Julien DEMARC
Faible lien
"La théologie et la mathématique sont les seules sciences exactes."
Roger Caillois, Ponce Pilate.
 

         Il faut dire tout de suite que les poèmes réunis sous ce titre de Faible lien ne sont pas ceux d'un croyant fervent et qu'ils ne parlent pourtant que de religion : d'écrits religieux, de sentiments religieux, de faits religieux. L'athéisme, qui semble devoir rester mon sentiment profond, en a sans doute autant dirigé la rédaction qu'un certain agnosticisme croyant (au sens où l'agnostique nie que Dieu soit connaissable des hommes mais non qu'il existe – comme beaucoup comprennent faussement le terme) dont je ne peux m'empêcher tout à fait.
         Le titre générique reprend cet écart indécis en se fondant sur l'étymologie connue de "religion" qu'on fait dériver du verbe latin pour "relier". On peut préciser, sans passer pour un cuistre puisque cela se trouve dans n'importe quel bon dictionnaire, que c'est Lucrèce qui propose cette origine (religare) au latin religio, tandis que Cicéron propose legere ("ramasser" et surtout, au figuré, "lire").
         Cette indécision entre l'athéisme et une croyance mal assurée, ce lien tantôt faible, tantôt flou, ne m'aurait pas mené à autre chose qu'à d'épisodiques lectures de divers textes sacrés, d'historiens des religions, de Bataille et d'autres mythographes sans la proposition incongrue de L.L. de Mars que je réécrive un poème à partir d'un de ses cut-up; incongrue car il se trouve que j'ai toujours connu cet ami habité d'une foi qui, pour s'être transportée du christianisme hérétique au judaïsme personnel, m'a toujours paru néanmoins profondément sincère.
         Le poème qui amorça la série, La Religieuse désarmée, est donc ce qu'on nomme au piano un quatre-mains ; ici la collaboration entre un incroyant indécis et un croyant polymorphe. Ce que les poèmes suivants ont pu gagner en homogénéité stylistique (et peut-être en sécheresse) à m'avoir comme unique responsable ne doit pas masquer que la position religieuse (ou a-religieuse – Deleuze parlait ainsi dans ses cours : "L'athéisme c'est la puissance artiste qui travaille la religion.") dont ils émanent n'est toujours pas claire ; le lecteur qui aurait du temps à perdre n'aura au moins qu'une adresse à trouver pour s'en plaindre.
         Il me reste à préciser et défendre deux-trois choses. Oui, ces poèmes sont volontairement hermétiques et sur-référencés mais, sans compter que cet aspect est souvent brisé par des strophes dépourvues d'arrière-plan de quelque sorte, sans compter qu'il est contrebalancé par la volonté d'explorer un sentiment très personnel, il faut bien admettre que le plus petit questionnement théologique charrie avec lui de multiples traditions divergentes et plusieurs siècles de gloses, dont beaucoup me passionnent. De plus, la culture ici mise en jeu n'excède pas celle qu'on acquiert à lire la Bible, de la poésie et une encyclopédie (je peux dévoiler que les deux premiers vers de la septième strophe d'En Retour font allusion aux auspices romains, que Simon Barjona est le premier nom de saint Pierre, que tout le début du poème joue comme une réminiscence de la neuvième strophe de la Bénédiction de Baudelaire dans Spleen et idéal ; les lecteurs ayant infiniment de temps à perdre pourraient allonger la liste en trouvant des références plus contemporaines et méconnues). Enfin oui, le ton volontiers désuet de cette introduction à des poèmes qui ne le sont radicalement pas (dans mon esprit du moins) est ironique ; il est dédié aux défenseurs de la belle ouvrage qui viennent régulièrement nous les casser dans diverses revues et plaquettes.
 
"La religion. Tout ce que nous pouvons faire est de la chercher. Non de la découvrir. La découverte aurait valeur de définition. Mais je puis devenir religieux, et surtout je puis être religieux, me gardant avant tout de définir en quoi ou de quelle manière je le suis."
Georges Bataille, entretien avec M.Chapsal

Julien Demarc – 1998

 
EN RETOUR
 

                                          dégoûté

                           immoral

Piège du partage.                                                                                                                                  Le pain
 

Je me représente des fous
et y fait figure du lendemain
pour les autres.
 

Par ce grand enveloppement pas très difficile,
par la chaleur,
ce pain ne cessa de décliner,
jumeau du crime, lié du moins à lui,
nous privant de tout un voisinage
   qu'on n'avale pas.
 

Du pain dans cet internement,
vidé de quels ingrédients, vide d'une part                                                                                             Le vin
du contenu,
seules deux figures en subsistent,
elles seules L'apportaient,
qui symbolisent en nous la seconde enceinte du nécessaire,
elles sont ce qui seul /la première enceinte/
nous vaut désormais d'être internés.
 

D'avoir pris, d'être devenus enfin
formes assignables
dans le trouble commun
   entre elles et l'internement,
             manne & rejet
                   du pain
                 d'essence.
 

Nous privant d'être guerriers,
du rêve du jet,
une bouche carnassière à elle-même,
s'est peuplée dans la faute, écoute
des insectes y pullulent,
   comme Il est un dieu de vivants
ce qui nous emporte, que des hommes crachèrent ce nom
que d'autres le louèrent,
le même agenouillé gît dans la nef.                                                                                                 L'enceinte
 

Le geste sur le ciel,
le premier temple, le plus bref enfermement
une arithmétique cardinale préside
l'utopie d'un pays où l'on ne sait que faire de ses fous.
   comme Il est un dieu de vivants
   nous ramènerons les morts dans l'enceinte
nous tracerons la croix sur nos corps.                                                                                        Le blasphème
La langue que tu délieras sur terre sera liguée contre Moi (Matthieu)
Pour que les hommes ne te voient désormais plus (Luc)
les larmes du porte-parole, Simon Barjona, partagent et encerclent.
 

ROME N'A PAS DE NOM                              &                            MES MORTS SONT SUR LA ROUTE
 

La vitesse du danger explicatif ou les heures amoureuses,
machines célibataires
boomerang affectif,
ne pas vouloir d'enfant ce fut méconnaître le temple,
ne jamais travailler, tradition antélibertine,
nous aimons  au-delà?

L'église

Totem dans la gorge,
boulettes de déglutition le long du Livre,
les traces d'un corps dans l'exercice du havre,
enceinte barrée,   trimégiste en retour.

Simulacre du don exorbitant,
tu m'acceptes aussi.
 

Parce que rien ne fut demandé qui ne soit délié,
commerce le lin la trame                                                                       Le miracle
coulure chaude au fil des travestis,
du partage des eaux au baptême tu rejettes, exiles, vibrionnes,
    rachètes, attristes, déclames,
qu'il ne soit jamais compté parmi nous qui
   surgira entier de la fraîcheur
                 n'aimons pas la vérité,
celle fondée du huitième des gencives d'un cadavre, du hochet de l'évangile
(qui? pour nous garder des paroles dans l'amour?).
Parce que personne ne s'est vu oublié, heureux, qui voulut voir
ivre torché dans le voile.
 

Des doigts en sueur
caressent la cendre, rendent témoignage
d'une peur du bleu   pour témoignage.
Assurés d'une généalogie, homme rendu des regards,
divisé du visage.
Ce qui astreint à l'effraction, maturation de la frontière au cerne.
 
 
J. D. – 1998



La religieuse désarmée
Pour des raisons pratiques, ce poème à quatre mains n'est pas répertorié deux fois ; vous le trouverez donc ici