : héros d'une enfance malheureuse de la nation, héros d'une décolonisation malheureuse, héros de la révolution d'une jeunesse malheureuse d'avoir découvert que ses valeurs étaient bourgeoises… avant et après.
La tricherie pouvait battre le pavé, c'était monnaie courante. L'œuvre était celle d'un nécrophile sur un cadavre, les vers d'une décomposition, le poème bradé à la nation. À la différence de l'historien, le comble pour un politicien c'est d'être aussi un poète. C'est seulement dans ce cas que la république contemple l'univers. À ce titre, je ne fais pas d'effort pour être républicain. Je ne marche pas dans toutes ces combines, qu'elles soient médiatiques, hystériques ou juste des chimères. Foutaise la démocratie en vers! Pour les hommes politiques et les stars du show-biz pas d'exception culturelle, c'est de la marchandise, de la merde - généralement il y a peu de poème dans leurs vers, ils ne jouent pas leur vie, ils s'offrent un supplément dont ils partagent l'écriture avec quelques tâcherons. Ils n'ont que la forme de la poésie. Sauf quand certains font de la politique à partir du poème, mais ils sont rares.
Alors évidemment, il y en a qui peuvent se vanter d'avoir été sur les barricades… document de l'INA à l'appui. Et même si l'image leur a donné la candeur de Mary Poppins, ils sont imbus de leur personne, ils ont le sourire mièvre, les gestes consensuels et en apparence, pour eux, le merveilleux c'est l'enfance baveuse des valeurs de Mickey. Ils se souviennent comme ça d'avoir été innocents. Pourtant, il ne faut pas s'y fier. Bien sûr il y a des naïfs qui y croient dur comme fer et qui vous vendraient le système avec une bonne foi aussi ridicule que pédante, mais le parc d'attraction c'est aujourd'hui autre chose, une monstruosité où sont exhibées tant les difformités que la plasticité des corps, tout un spectaculaire de pacotille qui met en scène l'industrie de l'oubli, l'image continue de l'oubli : nous nous occupons de polir la réalité ou, comme on dit, faire passer la pilule, gommer les différences. Pour que la réalité soit indolore. Nous sommes protégés de son rayonnement grâce à l'écran total de la crème solaire ; nous sommes enduits contre le danger, c'est poisseux mais ça marche.
J'accélérais le pas. À cette vitesse des scènes idiotes me venaient à l'esprit. Cela rompait avec la monotonie du parcours. Le moindre détail pouvait devenir un indice délirant, comme la façon de s'habiller d'une jeune fille, un décolleté aguicheur, le ballottement nonchalant d'une poitrine, l'atmosphère un peu moite des premiers beaux jours à Paris…

- tiens une poupée frappe au carreau… bien maquillée, costumée, elle a dû s'égarer d'un show. Crazy Horse, Sitting Bull? Non, je ne fais pas ça… mais c'est 200 balles la pipe. Bizarre, je ne vous avais jamais vue dans le quartier… Non, je sais, je travaille pour la télé. On fait une émission sur les pervers. Ah bon? Et vous en voyez beaucoup par ici? Non mais vous voudrez peut-être vous prêter au jeu? Si vous faîtes ce que vous dîtes pourquoi pas? Ça consiste en quoi? Ben vous acceptez la passe. Et vous ferez vraiment ce que vous dîtes? Et en plus vous passerez à la télé. Mais c'est une émission sur les pervers, je vais passer pour un pervers! Et en plein jour! Ah si vous ne l'êtes pas, tant pis. Bon, mais gratuitement alors. D'accord, je vous donne un billet de 200 francs et vous me le repassez par la fenêtre, bien en évidence devant la caméra. Ensuite je passe côté passager et là je me penche afin de disparaître quelques instants du champ de la caméra. Nos téléspectateurs réaliseront eux-mêmes la scène en puisant dans leur capacité à fantasmer… et moi dans tout ça? Entre vos seins c'est pas possible? Non, mais on vous offre un T-shirt de la chaîne.
l importe de laisser l'argent faire son travail, un seul système, une seule responsabilité, une seule réussite. Ce n'est pas méchant, mais le sens commun dépend de ceux qui en ont. Bien sûr, j'aurai préféré qu'elle soit une vrai prostituée, qu'il y ait une réelle jouissance, au lieu du sexe sans le sexe. Ici l'image travaille dans l'effet. Le discours est superflu, seul son impact spectaculaire est important. Cependant je l'ai vécu dans tous ses degrés. L'image l'emporte sur l'éthique. Ce que vous voyez c'est la réalité en directe. Et pourtant c'est déjà du discours avant d'être de l'image, du désir avant d'être de la sexualité, un show plutôt que de l'information, une diversion. La mauvaise foi a bon train dans les deux sens. De l'imbécillité du riche à celle du pauvre il n'y a qu'un pas. D'ailleurs je n'ai même pas de voiture.
Ce que j'admire particulièrement chez mes contemporains c'est bien leur aptitude à la méchanceté : comment elle découvre dans la mort la fragilité de l'être humain, comment au fond elle est sociale. C'est une attitude économique par excellence, technologie de la terreur, meurtres crapuleux, tout cela défile et invente sa loi… le sexe sans le sexe. La méchanceté la plus dure étant sans doute la plus naïve, l'involontaire, celle qui invoque la responsabilité à votre place et qui porte vos paroles comme un étendard de la vérité. Celle qui fait semblant de s'ignorer… ah bon, on a découvert des femmes au Salvador à qui on avait enfilé le vagin sur la tête! C'est pas grave, seulement c'est un rituel sacrificiel plutôt barbare… à la fois violent et érotique… On peut voir? Regardez ces images, elles montrent bien que la cruauté est toujours autre chose que ce qu'elle montre. Ce ne serait pas un coup des actionnistes viennois? Hein? Ils sont forts ceux-là sur le sang. Non, ce n'est pas eux, ni quelques bouchers de l'image? Car l'art contemporain nous a habitués à d'autres fantaisies plus spectaculaires encore. Et des têtes de bébés clouées sur des tables en bois? Ben heureusement, on ne connaît pas ces trucs là par chez nous. Il y avait aussi des conseillers militaires américains dans les parages… pour former des paysans à l'application violente de la terreur… pour la semer comme une zone de protection et faire tomber la révolution. Ah, ça, quand il y a trop de démocratie ça vous tue le contrôle. Mais ça non plus, y a pas ici. Ah c'était un film sur… fiction ou réalité? la C.I.A.! Non de la propagande…. Un document ethnologique… Alambrista! C'était des faux militaires, une fausse histoire inventée par un certain… Chomsky… pas très américain… ça fait un peu husky. Il serait pas lapon par hasard? Les lapons sont bien communistes…
Difficile de maîtriser sa mauvaise humeur alors qu'on n'est pas loin de l'heure du repas. L'insatisfaction organique précède aux actes les plus cruels. L'histoire est une drôle d'entourloupe sous l'angle du passé. Cette lente dictature du passé, comme si personne ne parlait. Comme si tout le monde à ce moment-là était en train de manger. Comme il y a longtemps déjà, l'esclavage des premières agences de voyage, les génocides fondateurs. La guerre autorise-t-elle la méchanceté? Non, elle autorise la peine de mort. C'est une question d'éthique. Elle est conseillée comme principe de survie. Il y a aussi les méchancetés de seconde zone, celle qui a perdu la responsabilité de son discours, celle du désespéré, celle de ceux qui sont mis à l'écart du monde, celle de ceux qui s'en foutent. La roue tourne. La méchanceté est peut-être ce que moi aussi je partage le mieux avec mon prochain… mais s'il vous plait, décolonisez-moi…

ette journée filait à la vitesse de la lumière et sans repentir. À cette vitesse, je n'avais pas à rendre compte de mon équilibre mental. L'organisation parlait sans détour de mon désœuvrement, une tonne sortie du cerveau sans miroir - un écoulement céphalique - comme une longue distorsion du monde où tout engagement est dissout dans la transparence. J'abandonnais pour cela le rythme faux-cul de la réflexion pour le flux, la raréfaction de l'air, l'étouffement, une charge d'angoisse culminante et qui abat son jeu. Au fond cela fait bien peu de chose à abandonner. J'ai tourné à l'angle de la rue Quinquampoix, je suis rentré dans une cour et là j'ai sonné. À l'entré du cabinet de psychanalyse, une voix de femme, qui m'a évoqué les seins en général, toute une brigade de tétons qui me faisait dire que j'étais là justement pour en parler. De nos jours, pour moins que ça, on enferme n'importe quel quidam dont la pensée ne marche pas droit. Je me suis annoncé - j'ai rendez-vous avec le professeur Smirnoff - et j'ai enfilé les deux étages jusqu'au divan. On fait avouer n'importe quel innocent avec les techniques modernes. Le silence est souvent plus efficace que le penthotal. Parler me donnait le sein. C'est ainsi que je courais après le transfert. Je me musclais dans la langue, je traquais le bouleversement dans les recoins d'un monde encore peu exploré. Au fond ce n'était pas très différent du body-building, ni plus ni moins cérébral. L'habitude d'un mouvement répété avec conviction, un effort soutenu avec un avant où c'est pas bien et un après glorieux, bref, l'espoir tel qu'il apparaît lorsque l'image dit tout et n'importe quoi. Avant, après, comme pour la liposuccion.
Vu d'ici le monde était également allongé. Je parcourais son horizontalité. À droite, à gauche, je déambulais comme un critique d'art dans une exposition de monochromes. Suivre un méandre sans destin ni piège possible des choses ou des idées, sans puissance qu'une bouche coulissant sur un sexe. Quelque chose racontait sans moi, une parole construite par-delà le désir, une parole transparente qui m'acculait à l'insignifiance. On m'avait placé là, dans le décor d'un récit, sans parole. J'étais raconté quelque part comme un nombre, juste recensé comme possible. Comprendre impliquait que je me réfère à cette langue étrangère, que je fasse tout un travail de rétablissement des symboles où chaque détail, les plus intimes, étaient écrits quelque part : des genoux écorchés de mon enfance aux premiers émois érotiques… mes souvenirs semblaient construits par des images, dans un discours rêvé par une matrice infiniment sociale, par l'analyse objective des profondeurs de mon silence que chaque parole faisait apparaître comme une plaie. On retrouvait la plupart des professions intermédiaires dans ce ballet des êtres indéfinis. Secrétaires, infirmières, femmes de chambre, valets de pied, pompistes, grooms, sans oublier tous les intermittents des peep-shows, et tous ceux qui pistonnent la vie avec les dents. On en trouvait bien d'autres encore.

Parler. Ça m'excitait de croire que je pouvais tout dire. Je me branlais sur le divan, à l'abri, dans le secret de l'analyse. Je revivais des tableaux entiers que je n'avais jamais regardés, des scènes érotiques avec des images plus vives les unes que les autres, des corps agglutinés dans des orgies imaginaires, des éruptions colorées comme la couleur bleue des femmes qui ont leurs règles. L'aventure généalogique avait pris des proportions que je ne soupçonnais pas ; j'étais à deux doigts d'être prématurément hors jeu : il y avait l'érotisme manqué de mon adolescence, le difficile combat contre la timidité, l'éjaculation précoce, la solitude. Au moins avec la sexualité inconsciente de mon enfance, je pouvais encore me faire des illusions, rouler parterre et regarder ce qu'il y avait de si mystérieux sous la jupe d'une femme. Je me souviens qu'une de mes maîtresses me laissait faire. Elle semblait y prendre du plaisir. Je n'identifiais pas encore le trouble de cette vision à la culpabilité, bien que je la ressentisse déjà, inconsciemment. Ma curiosité était avant tout olfactive. Je voulais coller le nez à leur culotte comme à une fenêtre magique et leur attribuer à chacune une couleur. Il y avait bien sûr les femmes bleues - que j'ai retrouvées plus tard dans les anthropométries de Yves Klein - mais aussi les femmes ocres, celles qui détenaient les connaissances les plus mûres du secret, une odeur un peu cramoisie mais terriblement excitante. Il y avait les femmes vertes pour les pucelles dont la culotte semblait sentir le bois de sapin. Les femmes rouges quant à elles sentaient l'interdit, les femmes marrons étaient roses, les femmes noires étaient poilues. Les femmes dont les pulsions étaient mortes avaient la couleur blanche. Le physique de toutes ces femmes ne m'apparaissait qu'au second plan, à la quantité de sein qui dévalait leur cou, au grain de la voix qui vibrait dans leur corps. Un ordre étrangement coloré se dégageait de l'histoire de ma sexualité. Je ne suis guère étonné de la tournure psychédélique que les événements ont pu prendre par la suite, cet abandon passager de la langue à l'hallucination, un jeu dangereux avec la réalité, aux portes de la perception.
Cela m'avait permis entre temps d'essayer de composer avec l'image handicapante que je semblais renvoyer auprès des filles. Désormais, elle dansaient avec la lascivité de l'image que je leur accordais, elles apparaissaient comme des silhouettes aveugles que je dénudais à mon gré. Sans résistance, elles s'allongeaient là, dans l'égarement du silence, et leur gorge enflait de plaisir dans des tourbillons de couleurs. J'avais développé la capacité de mieux les voir.
La peur avait donc changé de visage. Les images s'enflammaient suivant un cocktail dont j'avais petit à petit élargi la composition : une goutte d'acide lysergique, la ventilation du poppers, une bouffé de T.H.C., un bol de décoction d'amanite tue-mouche, une bonne dose de psilocybine et en manque, la liste ne s'arrête pas là, j'oublie notamment les solvants qui m'ont définitivement scotché les bronches dans la chair, et même, à force, les alcaloïdes que fabriquait mon propre corps. Comme on dit la vie ne tient qu'à un fil ; mais le mien était bien fragile comparé à ceux qui s'accrochent dans les cordes.
Sous l'œil de l'inconscient, celui qui recevait mes confidences, le psychanalyste attendait en silence. C'était un grand insignifiant, une sorte de commandeur qui guettait chacune de mes paroles en coulisse. Il griffonnait. Juste quelques notes sur son calepin - toxique, peut causer à long terme des effets indésirables sur l'environnement aquatique - plus deux tibias sous un crane un peu profilé comme une grenouille. Le dessin était mal assuré, il révélait l'ennui, mais l'intention était visible. Parler m'hallucinait et me faisait perdre de la vitesse. Comme les célèbres vanités de l'histoire de la peinture suggéraient la présence obsédante de la mort, il pointait les dangers de l'anamorphose, ce qu'elle emporte de réalité. Ma langue fouillait la déformation du monde et dévalait avidement les rivières polluées de cette contraction du temps dans le souvenir. J'arpentais l'édifice. Je prenais du plaisir, il le sentait bien et devenait de plus en plus méfiant. Un certain héroïsme se dégageait de l'expérience, un héroïsme dérisoire. Une goutte supplémentaire de cet acharnement naïf suffirait à pulvériser définitivement l'enjeu. La parole débordait des figures et formait un amas un peu sale, des relents de vieille consommation, des victuailles laissées il y a longtemps dans un placard abandonné, un réfrigérateur en panne. J'échouais dans l'écume. Les mêmes choses échouaient encore et encore dans les circonvolutions temporelles de ma mémoire. Ce n'était pas si grave. Le monde semblait tourner en boucle et se taire, toujours aux mêmes endroits. Comme cette fois où j'avais bu ma pisse, juste par curiosité. J'imaginais ma vie dans le silence d'un aquarium, mouillé jusqu'aux os, l'œil en circuit fermé. Nécessairement, le ciel devient un peu du placenta quand nous parlons par l'ombilic. La parole devient un cordon par lequel nous remontons jusqu'à la réalité. Le monde est un aquarium peuplé de poissons et dont les yeux sont des vitrines inertes. Nous avons perdu la faculté de nager.


ans mon dos j'entendais le chant de la carpe de celui que j'avais élu comme tiers exclu, soit au deux tiers absents. Soit le psychanalyste. Il avait un contrat sur ma dépouille, je sentais ses yeux dans mon dos. Il pouvait imaginer des mots sur du symbolique, des icônes pathologiques, des index d'entrées, mais une mauvaise descente, ça, il se refusait à l'entendre. Ce qui l'intéressait par dessus tout c'était de tenir son rôle. Il était lavé de son inconscient par des années d'analyse. Ses pulsions, il les avait laissées à la porte de son échoppe. L'inconscient était dehors. Et lorsqu'il venait de dehors il était autre. Lorsque je transpirais, lui ne transpirait pas. Lorsque je parlais, il se taisait hors de l'échange. Il abondait en silence. Il ne paraissait jamais préoccupé ou énervé, il trônait majestueusement dans son rôle. Il semblait diriger son écoute malgré le silence. Il singeait une éternelle disponibilité. Il fixait sur chaque image, une pensée, une liste de course, sa dernière relation sexuelle, le secret de la fatigue immobile.
Le temps se ramollissait en sa compagnie. En se ramollissant les images affluaient. Les phrases continuaient leur travail dans un égrènement confus. Elles basculaient dans le temps. Il fallait bien. Car même un personnage de fiction ne s'arrête pas de penser... chaque minute, chaque seconde niant la répétition du monde par la parole... c'est là que le sujet du poème disparaît, dans le retour du nombre. Je voyais poindre au loin ce que n'importe quel imbécile aurait pu prendre pour un poème parce que ça à l'allure de la poésie... alors qu'il n'y avait qu'à compter ses pieds… un coin de l'esprit ayant rompu une longue phrase en morceaux, tirer la langue à la verticale et basculer dans la géométrie, former un escalier de langue pour descendre sans pensée, une vieille tradition. Et même silencieux de se rouler dans la langue, avant, après, comme le mouvement ou la marche vendent l'écriture au mètre, une belle étoffe comme le sommeil, la joie du napperon :
Tu m'écoutes,
et je regarde tes yeux suivre le dessin de gaz
et de poussière qui forment la masse de la cimaise,
à des millions de kilomètres qui se condensent
en un seul regard sur le mur,
et tu traverses le ciel au niveau de l'horizon
avec la difficulté d'observer,
de traverser le disque du soleil.
Tu danses près des couleurs qui lorgnent
loin du ciel,
ce fameux ciel de la troisième personne.
Sa mission terminée depuis longtemps,
hors de toutes les confidences du business,
il a abandonné ce moment de condensation
à l'extraordinaire impact de ses déjections,
comme des failles de calories
qui auraient surgi de formes beaucoup plus saillantes
dues au hasard des collisions,
sans retour à cause des variations de distance,
l'absence d'équateur dans sa volonté,
oui,
sans arrêt,
vastes plaques radiologiques,
l'esprit endommagé sans diamètre,
la volonté sans champ magnétique que toi qui t'égares autour.
Tu vérifies bien que c'est étrange
qu'il s'agit d'un tableau,
non d'un document ou d'un reportage,
d'une trace,
d'une force,
de la cellule perdue d'un homme qui court pour éternuer quelque part,
je ne sais quel mythe dont l'origine hante les images
comme un danger imminent,
nouvelle vitesse de la pensée,
où le feu de l'illusion anime l'horizon.
Tu baisses les épaules pour avoir un autre angle,
limite mon champ de vision et ma respiration,
et pourtant les couleurs comme une masse qui ne cesse de grossir
répandent dans mon esprit l'espoir de propulser mon corps
tout entier dans l'inconscient d'un voisin.
Parmi les souffleurs de verre assoiffés,
il y les excréments d'une star de cinéma,
une bestiole enduite de cosmétique
qui se nourrit de substances mortes,
d'images polies,
les organes convaincants,
le corps scellé comme un sac poubelle,
tout à la fois peignée comme un mustang,
une imposante beauté de la maigreur,
la réplique sociale d'une statue,
d'un vaisseau d'images,
effacer,
remplacer,
synchroniser mes lèvres avec les tiennes
selon une chirurgie du hasard,
une seconde mâchoire.
Personne n'avait des yeux auparavant,
avant que la peinture ne nous apprenne
à voir les vibrations indélébiles de l'histoire,
crevant à chaque apparition les flaques commises de la réalité,
toujours ce même retour de ce qui existe quelque part,
sans jamais être sûr que ce qu'on voit
est bien là où on le voit,
à se tordre dans les décalages et la distance,
ce frôlement de ta peau,
d'une Vénus échouée dans l'écran.
orsque la prose s'égrène dans le poème, on ne sait plus toujours bien qui parle… ou qui ne parle pas. Un associé peut-être, un fantôme de la langue, un prétexte à mes manquements, ou Gimini le criquet? Voilà ce qui s'appelle fuir dans la langue. Là où il n'y a plus que des mots le poème disparaît. Et les mots à leur tour. Et moi à leur suite. Fixer la forme d'un poème est souvent un échec. Mieux vaut tirer le tapis sous ses pieds. Car il apparaît là aussi où on ne l'attend pas, hors de la place qu'on lui a fait dans la langue. C'est en étant sa propre langue qu'il donne à inventer la nôtre. Le poème n'est l'affaire de celui qui écrit que comme écoute. " Dans un poème c'est toi qui souffle sur les mots, nullement sa trace, mais tes mots dans les siens vous pensez ta main sur la sienne, unis dans le silence ". Ce n'est pas un étranger, ni une image, ni une troisième personne, invisible, qui attendrait qu'on la réveille de l'autre côté du poème. Ce n'est pas un lieu où l'imaginaire se retranche dans le mythe. Ce n'est pas le cabinet de la psychanalyse. Chaque poème fait son sujet avec ce qu'il est dans la langue, au moment où il se tait.
Je crois que je ne parlais plus depuis longtemps. Le poème s'était installé dans le silence et moi je m'étais endormi. Tout s'était endormi avec moi. J'emportais tout sur mon passage, ne laissant au discours que l'analyste silencieux. Enfin, le professeur Smirnoff prit la responsabilité de le rompre - je crois que nous en resterons là pour aujourd'hui., monsieur Angelus... que je trouve votre fiche, Angelus, Angelus, Angelus, ah voilà : Priam Angelus né le 22 juin 1971... c'est bientôt votre anniversaire. Je fixais le psychanalyste à l'envers, encore allongé sur le divan ; j'étais abasourdi par cette sieste impromptue. Je ne savais plus très bien de quoi j'avais parlé mais j'en ressentais encore le rythme un peu planant dans le sommeil. - dîtes, puisque j'ai dormi la moitié de la séance vous me la comptez à moitié prix, lançais-je avec une mauvaise foi presque amoureuse. Il leva la tête vers moi, sans montrer le moindre signe de surprise. Si à chaque fois que vous dormez c'est du temps qui n'existe pas, je crois que nous avons encore du travail devant nous... ça fait 400 francs. Enfin je ne plaisantais pas tout à fait… si je vous parlais de ça, c'est parce que dans la hâte de vous rejoindre à mon chevet, si je puis dire ainsi, j'ai oublié de retirer de l'argent. Je n'ai que 200 francs sur moi...peut-être un peu plus, enfin si vous acceptez, je vous donne toujours ça aujourd'hui... je vous payerai le reste à la prochaine séance. Je… Bon, ça va pour cette fois-ci. On se revoit mardi? À cinq heures? D'accord. La secrétaire était partie. Sans doute en avait-elle eu marre de taper les minutes de mon procès intime à travers la maigre cloison qui séparait le cabinet du secrétariat. Je dévalais les escaliers. 200 francs, la boucle était bouclée... je ne sais pas si Smirnoff avait fait le parallèle entre la séance et le prix de la passe, mais l'idée d'avoir réduit symboliquement cette séance à une pipe - que je n'avais pas payé et qu'on ne m'avait pas faite - me faisait ressentir l'espièglerie comme une victoire. Et même si je trouvais que Smirnoff avait des airs de maquerelle, de toute façon le moindre de ses défauts disparaissait dans la norme… " Vous rejoindre à mon chevet… ", on se demande parfois qui est le mort… voilà qui me rappelait encore à son bon souvenir… Désormais j'allais d'un bon pas.