Compte-rendu de la troisème session du colloque, 5 février 2000
Après lecture du texte de Jean-François
"Hic & nunc"  

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Avertissement:
nous avons choisi, pour préserver le sens des interventions et leur cadre, de donner cette transcription dans son intégralité, incluant le texte intégral lu par J.F. Savang. Pour plus de clarté, les parties ressortissant de la lecture sont en italique, les dialogues et commentaires apparaissant en caractères romains.

Illustration : Vincent Matyn (rotatives)L.L. De MARS commence par lire des notes prises pour présenter le travail de J.F.S. :
"Le texte liminaire à ce colloque, "De l'humour L etc." évoquait dans le cadre de la domination du signe et de la normativation, une prolifération des signes comme des signes de la vérification, comme une prolifération des signes-achats, une inflation des bons d'achat dans un supermarché de l'imaginaire.
Ce que J.F.S appelle "fausse générosité de l'eclectisme" est à l'expérience linguistique ce que le Trivial pursuit est à l'érudition, et désactive en elle l'auto-effectuation. Il s'agit de ranger l'inattendu dans une catégorie de l'attente, la transgression comme une règle de la norme. Valium.
De cette généreuse multiplication découle un étrange devoir : dévouement à une mythique exactitude, un entendement commun, qui édifient un étrange poste de surveilllance du langage, ou plutôt, qui l'édifie lui comme poste de surveillance d'un bon roulement de l'entendement collectif.
Voilà qui condamne le sujet à ne faire que l'inventaire des constituants du discours normatif, à n'en être ni l'interprétant ni l'actant, et, pour reprendre rapidement les termes du texte de J.F S, à tout reconnaitre sans rien comprendre.
La question soulevée par J.F.S aujourd'hui est à peu près celle-ci : les signes collectifs ne drainent-ils pas implicitement la forme exclusive de leur décodage, leur endémie n'est-elle pas seule à justifer celle des sémiotiques plus que leur polysémie?
Et aussi : les sémiotiques ne sont-elles pas toutes, de ce point de vue, institutionnelles en tant qu'elles entérinent le carnage, se tournant obstinément vers l'entendement tacite sur la légitimité et l'usage des signes collectifs?
Il faut sans cesse réaffirmer que la singularité, l'unicité du discours, n'est pas un accident du langage, mais sa véritable nature, générative, émancipatoire."

J.F.S : "Je voudrais, avant de commencer, situer mon point de vue, qui est celui de la poétique : je vais, dans un premier temps, passer par une critique de la sémiotique… dans un second temps, je vais essayer de dégager quelques traits pour voir comment peut se constituer une anthropologie historique du langage, et en dernier lieu, donc, je vais parler de poétique. Je crois qu'il ne faut surtout pas perdre de vue que c'est un point de vue poétique… et… bon voilà: (il lit son texte)

La philosophie, les sciences sociales, toutes les disciplines qui constituent l'autorité des interprétations ou leurs représentations médiatiques, nous assènent le sens d'une histoire qui nous interdit la pensée. Bien sûr nous pensons et nous pouvons penser. Mais selon des critères de jugement qui depuis longtemps ont arrêté les catégories dans lesquelles il fallait penser. La manière de penser nous est bien souvent imposée par les cadres qui l'autorisent. Peut-être même nous est-elle encore étrangère. On se débarrasse de la pensée en la trouvant par exemple transgressive ou irrationnelle, sans correspondance avec les signes qui la contraignent au sens, et donc à une norme. Pourtant il est dans la nature de la pensée d'être aussi transgressive ou mieux, d'être inventive de son propre système de signification, comme c'est souvent le cas pour l'œuvre d'art. L'académisme moderne sait cependant s'accommoder de nouveaux cadres pour promouvoir de nouvelles conformités. Ce qu'il a fait, en intégrant les avant-gardes à une idéologie de la représentation et, plus grave, en fixant des œuvres passées dans l'éternité de lectures patrimoniales, selon des principes de confiscation programmatiques du sens et de la culture. L'académisme moderne se fait constamment un visage dans l'effet esthétique et dans la séduction, dans une réception uniforme des choses. L'image stupéfie la pensée lorsqu'elle est coupée du discours et qu'elle repose sur la parenté imaginaire de l'immanence du signe.
Nous pensons dans l'effet, qu'il s'agisse de l'effet de sens ou de l'effet de style, dans la manière abstraite de l'apparition. On nous a appris à gratter une surface, à combiner des signes, à ignorer quotidiennement notre responsabilité devant les agissements d'une société, qui pour notre bonheur, nous épargne cet effort. Car on ne remet pas en cause les principes fondamentaux d'une société sans porter atteinte, en même temps, à la légitimité du pouvoir qu'elle a codifié idéologiquement et culturellement, dans les œuvres et les discours qu'elle a fait siens. L'imposture de la virtualité du sujet est le fruit de son cryptage dans le nombre et l'image. La théorie du signe suppose aujourd'hui une rhétorique de la domination du rationnel et une coupure avec le sujet qui paralyse sa définition dans les déterminismes du symptôme.
Je vais m'efforcer de montrer que dans les rapports entre sujet et langage, ce qui est tranquillement sapé par les institutions, c'est avant tout la critique. Car le fait que la critique soit continuellement canalisée dans le signe la maintient dans un cadre de pensée, une socialité idéologiquement forcée et du même coup ménage un impensé, trop souvent considéré comme un impensable.
La critique est pensable à condition qu'elle ne se laisse pas berner par les discours ambiants, ceux de la dissimulation derrière la confusion, ceux du tout virtuel, ceux de la fausse générosité de l'éclectisme, ceux du désabusement hédoniste, ceux de la légitimation, ceux par trop territorialisés dans une tradition de la pensée qui ne reconnaîtrait pas l'invention de la valeur dans la façon dont elle excède les catégories, mais au contraire dans une identification à un topos déterminé et presque toujours politiquement douteux.
Il ne s'agit pas, cependant, de prôner une asocialité ou une raison négative comme cela s'est déjà vu. Cela ne change en rien les données du problème puisqu'une société s'accommode encore sans état d'âme d'une éthique de l'exclusion. La marginalisation sociologique permet de se débarrasser d'à peu près tout ce qui peut être encombrant, puisqu'il y a aussi des catégories pour ça, des catégories du reste, des périphéries sociales de l'individu.
Ainsi une critique de la société passe par une critique du signe et une redéfinition anthropologique de la place du langage. L'histoire, à son tour, n'est possible que dans l'indissociation du sujet et du discours. Sans doute est-elle constamment à refaire, au regard de notre présent et à chaque nouvelle situation d'énonciation. Ce n'est que dans le préliminaire de cette critique qu'on pourra, par la suite, questionner les transformations éthiques, politiques, voire poétiques, qu'impliquerait une théorie du sujet sur une théorie de la société.

Bon, on va évoquer les conséquences d'une généralisation du signe
La prolifération des sémiotiques a jusque là pensé pour nous toute une logique de la représentation sociale. Il y a là une stratégie, une intentionnalité dont la naïveté n'est qu'apparente. Le signe est devenu ce par quoi apparaît le monde.

L.L.D.M.: "Attends. Je pesne qu'il n'est pas complètement inutile de revenir, avant de voir ce qu'est devenu le signe, sur une clarification historique de ce qu'il a pu être, comment il a été défini, puisqu'apparemment, une espèce de flou régnait là-dessus dans le cadre théorique des deux précédents colloques; on finit par s'imaginer un entendement commun sur des termes qu'il faudrait en fait définir et redéfinir sans cesse. Si Jean-François fait son usage d'une des aventures du signe, ce serait pas mal que dès le début on sache précisément de quoi il parle… Qu'en penses-tu?"

J.F.S : "Oui… Je m'appuie essentiellement sur une critique du signe chez Pierce, qui assimilait le sgine, étroitement, à la pensée. Il a considéré que le signe et la pensée étaient intimement liés. Et partant de ce principe, une généralisation du signe c'est… Comment dire… s'est imposée pour penser la société. Pour l'imaginer uniquement, principalement à travers le signe. Je pars de Pierce comme exemple, parce que c'est le plus courant, et c'est celui qui s'est développé communément. Je n'ai pas parlé, par exemple, de la sémiotique chez Barthes, ou chez d'autres, je prends le signe comme une notion"
(il reprend son texte) "Les conséquences idéologiques de son emprise supposent un impérialisme du signe. Il garantit une forme d'autorité de la raison sur le savoir, et assimile les formes négatives de la pensée dans la fermeture de son système. Les interprétations engendrées par une généralisation du signe sont subordonnées à une conception de la vérité. Même la multiplicité des interprétations est consignée dans cette lecture métaphysique du monde où ce qui prévaut, est l'universalité d'un sens et sa lecture du monde derrière les signes.
En s'érigeant comme une science éclectique et abstraite, la sémiotique organise la quantification d'un monde donné, et a priori déterminé. Cela impose un sens du regard et de la pensée, un sens de l'avenir et du passé. Une théorie de l'histoire. On a pu remarquer comment les institutions se sont habituées à ce mode de fonctionnement, comment elles y ont coulé leur devenir, et la sécurisation de leur système. Le pouvoir et les institutions fondent désormais leur légitimation dans cette reconnaissance du monde proposée par la logique du signe. "

(il se coupe et commente) "Je voudrais insister sur ce point là, car il ne s'agit pas d'une critique du signe véritablement générale, il s'agit d'une critique de la logique du signe; c'est ce Pierce essaie de démontrer, c'est que pour lui le signe devient une logique pour la pensée"

(il reprend) "Ainsi le signe se diffuse dans toute la société, comme un moyen généralisé de déterrer son sens et sa présence. Parallèlement, il enterre aussi l'histoire et la subjectivité des discours qui la composent. Car pour la société, la raison est objective. C'est le sujet plié à l'objectivité des catégories déterminées par la société, l'exégète patenté, qui définit les champs de la critique dans un débat qui n'a lieu que dans les énoncés, dans un déjà débattu, pourrait-on dire. Car l'universalisme du savoir le rend apolitique. L'aberration du passé comme objet symbolique, son statut révolu d'énoncé, la détermination que les choses, les êtres et même le savoir sont déjà dans la nature, manquent à tout coup une critique, qui excéderait le signe et l'immanence qu'il implique. Le signe serait donc un état naturel feint qui fait passer sa culture pour une nature.
Ce dualime entraîne une impossible critique du sujet puisque le signe qui renvoie à l'immanence, vise l'objectif pour le collectif ; il construit la rationalisation de l'objet dans ses modalités d'apparence et de réception. L'objet viendrait à la lumière à travers le signe. Ce dernier constituerait une balise du monde où langage et sujet n'auraient qu'un rôle secondaire, celui d'une efficacité sans ancrage, tels des instruments de la révélation. Le signe implique une ontologie du sujet et une ontologie du langage, à savoir dans leur être hypothétique, la liquidation de leur responsabilité dans l'opacité de leur existence.
Tout peut donc passer à la moulinette du signe puisque sa stratégie est celle de la lumière contre l'opacité, de la vérité universelle contre l'irrationalité individuelle. Tout peut être lu par son principe, sans égard à la spécificité des objets qu'il décline, car ils ont la même transparence devant le signe. C'est là l'illusion dans laquelle le signe plonge le monde
."

(il commente) "C'est… C'est une façon de théoriser le monde par la sémiotique, et la sémiotique ne se réfléchissant pas elle-même comme sujet de cette théorisation, mais comme étant là immanente à toute réflexion sur le monde"

(il reprend) "Ses applications, à l'analyse d'objet ou de comportement, sont souvent difficiles à distinguer des modes de fonctionnement qu'il investit comme une discipline. Pour mémoire, " la sémiotique en tant que discipline organisée, s'est constituée à partir des travaux parallèles du philosophe Charles Sanders Pierce (1839-1914) aux USA, qui avait élaboré une approche logique de la nature du signe sous le nom emprunté à John Locke, de semiotics, et du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913) à Genève, qui appelait de ses vœux ''une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale'' et qu'il nommait sémiologie ". Le terme de sémiotique est aujourd'hui le plus généralement utilisé. En référence à Pierce il introduit une logique. La sémiologie, à la différence de la sémiotique, est essentiellement devenue une spécialité médicale ; il y a aussi, cependant, des sémiologies de l'écriture, de l'image, ou du théâtre, tout un fatras de la connaissance par le signe."

L.L.D.M. "Hmmm; oui, juste pour l'anecdote, et pour rompre la couche de scientificité dont se pare la sémiotique, on peut noter que la définition de Saussure d'une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale est un étrange écho d'une science nettement plus ouvertement sacrée, celle que les indiens peaux rouges appliquent à la connaissance des noms et de leur autonomie… Pour les peaux rouges, un nom prononcé ne peut être effacé - c'est d'un signe à part, hein, dont il s'agit; le nom c'est comme on dit une sémiotique sans sémantique qui se balade - un nom prononcé vivra sa vie de nom, rencontrera d'autre noms et dialoguera avec eux."

J.F.S : "Oui, enfin ,ça ne réduit pas Saussure à ça.

(Il reprend) "L'approximation n'est pas innocente. "

(il commente) "L'approximation, la confusion entretenue entre sémiotique et sémiologie, quant à la diversité des champs qu'abordent, que théorisent la sémiotique et la sémiologie"

(il reprend) "Une dimension clinique émerge du signe. Elle répond à un ordre supérieur, une cosmologie, un état naturel des choses. Comme on identifie l'origine d'un mal ou d'une pathologie, on enquête sur les causes de la présence ou de l'existence pour trouver sa raison. Tournés vers le commencement comme vers un contenu hermétique, nous postulons la vérité dans ses signes. Mais il s'agit d'une certaine vérité, aux conséquences et aux initiatives théoriques décelables dans l'analyse de ses représentations.
Le langage est l'outil de cette archéologie. Là encore, la pensée est projetée comme une substance. Le signe impose le règne de l'analogie et les raccourcis logiques. Le mot vaut pour le sens, et l'image vaut pour la réalité. Le monde est réifié dans le signe. C'est ainsi que nous travaillons la perte du sens et que nous fabriquons du passé sur le mythe. C'est le maintien d'une mémoire-fossile et des monuments de la commémoration. A travers le signe, l'homme consacre la réparation de son conflit avec le divin. Débabelisé, son langage s'est éparpillé dans le monde, il s'est dissout dans le signe, il s'est confondu dans l'image. Cette mise en rupture du langage avec le monde, son dessaisissement anthropologique au profit du sacré, détermine pour lui une figure de l'au-delà : le langage dirait toujours autre chose que ce qu'il dit, en supposant un être mystérieux du langage qui ne serait pas le sujet qui le parle, ou peut-être un avatar virtuel.
C'est tel que l'imagine William Burroughs dans ses studios de réalité : le langage est identifié à l'image du virus. Comme un vivre du langage qui serait étranger à l'homme, tel un hôte, une organicité culturelle, qui programmerait notre inconscient. Cependant, qu'il s'agisse d'un ennemi invisible, d'un organe de contrôle dissimulé dans notre cerveau, ou encore de dieu, notre adhésion à une quelconque immédiateté nous rappelle à l'ordre du signe. Cette théorie du langage est aussi une théorie de la société ; elle conforte ainsi son emprise en verrouillant son contrôle sur les individus par l'éducation et la programmation par le langage. Elle ignore la notion de sujet devant la responsabilité de sa pensée et de son historicité. Elle confond individu et sujet.
Tenues dans la rupture entre individu et société, contraintes à une psychologie qui contribue à la circularité et à la fermeture du langage dans son élargissement au signe, l'expression et la communication sont devenues les maigres réduits du sujet. Le langage associé à la généralisation du signe sert à sortir du sujet et à l'effacer au lieu de l'inventer. Le sujet est lui-même renvoyé à un contenu, à une opacité et à une résistance au langage. Il est coupé du langage dans l'au-delà d'une compréhension qui le dépasse. Il n'a ni les clés de son exégèse ni celles de sa réalisation. Dans la sacralisation de la présence et du sujet comme être, s'opère un dépassement du langage. L'éventualité d'un innommable reste donc celle d'une métaphysique.
L'éclectisme du signe révèle son ambition universelle. Le consensus autour de cette notion marque l'emprise éthique et politique d'un pouvoir ; il porte la légitimité aristocratique de sa transcendantalité. Il n'est pas trop fort, symboliquement, de considérer cet héritage de divin. Car son sujet est transcendantal. Cela suffit à justifier l'aspect naturel de l'existence d'un pouvoir. Sur ce modèle, la société transcende le sujet et évacue le langage comme moyen culturel. Le pouvoir repose sur la légitimité naturelle de son principe. Lui-même revendique le verrou sacré de la métaphysique comme un principe de légitimation historique. Ainsi, la démocratie comme effet de style maintient la fascination contre la critique. En établissant leur autorité sur l'opposition nature/culture les institutions pérennisent un espace sacré qui limite la critique à la reconnaissance de fonctionnements, sans mettre en danger leurs principes fondamentaux. Elles ne tolèrent l'inconnu que dans sa disparition dans le mythe et non dans l'altérité à partir de laquelle s'invente toute historicité.
"
(il commente) "Bon, je vais préciser ce que j'entends par historicité, puisque c'est vague et que ça a de nombreuses théories, et de nombreux emplois… "
(il reprend) "J'entends par historicité, une historicité radicale issue du rapport spécifique qu'entretiennent sujet et discours. A la différence de l'historicisme " qui rapporte un fait ou un discours à sa situation objective "(Dessons) l'historicité renvoie à un point de vue strictement subjectif. C'est sur le modèle de l'énonciation tel que le définit Benveniste comme événement toujours singulier, comme modalité exclusive d'individuation, qu'une historicité est possible. C'est parce que c'est un phénomène anthropologique que le langage devient une condition de l'historicité : " Ce n'est pas l'histoire qui fait vivre le langage, mais plutôt l'inverse "(Benveniste II, p ; 32). Dessons rajoute p.47 de son Benveniste : " Et c'est en cela que le langage est l'historicité par excellence. Etant ce qui constitue tout individu en sujet, il est donc la condition même de l'histoire, si l'histoire est la dimension par excellence de l'humain. Etant l'historicité, le langage transcende l'histoire, dont il est en fait la condition et le fondement ".
La sémiotique laisse croire, dans son recours au signe comme mathème, qu'elle construit la scientificité de ses analyses contre le religieux, l'irrationnel et la métaphysique. Négligeant par là même, la sacralisation à laquelle elle est attachée dans une conception du signe comme substitut des choses et du monde, comme substitut cosmique du divin.
Il peut sembler difficile de considérer ce double versant du signe où se jouent à la fois scientificité et métaphysique. Pourtant c'est sur un principe similaire, celui de substitution, que le sacré et le signe se ressemblent. Le signe vaut pour la chose et comme absence de la chose. A partir de ce fonctionnement du sens se dessine la théorie du langage qui l'autorise. Henri Meschonnic élabore son anthropologie historique du langage dans cette critique du signe : " Le schéma du signe est le schéma même du sacré. […] Le sacré n'est pas un objet, mais, comme le signe, un ''mode idéel de relation'' à un objet. Le signe comme signe d'autre chose et le signe du Tout Autre sont une relation identique ". A cette condition nous pouvons confondre le signe avec l'objet. C'est ce qu'ont fait, par exemple, certains artistes conceptuels qui ont utilisé le langage comme matériau. Je pense à Joseph Kosuth ou à Lawrence Weiner, par exemple.
Plus largement, la relation qu'induit le signe dans la société instrumentalise le langage comme un moyen du sens. Evacué selon le principe qu'il est un système de signes, le langage est lui-même limité comme substitut des êtres et des choses. Il devient exclusivement moyen d'expression du sujet, instrument de communication, ce qu'il peut être aussi, mais comme effet de langage. Cependant sa spécificité n'est ni de se substituer au sujet, ni de signifier strictement un contenu
."

(Il commente) "Bon, je vais développer cette idée là à travers l'idée de subjectivation; mais je vais d'abord voir ce qu'il en est du côté de l'objectivité"

(il reprend) "L'idée d'une objectivité du langage est avant tout idéologique. Elle postule que l'autorité du sujet soit celle de la société. On le constate déjà avec l'herméneutique sacrée et le devoir d'autorité qu'elle s'accorde sur l'interprétation des textes. Le sens est garanti par une autorité exégétique et suppose que derrière les mots, une métaphysique de l'origine puisse se conformer au langage comme signe. Mais postuler qu'il y aurait une essence du texte est étroitement lié à une recherche de la vérité par le signe. La reconnaissance et l'affirmation d'une telle essence impliquent un relais idéologique qui s'organise dans les rapports entre dominés et dominants. La vérité tombe sous le coup du dogme de la même façon qu'une lecture modèle fonde sa valeur dans l'autorité des institutions. De ce fait elle confond lire et comprendre et oriente idéologiquement la valeur dans le signe. La compétence du lecteur est ainsi programmée : à décoder les signes selon une stratégie qui assujettit tout objet à sa référence sémiotique. C'est la stratégie du cahier des charges, une téléologie, qui viserait à anticiper la critique dans une attente à combler. Les catégories sont distribuées en genre et les œuvres sont celles qui fondent leur valeur dans cette conformité.
Alors que l'histoire du signe reposait sur une linguistique chez Saussure, elle est devenue une logique de la pensée avec Pierce, une métaphysique de l'authenticité perdue et de l'objet absent. Le signe sacralise le rapport au monde, en effet, parce qu'il oppose le figural au littéral, parce qu'il transcende le sens à travers l'image. Sur le modèle de l'herméneutique sacrée, l'interprétation fabrique du sens à partir de la généralisation du signe dans notre société. Le sens s'articule entre l'image et le langage, comme écart rhétorique. Ce constat impose une domination pratiquement théologique de l'image sur le langage. L'herméneutique actuelle a fondé sa méthode de compréhension du monde dans un faux athéisme du signe.
Cela nous informe sur le fait que le signe n'est pas qu'une affaire de langage. En tout cas pas à ces conditions. Certes, c'est dans le signe que nous avons construit culturellement notre pensée. Le structuralisme nous a appris à construire le sens de notre culture sur ce modèle
. "

(il commente) "entre autres, il n'y a pas que le structuralisme… Mais disons qu'il a sacrément orienté notre façon de penser par rapport au signe"

(il reprend) "Avec le signe et la coupure qu'il implique entre sujet et objet, l'altérité nous est devenue radicalement étrangère."

(il commente) "Et je dois bien préciser que c'est au sens où le sujet est coupé de l'objet… Au sens ou la scission sujet/objet, au fond, préfigure la conséquence de la coupure entre sujet et discours… Je pense à une phrase de Meschonnic, d'ailleurs, qui est intéressante à ce sujet là, qui dit "est sujet celui par qui un autre est sujet". C'est dans ce sens là que j'entends que l'altérité à travers le signe, le structuralisme, nous est devenue radicalement étrangère."

(il reprend) "Parce que c'est l'autre sans concession. L'image nous rend par le signe un substitut de l'altérité, un avatar virtuel du sujet. Car le monde en tant qu'autre est régi par le signe, comme un absolu qui nous transcende et qui transcende l'histoire dans laquelle, pourtant, nous nous inscrivons par le langage. Ceci définit le champ du signe dans le rapport d'une extériorité à une intériorité et rend la coupure entre sujet et discours manifeste. À la condition de reconnaître un impérialisme du signe il sera possible d'envisager réintroduire du sujet dans le social, sans confondre ce rapport critique avec son individuation dans la société.
L'ordre du signe est une fermeture du monde sur ses fondations. Du fait de son universalisme, il s'impose comme un système déshistorisé, hors de portée de la critique. La circularité de son fonctionnement perpétue la viabilité de son modèle comme autorité exégétique et institutionnelle. Sa largeur d'esprit a celle de la synecdoque, elle se réalise dans la partie pour le tout, dans la disparition des spécificités du sujet au profit des légitimations de pouvoir. La rhétorique est son opérateur esthétique, la figure de son supplément, l'illusion de sa valeur. La généralisation de son système théorise une société abstraite, dans la mesure où on a perdu le sujet dans l'origine et l'origine dans le discours.
Nous avons donc perdu le sujet au moins deux fois. Car coupé du langage le signe est anhistorique
. "

(il commente) "Il n'a pas, enfin, oui: il n'a pas d'historicité; on peut faire une historicité du signe, mais le signe en-soi n'a pas de capacité, je dirais, temporelle. Sa capacité temporelle, pour anticiper ce que je dirai plus tard, c'est le versant sémantique qui le lui donne, dans le langage"

(il reprend) "Dans le langage distribué en unités discrètes il est du discontinu qui se voudrait critique historiquement. Séparé du sémantique, le signe n'a pas de dimension continue dans le langage. Il est une abstraction, une insuffisance du sens".


(Il présente la suite, qui titrait :"Conditions d'une anthropologie historique du langage")
"Bon, là je vais aborder plus précisément le travail de Benveniste, dans le rapporchement du sujet et du discours, et donner plus de précisions, essayer d'être un peu plus technique sur cette œuvre; je vous renvoie principalement aux "Problèmes de linguistique générale" I et II. Et notamment à deux articles, l'un qui s'appelle "Sémiologie de la langue", et l'autre… Je ne me souviens plus du titre exact… Sur la subjectivité… C'est peut-être "De la subjectivité".

(il reprend sa lecture) "La mystification de la réalité passe par la mythification du sujet."

L.L.D.M. : "Oui, je voudrais préciser, parce que ça risque de créer une confusion, là , dans le débit de l'oralité… Une petite précision: il s'agit vraiment de mythification du sujet dans l'expression de sa virtualisation. C'est pas l'héroïsation grecque, c'est plutôt une nouvelle tératogénèse, la monstruosité virtuelle couplée au sujet.. Voilà"

J.F.S : "La notion de signe en est une clé essentielle. Le signe postule la société comme une autorité objective de cette réalité. Le sujet en est donc évacué. Il est virtualisé par l'image, pixélisé dans la tradition cybernétique de la programmation par le langage. Son rêve est celui d'une interaction : un behaviourisme qui situerait le sujet dans une parfaite adéquation avec la société. Le sujet est donc réduit à de l'individu, à une quantité transparente comme le nombre. Il est un réceptacle du sens. Le sens est élaboré pour lui de façon performative, dans un rapport stimulus-réponse, qui met en jeu la compréhension sous la tutelle d'un sens commun circonscrit par le signe.
Parce que l'histoire s'écrit sous l'autorité interprétative des institutions, la société défend l'objectivité comme point de vue collectif et comme rationalisation des opinions. Elle légifère parmi les signes qui la déterminent ce qui est conforme à son éthique. Son énoncé est une entité abstraite puisqu'il se réalise dans ses formes d'apparition et dans ses effets, dans le substitut de ce qu'il est vraiment, à la fois comme symptôme et en marge de la société.
Partant de cette conception de la société, le langage est nécessairement coupé de sa spécificité subjective. Restreint à la sémiotique, il est postulé comme un instrument de la société, ce qui octroie à cette dernière la possibilité de gérer à la fois les systèmes de signification et leurs valeurs symboliques, de contraindre les valeurs à une idéologie de la représentation. Le sujet de l'histoire devient dans cette perspective l'aventure de l'Ego d'une société, la mise en valeur de ses coups d'éclat, et une thésaurisation sur l'événement comme légitimation de ses choix et de son existence.
Il faut donc regagner la responsabilité théorique du sujet devant l'histoire. Et c'est à travers le langage qu'il contribue à l'invention de la valeur : car " L'historicité des valeurs est rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et par là implicitement à une stratégie du signe, si elle n'est pas connue comme solidaire de l'historicité du langage ". Pour que cela soit possible, le sujet doit être inséparable du discours. A cette condition, il fait l'expérience de la société et se situe dans l'histoire. Il travaille à la reconnaissance de sa valeur et non à l'inventaire des justifications de sa valeur ou à sa reconnaissance dans une catégorie.
La valeur concrète de l'événement est dans le discours. Cela n'efface pas le signe mais lui fait prendre une autre valeur, dans le langage et dans la société. Ce qui est ici mis à l'épreuve c'est son caractère stratégique, sa portée idéologique et les implications éthiques et politiques qui en découlent pour la constitution d'une théorie de la société. C'est parce qu'une sémiotique n'est possible, dans le cadre du langage, que comme système sui-référentiel, qu'il est nécessaire de repenser les effets d'une généralisation du signe
."

(il commente) "Donc, il ne s'agit pas d'une condamnation définitive de toute sémiotique; il s'agit de replacer la sémiotique là où elle a commencé avec, entre autres, Saussure, c'est à dire dans le langage."

( il reprend) "Comme l'analyse Benveniste, le sujet est intimement lié au discours. Il remarque, dans les conditions d'une anthropologie, que le langage est l'instance dans laquelle l'homme s'articule avec l'histoire. Tout discours émane d'une subjectivité. Mais bien que le langage soit constitué de signes, nous ne parlons pas en signes. Si le mot est l'unité de la langue dans un système de signes, c'est la phrase qui nous projette dans l'histoire. Cette différence est fondamentale dans l'œuvre de Benveniste et dans la reconnaissance du sujet qu'elle implique. Car elle ouvre le sujet à l'aventure de la langue, au lieu qu'il la subisse comme un conditionnement culturel. Gérard Dessons commente cette différence en ces termes : " Signe et phrase représentent ''deux mondes distincts'', qui ''appellent des descriptions distinctes'' : le signe, unité de la langue est placé du côté de l'énoncé ; la phrase, ''unité du discours'', se situe du côté de l'énonciation du sujet ". La différenciation du signe et de la phrase a pour conséquence d'impliquer pour le langage deux modes de réalisation distincts mais inséparables dans leur fonctionnement."

(il commente) "Ce qui permet d'envisager cette différenciation, c'est le primat pour Benveniste de la phrase sur le mot; c'est-à-dire que pour Benveniste, c'est à partir des phraseq qu'on construit le langage, et donc le lexique et les mots. Dans un poème y compris, il y a, avant d'avoir des mots, des phrases."

(il reprend) "C'est à condition de voir les choses du point de vue de l'énonciation et non de l'énoncé, qu'il est possible d'envisager la capacité du langage à transformer la société, c'est dans le dire lui-même. Le langage fonctionne comme expérience et historicité, comme empiricité du monde là où il est associé au sujet. Son origine se refait à chaque fois qu'en tant que sujet il invente de nouvelles catégories ou de nouvelles valeurs dans la société.
L'indissociabilité du sujet et du discours implique une altérité déjà à l'œuvre dans le langage. Benveniste construit la notion d'intersubjectivité à partir de cette liaison nécessaire entre sujet et discours, et à partir de la manière dont elle se réalise dans l'énonciation comme instanciation du sujet. C'est en observant les formes pronominales dans leur fonctionnement, qu'il postule le statut particulier des catégories je et tu. Dans la mesure où c'est " en s'identifiant comme personne unique prononçant je que chacun des locuteurs se pose tour à tour comme sujet ". En cela nous sommes loin de la confusion provoquée par le " je est un autre " de Rimbaud, qui a entretenu l'hypothèse d'une séparation radicale entre soi et la société et donc entre le sujet et son discours
.

(il commente) "Le problème n'est évidemment pas de faire le procès de Rimbaud, mais celui de ceux qui ont interprété son "Je est un autre dans le cadre d'une sémiotique…"

(Il reprend) "Si je implique de l'altérité ce n'est pas comme objectif, mais comme un processus spécifique qui implique tu, de façon complémentaire. C'est dans cette mesure que l'intersubjectivité est possible, en se constituant dans le langage : " Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je. […] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu'elle est à " moi ", devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu". L'intersubjectivité issue de cette caractéristique du discours implique que je est distinct de moi, dans la mesure où je, à travers le langage implique toute la société langagière. Ainsi l'opposition entre le moi et la société tombe. Le langage devient le lieu même de la socialisation."

(il commente) Et c'est un autre point important sur lequel Benveniste a construit sa théorie, cette distinction entre "je" et "moi", car quand "moi" est confondu avec "je", ça implique politiquement et éthiquement des choses, surtout quant à une théorie de la psychologie qui pourrait envahir une théorie du langage… ça entretient des confusions terribles. Pour revenir à Rimbaud, en disant "Je est un autre", c'est aussi "Je est un autre que moi", au fond, et de ce point de vue là, il n'avait pas tout-à fait tort."

(il reprend) "En considérant le langage au centre des activités humaines, non plus comme instrument de communication ou moyen d'expression mais comme instanciation du sujet, c'est toute une théorie de la société qui est problématisée et qui demande une redéfinition de la place du signe. Benveniste propose particulièrement de respécifier le signe en articulant sémiotique et sémantique. Le signe n'a plus, dans ce rapprochement, la vocation qui consistait à systématiser le monde et à le reconnaître dans des catégories établies, en réduisant le langage au signe et le signe à la pensée, comme l'envisageait Pierce. En effet, la dimension historique du langage ne peut être portée par une sémiotique : "car il y a une ahistoricité radicale de la sémiotique. Le signe est un universel qui ne reconnaît ni historicité ni historicisation". Dans une théorie de la société qui s'appuie sur le signe pour fonder son objectivité et sa réalité, le sujet n'a donc qu'une existence virtuelle. Il est ainsi attiré dans un système qui le reconnaît en dehors de la valeur empirique, historique et subjective qu'il réalise dans le discours.
C'est à ce titre qu'une théorie du sujet est livrée à la marginalisation. Soit dans sa mise au ban comme sujet pathologique. Dans ce cas, il est assigné par la psychanalyse à son intériorisation dans l'inconscient. Intériorisation qui peut devenir l'enfermement psychiatrique si le sujet réalise sa solitude au point de rompre le dialogue avec la société. Soit le sujet est dans une extériorité radicale sur laquelle il n'a pas de prise. Son existence est ainsi renvoyée à une absolue transcendantalité, qui condamne le sujet à la transparence et à l'impossible relais de sa responsabilité dans les transformations sociales. Il est dans les deux cas démis de l'autorité de sa parole puisqu'elle n'est pas conforme à la raison que la société s'est construite dans le signe, le sens n'ayant de valeur qu'en regard du collectif.
Dans ce système de pensée, la défection du sujet est structurellement évidente puisque " Le signe a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle. Il n'admet pas de signifié particulier ou occasionnel ; tout ce qui est individuel est exclu". Il n'est donc pas surprenant que la société ait théorisé le langage dans le signe. C'est dans son élaboration en système de reconnaissance - et en effet, de surveillance - qu'elle assigne le sujet au contrôle et à la domination. C'est ainsi pourrait-on s'aventurer à dire qu'elle contrôle devenir et historicité
."

(il commente) "C'est une vision qui peut paraître un peu, un petit peu, paranoïaque, mais elle ne l'est pas en fait, parce que, dire d'un côté que le signe a toujours valeur générique et conceptuelle, c'est continuer à s'appuyer également sur une définition du signe concue par la société contre le sujet. Parce que, sans doute qu'il est possible d'imaginer avant la généralisation, enfin le concept comme généralisation, la conceptualisation comme un mode de subjectivation, d'imaginer, donc, les concepts qui naissent dans le particulier. Mais ça impliquerait que les sujets puissent devenir des autorités, avoir une autorité sur les concepts, ce qu'une société n'est pas sûre d'être capable d'accepter."

(il reprend) "Comme la maîtrise de l'information est devenue aujourd'hui un enjeu stratégique, c'est par le langage que peut s'opérer une critique de la société, en passant en premier lieu par une critique du signe, dans la mesure où " bien avant de communiquer, le langage sert à vivre ". Si donc, le langage est bien du signe, mais pas seulement, c'est parce que le sémantique est la condition du sens dans sa relation au sujet. Le recours exclusif au sémiotique implique plus une idéologie de la société, et la conservation du sens dans sa fermeture signalétique ou symbolique, que son ouverture au monde. La dimension sémantique du langage est réduite à un contenu essentialisé."

(il commente) "C'est-à-dire, qu'avant Benveniste, il y avait déjà de la sémantique, mais elle fonctionnait comme coupée du sémiotique; et Benvéniste les associés."

(il reprend) "Dans cette coupure, la société opte pour la prédictibilité des événements et la fermeture du sens sur les signes de la mémoire, dans l'immédiateté de leur présence.
La sémantique est cependant la part imprévisible de l'aventure du langage dans la société. C'est là sa spécificité, et l'indétermination particulière de son sujet : il se construit dans l'inconnu et il construit aussi l'inconnu que peut être le passé pour lui. Son rapport au passé ne s'éteint pas avec la disparition de l'événement dans le temps. Car l'événement inscrit dans le langage n'est pas abstrait, il n'est pas coupé du continu de son énonciation. " Benveniste critique l'idée qu'on puisse fonder la sémiotique sur une idée abstraite du signe". Ce constat l'amène à reconsidérer le sémantique comme étant indissociable du sémiotique suivant des modalités spécifiques au langage : " Le sémiotique (le signe) doit être RECONNU ; le sémantique (le discours) doit être COMPRIS. La différence entre reconnaître et comprendre renvoie à deux facultés distinctes de l'esprit : celle de percevoir l'identité entre l'antérieur et l'actuel, d'une part, et celle de percevoir la signification d'une énonciation nouvelle, de l'autre".
Le travail de la signification, dans l'articulation entre sémiotique et sémantique, postule une dialectique étroite entre le sujet et le social. La société n'est plus la valeur idéelle dans laquelle se croiseraient n'importe comment les différents systèmes de relation et de signification. En perdant sa valeur systématiquement abstraite à travers l'empiricité, la subjectivité et l'historicité radicale du discours, le langage ouvre la société à la critique à partir des individuations qui la composent. Les systèmes de signification sont lestés de leur caractère universel puisqu'ils sont territorialisés dans le discours. La signification devient alors une signifiance dans l'historicité des discours.
Le langage, vu sous l'angle de l'anthropologie de Benveniste suppose une théorie de la société où le signe n'intervient plus avec la même valeur dans l'élaboration du sens. L'espace de la sémiotique est réduit à une convention, un ordre, un système fermé, à partir duquel la sémantique ouvre le monde : " la langue est le seul système dont la signifiance s'articule ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (geste de politesse) sans sémantique ; ou sémantique (expression artistique), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l'énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d'énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C'est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l'origine de la relation d'interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes
. "

(il commente) "Donc, c'est le primat de la langue qui permet de construire le sujet, et ce sujet qui est réconcilié avec la langue peut réaccéder à l'histoire sans que ce soit une histoire destinée par la société"

L.L.D.M.: "Hmmm… Je suis très embarrassé par ce terme de métalinguistique, qui suppose une extraction du méta de la langue, comme le regressus de l'esprit présenté par Schopenhauer… On voir mal le dehors et sa prétention à l'extra-lucidité… Il vaudrait mieux choisir une métaphore, comme la métaphore des plis du temps, ici d'innombrables replis dans la langue, qu'une idée assez saugrenue de métalinguistique, comme de métalangage. Une linguistique ça cause. "

J.F.S : "Oui, je suis d'accord; d'autant plus qu'il s'agit… enfin c'est pas seulement une métalinguistique, c'est autant une métasémantique. Or une linguistique même s'il y a du méta avec, même s'il y a des répercussion extérieures, et des instruments sémantiques, le méta au fond… enfin, je reprends, ça vaut mieux."
(il reprend) "Cette redéfinition du signe dans la langue permet d'opérer un glissement, d'une théorie du langage qui est une métaphysique, vers une anthropologie.
Cela induit pour le langage qu'il n'est un instrument de communication que dans l'effet des relations qu'il tisse dans la visée d'une économie, considérant que ce sont les individus qui communiquent, et que la performance de cette communication est axée sur le contenu du message. L'efficacité de la circulation des informations n'inclut le sujet que comme contenu lui-même. Seule importe alors l'interception globale des messages et la vivacité abstraite à les accumuler comme signe.
La société s'abstrait dans la gestion et la compréhension des signes qui constituent la toile communicationnelle. C'est paradoxalement dans l'ahistoricité de sa fermeture qu'elle va se constituer une substance. Rendu à l'opacité, elle peut reprendre son travail d'exégèse et d'hagiographie, en réifiant le passé dans la commémoration, c'est-à-dire dans les signes sur lesquels elle construit ses interprétations, en maintenant la totalité comme un objet (ou une numération globulaire que le langage écorcherait à peine).
Cette autorité sur le sens n'est plus valable dans une anthropologie qui désigne l'homme par le langage. L'interprétation n'a lieu que dans la multiplicité des sujets et non dans le super-sujet que se targue à être la société. C'est dans le langage que se joue cette faculté critique, ouverte au monde et à la transformation. Paradoxalement, en étant spécifiquement subordonnée au signe, la société est subordonnée au langage. Le langage n'est plus le produit instrumental de la société, mais il partage avec elle, dans une relation réciproque, la construction du sens. Cette réciprocité peut paraître évidente. Cependant, si elle est possible, c'est grâce à " la nature herméneutique, ou interprétative, du lien qui unit la langue et la société ". C'est à ce titre que " la langue est l'interprétant de la société
".

(il commente) "C'est un lien naturel qui unit société et sujet à travers l'interprétation. Finalement, c'est une remise en cause également des interprétations dans leur ensemble, et de l'autorité qu'elles confèrent beaucoup plus à leur auteur qu'au sens lui-même."

(il reprend) "La langue n'est donc pas une partie de la société ou une représentation parcellaire de sa structure. Elle n'est ni topologisée, ni spatialisée dans un cadre où se rejouerait sa fermeture. La composante sémantique de la langue est justement son ouverture à l'utopie. La logique du signe qui fixe le sens comme un universel a priori, s'oppose à la primauté de la langue et à sa spécificité comme interprétant de la société : " Le sociologue, et probablement quiconque envisage la question en termes dimensionnels, observera que la langue fonctionne à l'intérieur de la société, qui l'englobe ; il décidera donc que la société est le tout, et la langue, la partie. Mais la considération sémiologique inverse ce rapport car seule la langue permet la société. La langue constitue ce qui tient ensemble les hommes, le fondement de tous les rapports qui à leur tour fondent la société. On pourra dire alors que c'est la langue qui englobe la société. Ainsi la relation d'interprétance, qui est sémiotique, va à l'encontre de la relation d'emboîtement, qui est sociologique ". La redéfinition de la place du signe dans le langage, et par voie de conséquence dans la société, résulte d'une part de l'indissociabilité du sujet et du discours, c'est-à-dire du rôle empirique et historique qu'implique une sémantique et, d'autre part, du statut particulier du langage comme système à la fois sémiotique et sémantique. C'est parce que l'omniprésence du signe dans la société est de nature concrète dans le langage que la relation d'interprétance et une historicité radicale sont possibles. Dans la mesure où le sens s'organise dans le discours, la langue interprète la société et en devient l'expression. Réciproquement, " la société devient signifiante dans et par la langue". C'est à ce titre que la sémiotique est reconsidérée comme un système fermé."

Illustration : Vincent Matyn (rotatives)(Avant d'aborder le dernier volet, L.L.De MARS suggère aux auditeurs de poser dès maintenant des questions sur ce qui vient d'être dit)

Un intervenant anonyme : "Moi, ce que j'aimerais savoir…Comment vous arrivez à articuler une critique des instituitions, du pouvoir, par rapport à votre vision de la logique du signe? Ce lien là, je n'arrive pas à le déterminer, ça a été vu assez vite, j'ai trouvé que ça n'était pas assez étayé."

J.F.S.: "C'est-à-dire que la sémiotique au départ implique la fermeture d'un système sur lui-même, comme une institution au fond; et là où c'est vrai que c'est compliqué, c'est que les institutions reprennent le signe à leur compte parce que politiquement il permet de se préserver de toute justification; il permet de considérer les structures comme des données, et les individus au bout du compte fonctionnent avec ces données et n'ont qu'à se conformer au signe pour être reconnus."

L.L.D.M.: "C'est-à-dire que le signe peut tout-à-fait - quand il est à ce point serré, réduit - être au cœur d'une expérience collective, là où le discours, avec tout ce que ça implique comme marge d'irréprésentabilité, d'expérience unique, attaché au sujet, ne pourrait pas l'être. Le signe institutionnel se donne pour le réel, pour le vrai aussi, tout ça pour reléguer le discours dans le désordre des fantasmes singuliers qui sont censés nuire à la stabilité sociale… qui sont censés nuire à la performance du langage lui-même, puisqu'il n'est présenté que comme pôle de communication, comme bourse d'échange des signes immuables. De ce côté-là, les effets sur la théorie sont terribles: celui qui voudrait faire connaître une solide discours sur la sémiotique se fera soupçonner de terroriser la langue, et même pas pour ce qu'il dit : mais bien parce que les moyens de dire qu'il emploie tombe directement sous le coup d'un condamnation anti-communicationnelle; et s'il renonce à sa manière, qui lui est reprochée, alors il renonce à la nature même de son projet, parce que, comme le disait Raphaël la dernière fois, on ne parle pas de l'humour en étant rabat-joie, ça n'a aucun sens. Il concèderait à l'objet même de sa critique, il se ferait manipulateur de signes éteints pour marcher dans la convention collective. De la même manière, on ne peut pas s'opposer à l'extrême droite et à son discours en cherchant la même efficacité, parce que le discours ne se sépare jamais entre l'objet et les canaux du discours. Une structure qui tyrannise la langue vise clairement à tyranniser, pas loin derrière, des êtres humains. Croire dans la valeur impérieuse du signe, c'est autant croire à sa souveraineté qu'au fait qu'il contiendrait sa propre critique: Sid Vicious avec sa croix gammée sur la poitrine tombe exactement là-dedans. On peut aussi parler de la confusion, quand on voit apparaître sur les bouquin de Bernadac ou certaines revues d'histoire, des signes SS et des svastikas partout."

J.F.S : "Je vais préciser quelque chose quand même pour répondre plus précisément à ta question. Tu me demandais en fait comment j'articulais le rapport entre le signe et la société, et cette articulation elle se fait par exemple à travers le symptôme… la marginalisation; à savoir… la marginalisation sociologique permet d'imaginer une structure avec une intériorité - on est soit dans la structure, soit à l'extérieur, soit dans la société, soit à l'extérieur - ça implique une théorie du sujet qui serait essentiellement pathologique. Et donc son rapport à l'institution serait un rapport toujours en défaut. Le sujet n'est reconnu qu'à travers sa pathologisation, son enfermement, sa solitude, et la société, elle, elle reconnaît ces signes pour pouvoir agir et pour pouvoir institutionnellement mettre l'individu au rencart. Le signe, dans la façon dont il se diffuse dans la société, n'est pas seulement un mode de représentation, au sens qu'il avait au départ, mais c'est aussi toute une façon dont la société s'est structurée elle-même pour pouvoir se penser et pour pouvoir penser non pas le sujet mais l'individu. il n'y a qu'à demander à un sociologue quelle définition du sujet il peut avoir, il dira dans 80% des cas qu'il n'a pas de théorie du sujet. Pour une bonne raison, c'est que quand on envisage l'individu/sujet du point de vue de la société, on envidage pas ses spécificités par rapport au langage, par rapport à l'histoire, mais juste comme représentation au sein de cette société."

L.L.D.M. : "Je renvoie à une chose que Jean-François a dit à un certain moment, quand il a dit que s'il y a une sémiologie encore aujourd'hui, c'est surtout une sémiologie médicale; c'est pas une expression de Jean-François, c'est vraiment le titre d'un ouvrage obligé pour l'étudiant en médecine. Et bien ça paraît être superflu de dire aujourd'hui qu'une telle sémiologie est une collection de signes malades, qu'elle n'a que des déviances, des accidents, des symptômes, à montrer. Mais c'est tout sauf évident en regard de l'histoire des représentations; il n'en a pas toujours été ainsi, et c'est moins une idée quelconque de progrès ou une connerie de ce genre, qui est à l'origine de tout ça, qu'une modification radicale de la perception du sujet et de sa représentation… Jusqu'à la fin du XVIIème, avant que le petit père Lebrun en décide autrement pour l'académie, et bien il n'y avait aucune différence entre les anatomies médicales et les anatomies artistiques. Les étudiants observaient la statuaire, et une collaboration comme celle de Vesale avec ses graveurs en dit long sur l'idée de l'homme qui les réunissaient. C'est au XIXème, en plein délire positiviste, en plein scientisme, qu'on commence à ne plus répertorier le corps que comme un ensemble de pathologies en devenir, que, finalement, on suppose un secret du corps idéal par défaut, alors qu'on a cessé de le représenter. On ne représentera que des corps partiels, des corps partiellement malade. Et c'est au même moment qu'on y ajoute une psychologisation perverse, par la phrénologie, la physiognomonie, ou en cherchant la trace du crime en disséquant les cervelles d'assassins. Le symptôme comme signe de pistes physique sur le corps institutionnel en creux, si on y rajoute une idée linguistique du corps institutionnel, on est plus très loin d'une certaine psychanalyse…"

Simon Artignan : "C'est un peu en relation avec ce qui vient d'être dit, le sujet, l'individu, et la manipulation des signes… Je reviendrai juste sur une chose qui m'intéresse particulièrement dans mon travail, qui est la place du signal. On voit une société qui a essayé de normaliser, non pas le comportement, mais surtout les conduite. Et à travers le signal routier, urbain, la signalisation, on a vu aussi petit à petit une normalisation de l'objet signalétique. C'est-à-dire que la flèche, ou le "attention!", ne renvoient même plus au mot "attention" et à toutes ses possiblités sémantiques, mais juste à une conduite donnéequi veut dire en fait "stop", et il y a une double perte de sens qui s'opère à la fois à travers la lecture du signal qui doit être immédiate et performative… on a l'impression que c'est le même phénomène qui touche le langage, à savoir que les mots, les signes ou certains mots, peuvent… Je dirais qu'à certains moments, par analogie, la performance de communication obligatoire aujourd'hui fait penser que le mot n'est plus un signe mais un signal, enfin que le signe n'est plus un signe mais un signal. Qu'il y a le même procédé, le même comportement."

J.F.S : "C'est Barthes qui disait qu'au départ il voulait faire une signalétique, et que c'est un peu sous la pression des théoriciens du signe alentour, sous la pression du structuralisme pur et dur, qu'il a constaté que cette signalétique était en fait devenue une sémiologie. Il y a un glissement qui s'est opéré effectivement qui est bien pratique: c'est-à-dire qu'on répond à un signal comm un stimulus, et ça implique des comportements qui ont une importance assez fondamentale sur la façon dont on peut lire le monde, et dont on peut l'aborder; à savoir la programmation, et la programmation par le savoir, la programmation par l'écriture par exemple. Ce qui est embêtant là-dedans - ce que fait entre autres l'herméneutique - c'est qu'elle imagine une sorte d'idiot moderne qui est en fait ce qu'appelle un type qui s'appelle Yaos un lecteur naïf. Donc il y a des lecteurs qui savent, et il y en a d'autres qui sont idiots. C'est quelque chose qui se perpétue pour attester, légitimer les discours… obliger le lecteur à se conformer à un écrit comme à un signal, et non à exister dans cet écrit pour devenir à son tour un autre sujet. C'est toute l'histoire de l'altérité qui est mise en jeu là, et qui, je dirais, succombe sous un behaviorisme ambiant."

L.L.D.M. : "C'est la question du type perdu dans le désert, aveuglé, "quel est LE sens?"… ça pour telle chose, unidimensionnel, monosémique. On a pas mal parlé de Nietzsche la dernière fois, et comment lui renvoyait au contraire - on avait dû évoquer Ecce Homo, je crois - l'expérience de la confrontation au signe comme une expérience du sujet par lui-même, hein, déduire sa propre effectuation de l'usage qu'on allait faire, du sens qu'on lui accordait, et avec ça produire des signes nouveaux, dont la nouveauté apparaît comme inévitable et souhaitable. Il décrivait vraiment un rapport expérimental et individuant au signe, duquel on sort grandi. Ce qui aujourd'hui, par la bouche de l'idiot moderne, qui est son propre tyran volontaire, est plutôt une expérience signalétique de cet ordre, le lieu d'entente des morts trouvé dans le langage, une sorte de champ de bataille sans bataille, linguistique, où chacun viendrait volontiers mourir pour trouve LE sens. L'herméneutique sacrée travaille effectivement comme ça, elle voudrait couper l'expérience individuelle de la langue d'une sorte de vérité nouménale, pour canaliser et contraindre jusqu'à la forme de la foi, du sens du mot Dieu etc. Le questionnement interminable du livre est remplacé part des mots d'ordre, je l'invente pas, hein, je lis ça régulièrement sur la news group israel.francophone, c'est "Ah non, mon rav sait que" "dit que"… C'est la contradiction même du travail midrashique. Le risque, l'aventure du sujet dans l'expérience linguistique, hop! Coupure."

Un intervenant : "Vous parliez de lecteur naïf, en fait je voudrais savoir si Hitler, dans sa façon de rédiger "Mein Kampf", son discours par rapport à la lecture justement, peut être placé dans cette catégorie? En sachant qu'il ne disait lire que ce qu'il savait."

L.L.D.M. : "Lui croyait fermement dans la valeur éternelle du signe. Il ignorait, et si on va par là, haïssait l'errance. Mais en fait un lecteur naïf, tel qu'on l'évoquait tout-à l'heure, c'est plutôt un bon lecteur. Hitler est un exécrable lecteur, on s'en rend compte dans sa perception du Protocole des sages de Sion. Il est toujours stupéfié devant le signe, on verra son appétit de signe dans toute la structure du Reich. Il est non pas l'invention mais la réalisation la plus accomplie de l'idiotie moderne."

J.F.S : "Et il y a autre chose aussi, je crois que la notion d'utopie est nécessaire pour continuer à vivre, pour exister en tant que sujet. Or le signe et la programmation d'un lecteur naïf tend à topologiser au contraire le sujet. Au fond, on est pas vraiment sujet quand on lit, enfin on peut l'être, mais, comprenez-moi bien : quand on lit certaines théories, on voit bien qu'il s'agit ou de l'accepter ou de la refuser, mais pas de la discuter. Il y a une annulation du débat dans le fait de refuser qu'on puisse, déjà, en écrivant un texte, être en dehors…enfin…"

L.L.D.M. : "Oui, l'herméneutique doit être un lieu pour l'utopie aussi. La Loi aussi, c'est la chose à habiter, son côté immanent, c'est juste pour diriger notre regard un moment sur Dieu, là où justement nous ne sommes pas, et la question de l'emission est réglée. L'immanence ,c'est pas un caractère linguistique, et d'une façon générale, ça ne nous concerne pas : le travail d'utopie est en route. La science de la Loi n'est pas là pour déléguer le sens au signe."

Raphaël Edelman : "À un moment, tu as parlé du concept de l'individu, et c'est vrai que là où on se trouve, à l'heure actuelle, il n'y a pas de concept de l'individu. Notre critique est une critique d'une évidence, aussi : c'est celle qu'on parle avec des concepts qui sont ceux de tous, sinon on parlerait pas… et à partir de là c'est "Comment on va penser l'altérité?". Tu as dit tout-à l'heure, c'est vrai, du coup on place le sujet dans une transcendance, c'est vrai, comme Meschonnic l'a vu, il y a un rapport à l'Au-delà, donc le sujet n'est pas un au-delà, il n'est pas un arrière-monde etc. Mais au moins, le sujet est pensé comme altérité par rapport au signe. Toi, comment penses-tu l'au-delà du signe qu'est l'individu… plutôt l'altérité de l'individu sans en faire un au-delà? Parce que on revient au problème de l'immanence de l'individu dans le signe.."

J.F.S : "Je crois justement que c'est à travers le langage que cette altérité se dessine. L'exemple que donne Benveniste dans le rapport entre "je" et "tu" fait que cette altérité est déjà produite chez le sujet. Ce que je disais tout-à l'heure c'est que est sujet celui par qui l'autre devient sujet, c'est ça l'altérité, c'est pas dans l'opposition sujet-objet que les choses se passent. Il n'y a pas d'altérité, ou cette altérité est radicale. A savoir l'Autre, quand il devient autrui, il ne s'agit plus d'altérité. Je pense que si cette altérité là se dessine, c'est dans la possibilité pour le sujet d'être dans son disocurs et à travers son discours de pouvoir constituer une histoire, sachant qu'il n'y a pas de coupure possible. Quand cette coupure est envisagée, elle l'est généralement à des fins idéologiques".

R.E. : "Idéologiquement c'est vrai : si on prend la coupure théorique-pratique qui sert à dire "qu'on dit" ou "qu'on fait", c'est des coupures qui sont nés dans la société grecque, qui ont perduré sous forme théorique et qui sont réappliquées maintenant selon des modèles sociaux : ceux qui font, et ceux qui disent… Tout ça est absurde, je veux bien l'entendre. Mais il n'empêche, on ne peut pas dire uniquement que c'est une altérité exclusivement construite en référence à la norme… Il ne faut pas être complètement paranoïaque non plus, et dire que ce n'est qu'une seule fabrication. C'est aussi une seule condition."

J.F.S : "Mais il n'y a pas qu'un seul sujet. En tant que sujet, nous sommes une infinité de sujets. Je crois que l'altérité, elle commence déjà par soi-même. L'exemple de "je" et "tu" vaut dans le langage, mais comme des formes vides du sujet. C'est pas des inscriptions du sujet dans le langage, lui il s'incrit dans le langage à travers la phrase, à travers la façon dont il s'instancie dans la phrase. Si une altérité se dessine à partir de là, je dirais que c'est dans le présent de l'énonciation, c'est véritablement dans l'instanciation."

R.E. : "Donc il n'y a pas d'histoire possible…"

J.F.S :" Il y a une histoire possible, c'est-à dire que là on prend les choses du point de vue du sujet, mais il ya une relation entre les sujets et la société évidemment. Cette relation est également coupée: d'un côté on a la société, de l'autre on a l'individu. Il n'y a qu'à voir par exemple la tradition de la subversion, ou de la transgression, comment c'est devenu des modèles, des conformismes. Alors que le sujet a vocation à être social; je crois que son altérité ne prend sens - et il y a une altérité dans le sujet - qu'à condition qu'il soit social, et cette socialité-là elle ne se fait que s'il n'y a pas de coupure entre individu et société… Parce, en quelque sorte, l'opposition individu et société, elle existe…pour faire une histoire. Il y a aussi un mode de subjectivation, d'un autre côté qui est ce rapport entre sujet et social. C'est vrai que là il s'agit d'autre chose. Mais bon, on n'est pas que des individus, que des avatars de sujet, que des sujets-objets, des auto-affirmations de l'individu passées pour des sujets. Je passe rapidement, c'est vrai, mais c'est difficile de faire le tour du sujet."

R.E. : "Je voulais surtout pointer les apories dans lesquelles nous met notre travail…"

J.F.S. : "Bien sûr, il y a tout un travail à faire, ne serait-ce que de reconnaissance du sujet, quelle place il peut occuper dans une société. Tout ça met en évidence un inconnu du sujet, le sujet comme ouverture à travers la sémantisation, enfin, le langage avec ses composantes sémiotiques et sémantiques, pour qu'un sujet puisse s'en dégager, avoir la possibilité d'une aventure."

(ici, Jean-François, Raphaël et L.L.D.M. évoquent toutes les difficultés auxquelles nous conduisent la nature même de ce colloque. Puis Jean-François reprend son texte)

"Détachée du sujet, la société garantit l'intemporalité de son pouvoir et la supériorité de ses fondements illisibles sur le discours. Sa mesure est dans le signe originel du calendrier des événements. Elle se maintient dans une métaphysique de la présence. Et l'irrationnel nourrit également ses représentations : " La sémiotique contribue ainsi au confusionnisme présent. Elle prête sa déshistoricisation à l'irrationnalisme millénariste. Elle lui laisse le champ, offrant le spectacle d'une absence de critique qui est l'effet politique de son épistémologie ". La folie implicite à laquelle aboutit la logique du signe dans le domaine de la création, ne saurait se départir des critères d'évaluation et de diagnostic, par lesquels la société marginalise et constitue toute idée du sujet dans l'exclusion. Le dualisme du rationnel et de l'irrationnel dessine traditionnellement ce cadre de tension avec la force idéologique nécessaire à l'affirmation du signe comme modèle. Et pour elle, l'art permet d'ériger le mythe comme une catégorie exemplaire de la réalisation de son pouvoir.
En cela, l'art ne déroge pas à la tentation du signe. La contrepartie singulière de l'œuvre, le signe de son orginisme, est par exemple invoqué par les tendances conceptualisantes qui postulent le signe de l'œuvre, pour l'œuvre. Porte ouverte à tous les mentalismes, réduction du concept à l'abstraction, élévation de la valeur dans l'objet absent : l'art est devenu un sacré culturel, un poncif de la métaphysique. Les théologies de l'art contribuent en fait à légitimer le musée comme un temple et à caractériser l'art comme une valeur transcendantale de la société. Les musées sont devenus des lieux de pèlerinage, des grand-messes du signe et de l'exemplarité de l'œuvre. La ritournelle de l'original et du nouveau répète en continu les bienfaits de la rupture.
Même hors des structures physiques qui représentent le musée, la critique des systèmes culturels entreprise par le Land art, reste historiquement dans un rapport étroit aux institutions. En revendiquant la rupture entre le naturel et le culturel, pour échapper à une économie de l'art, il retombe finalement dans une métaphysique de l'œuvre comme expression archaïque d'une authenticité. Ceci n'est pas sans conséquences, car la création archaïque surdétermine la notion d'art en se donnant comme l'englobant de l'art. La création devient alors à son tour l'interprétant de l'art et en cela annule sa problématisation dans et par le langage. C'est en cela que l'œuvre est réduite à une métaphysique et un psychologisme. L'œuvre devient donc une expérience mystique des signes de la nature, " une recherche des signes universels dans le cosmos ", voire la pensée d'une perception extra-sensorielle. En rompant avec les institutions, le Land art ne rompt pas avec la généralisation du signe et le rapport au monde qu'il implique. Il rompt au contraire avec le langage en fondant sa valeur dans l'hermétisme du signe qui ferait œuvre. Il déplace la notion d'art sans véritablement la reconceptualiser.
Car, que la mise en scène de l'art soit dans les musées ou dans la nature ne fait que rappeler le signe à son universalisme. Nous passons là du cabinet des curiosités à des monuments commémoratifs du savoir et du déjà vu. Les conditions d'historicité des œuvres se referment sur l'institutionnalisation de leur valeur par la société. D'une esthétique de l'objet particulier, le Land art, mais aussi la performance et le happening aboutissent à une esthétique du comportement, à une esthétique de la mise en scène. Ces pratiques perpétuent la sacralisation de l'œuvre comme objet et non comme sujet."
L.L.D.M.: "C'est vrai qu'on ne mesure pas à quel point la performance faire du corps un porte-sujet, ou plutôt le sujet un porte-signe; la farouche croyance dans la puissance du signe résume le corps à cet état, et ça avec d'autant plus d'acharnement que sa mobilité physique dans le tissu groupal, le fait valoir comme monnaie d'échange à valeur maximum; il y a une double assimilation… Le corps révèle le social à ses propres tribulations, et il accepte dans cette parodie de communication la domination du corps institutionnel qui le singe. Et, pire, qui lui distribue sa valeur. C'est dans une espèce d'euphorie tactile qu'on se donne l'impression qu'on a fait coup double, en rendant l'œuvre collective et signifiante. Comme si être collective, ou être signifiante, c'était de nature à rehausser une œuvre d'art. Comme si c'était une problématique artistique d'être collectif ou signifiant…"

J.F.S (reprend) "Plus largement, l'ouverture des territoires de l'art à la vie, les vieux rêves d'un art total, se sont transformés en une esthétisation de la société. La notion de valeur retourne à une économie traditionnelle de l'art sous la forme d'images, de photographies, de croquis, de documents ou de catalogues. "

(il commente) "De ce point de vue là, il y a un exemple que je trouve assez rigolo, qui est celui de Pierre Pinoncelli; c'est au Carré d'art de Nîmes, il a décidé de pisser dans un urinoir de Duchamp qui était exposé, et ensuite de l'ébrécher. En fait, sa performance a raté, parce que quand il a averti l'A.F.P. pour couvrir l'événement, l'A.F.P. n'a pas suivi, donc il n'y a pas eu de photographes de dépêchés sur place pour, je dirais, restituer l'événement. Comme quoi, au fond, si il n'y a pas de réinvestissement à travers le document, à travers, l'image, il n'y a pas de valeur de performance… Ce qui est intéressant dans cette histoire, c'est que pour lui la performance est loupée parce qu'il n'y a pas de preuve".

L.L.D.M.: "Il semble bien que pour cet idolâtre du signe qui se contente d'antiphraser Duchamp, finalement, il n'y croit pas lui-même à la valeur de ses propres signes; il ne s'est pas contenté de pisser dedans, mais il l'a aussi ébrêché... C'est d'un pathétique, de se sentir aussi faible finalement. Si en plus il s'imagine que la seule valeur du travail de Duchamp est d'avoir souligné que tout ce qui pénètre un musée devient l'objet de ce musée, n'importe quelle toile exposée le révélait déjà. L'analyse de Pinoncelli est aussi étriquée que sa subversion. C'est intéressant de voir qu'à cette œuvre là même, finalement, il n'avait pas cru; dans quelle ambiguïté se trouvait-il pour n'avoir pas lacéré un Vermeer, par exemple? Le statut qu'il prétend déboulonner, et bien il apparaît qu'il ne l'avait pas statuer lui-même… Quelle était la nature de son regard sur la valeur artistique du travail de Duchamp? Parce que c'est quand même pas de la désapprobation pure, j'imagine... C'est pas un punk?"

J.F.S: (il reprend) "Tous ces comportements qui appellent à la désacralisation de l'art, ne font qu'entériner la valeur exemplaire qu'une œuvre est pour la société : c'est-à-dire à la fois une sacralisation de l'image et de son commerce, la démesure et l'inflation d'une valeur que seule une stratégie de la société peut porter au pinacle du spectaculaire. Le signe de la bonne santé de l'art, comme peuvent en parler d'éminents commissaires d'exposition, ne se porte jamais aussi bien que quand la spéculation bat son plein. Cependant, c'est la fête d'une valeur qui n'est pas celle de l'art. L'assimilation des avant-gardes par les institutions culturelles, la revendication de la modernité comme slogan publicitaire et sa dévalorisation en poncif, montrent à quel point, sous le signe des apparences et (la bande s'arrête)


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