Compte-rendu de la deuxième session du colloque, 29 Janvier 2000
Après lecture du texte de Raphaël Edelman
"L'impertinence"  

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nous avons choisi, pour préserver le sens des interventions et leur cadre, de donner cette transcription dans son intégralité, incluant le texte intégral lu par R.Edelman. Pour plus de clarté, les parties ressortissant de la lecture sont en italique, les dialogues et commentaires apparaissant en caractères romains.

L.L.D.M. ouvre la session, lisant une petite note prise la veille, répondant plus ou moins à la question laissée en suspens la fois précédente, posée par Vincent Victor Jouffe :

Illustration : Vincent Matyn (rotatives)L.L.D.M. : " Il y a quelques jours, Nagui invitait Michel Serres sur le plateau de Nulle part ailleurs; on pourrait se demander ce qu'un philosophe -et peu importe ici la qualité réelle des travaux de Serres- venait foutre dans cette galère; si la philosophie a effectivement des implications dans la vie quotidienne, et c'est même de sa nature autant que de son objet qu'il est question, depuis quand peut-elle s'acclimater au temps étranglé de l'information Idiote moderne? Depuis quand les philosophes proposent-ils des versions light de leurs gradus au Reader's Digest? Croient-ils vraiment gagner à y être mieux entendu? La réponse fut vite donné: Serres présentait son dernier ouvrage, un éloge du corps comme le grand oublié des philosophies. Soit. C'est d'une certaine manière souvent vrai: mais à qui parlait-il? A des philosophes coupables de cet oubli? Non; à des gens pour qui c'est un énoncé des plus communs, et pour qui le grand oublié est l'esprit prospectif... Terrible confusion de celui qui prétend se pencher sur la nature humaine et qui ne soucie pas assez de la nature de ses interlocuteurs... Michel Serres fut donc entrelardé, comme il se doit, d'images du corps, c'est à dire d'extraits d'un bêtisier du football et du rugby. Ces frauduleuses exigences de proximité et, surtout, d'immédiateté, ont conduit à ce spectacle-ci : un public ravi d'applaudir -rassuré d'y être autorisé et même invité- à la mort de la philosophie, dont ils n'avaient jamais eu besoin jusqu'ici pour plébisciter l'action comme seul lieu d'émancipation du corps du sujet, et le sport collectif comme liant communautaire. En effet, il n'y a plus aucune différence entre le maître (c'est ainsi que Nagui appelait Michel Serres ce soir-là) et Yoda, entre le travail philosophique et les sondages d'opinion, si l'on continue à appliquer la règle de la performance à l'induction cognitive, celle de la communication à l'expérience linguistique... dans cette version soft des autodafés d'effigies, la figure à brûler a précipité elle-même sa combustion en voulant se rendre semblable à ses détracteurs pour mieux leur plaire. Dans un tout autre registre, cette erreur a coûté la vie à des millions d'assimilationnistes (il raconte, en aparté, la blague des Juifs optimistes et des pessimistes, qu'on peut trouver dans "la bible de l'humour Juif de Ouaknin).
Il m'a été beaucoup reproché la semaine dernière de n'avoir "que du langage", que "du discours" à présenter, et, pire encore, d'avancer suffisamment peu masqué pour qu'on me voit toujours derrière ce discours. Je suis désolé de n'avoir pas, comme Michel Serres, eu de mouton à 5 pattes ou de fourmi de 18 mètres de haut à présenter, c'est à dire un texte qui ne soit pas un texte, un colloque qui ne soit pas un débat d'opinion : le mot d'ordre, semble-t-il, est le droit de se livrer, de temps en temps à la paresse intellectuelle -" faut ARRÊTER de se prendre la tête " dit-on... "arrêter"- comme si quoi que ce soit venait briser l'élan général de la frivolité; il s'agit, à mon sens, une fois de plus, de la délégation de la responsabilité individuelle à un mythe collectif ; chaque individu y développe la certitude que l'humanité a atteint sa maturité intellectuelle à sa place. En cela, la crédulité magico-religieuse, tant dans l'apport conceptuel des nouvelles instrumentations que dans l'hypothétique danger qu'elles sont censées représenter intrinsèquement, est une seule et même chose : forme de la délégation, c'est l'assimilation à l'échelle collective de l'homme à ses outils* qui a remplacé l'assimilation classique de l'homme (singulier) à ses œuvres.
Il faudrait d'ailleurs entamer ici une réflexion sur la prolifération des formes humoristiques et auto dérisoires d'œuvres d'Art. J'espère, puisque ce colloque se déroule au SEPA (n.d.l.r: Site Expérimental des Pratiques Artistiques, où se déroule le colloque), que ce sera l'objet de l'ultime session, celle du 5 février.
En attendant, c'est Raphaël Edelman à qui je laisse la parole pour ouvrir la session d'aujourd'hui, tout particulièrement consacrée à un des modes les plus forts de l'effectuation du sujet : l'humour, l'impertinence. "

Raphaël Edelman : " En fait, je voudrais commencer par rebondir sur ce qui s'est dit la semaine dernière… Le contexte, c'était Laurent qui amorçait ce colloque par un texte sur l'idiot moderne… En fait (s'adressant à L.L.D.M.) je voudrais que tu restes là, et qu'on discute un peu avant que je commence la lecture de mon texte ; on va essayer de trouver un moyen de concilier ce qui s'est passé la dernière fois et ce qui me préoccupe moi. La seule possibilité c'est de livrer ma propre version de l'idiot moderne, la façon dont je comprends le texte de Laurent, et lui soumettre ce que j'en pense pour qu'il nous dise s'il est d'accord avec les définitions que je propose. En quoi elles se rapportent à mon sujet ? Mon sujet comme l'a dit Laurent c'est le comique et son rapport à la liberté d'expression ; la forme que j'adopte, c'est la forme philosophique, du moins je me présente volontiers dans cette optique-là, histoire, disons, de varier un peu les couleurs. Ma méthode ne consiste pas à brosser le portrait d'un anti-modèle, mais de suggérer un modèle du rapport de l'individu à la communauté qui ne trahisse ni la nature d'aucun des deux, ni le rapport réciproque des deux. La poésie m'intéresse ici, en tant que production de ce qui n'existe pas, et surtout l'art en tant qu'il manifeste les différences d'altérités au sein du groupe. Bon ; premièrement : je te demande si la caractéristique principale de l'Idiot Moderne est sa limitation légitime à la totalité sociale et culturelle, c'est-à-dire de n'être qu'une partie du tout, un individu - selon le sens que tu accordes à ce terme - plutôt qu'un être singulier ? En fin de compte, ça se réfère plutôt au corps sans organes de Deleuze, dans l'Anti-Œdipe.. Je voudrais savoir si tu es d'accord avec cette façon de comprendre l'Idiot Moderne ? "

L.L.D.M. " Ben, quand j'en parle, c'est en tant qu'elle est déresponsabilisante, cette dissolution du sujet dans le super-sujet groupal… en insistant bien sur le fait que c'est un soulagement complet et désiré en fait, c'est pas vécu comme une sanction mais bien désiré… Ce que veut atteindre l'Idiot Moderne, c'est un état séraphique ; c'est à dire qu'il ne se détermine jamais devant la Loi en regard d'un devoir vis-à-vis du groupe, mais en tant que celui-ci supplée à tous les devoirs… La figure groupale absorbe la Loi, et absorbe la critique qu'on pourrait en faire… comment dire ? Elle l'absorbe en présentant sous un jour favorable… J'ai parlé l'autre jour des tyrannies de gauche qui font en même temps valoir le fait que le bien du groupe passe avant celui du sujet, mais, de façon latente, que le sujet y trouvera la pleine expression de sa nature, et la pleine expression aussi de la critique du groupe… c'est la distribution d'une fausse responsabilité, qui est entièrement prise en charge. L'idiot moderne, d'une certaine manière, baigne dans cette certitude, mais sans la pression de la tyrannie. C'est un état du bien être, que je dis séraphique parce que la question de la morale ne s'y pose même plus (comme le sens de la Loi n'a pas de sens pour un ange, en gros). Elle semble avoir déjà été posée, discutée, résolue, être devenue caduque, encombrante… et faire partie de ce que le groupe semble avoir déjà intégré. "

R.E : " Bon. D'accord, je passe à la question suivante, ça va se compliquer un peu ; l'activité de l'Idiot moderne est-elle bien aveugle à sa finalité pratique et sourde à son originalité théorique ? En gros : elle ne répond à aucun désir ni à aucune curiosité… Son activité le dépossède de sa singularité et n'œuvre que pour la collectivité, qu'à seule fin d'optimiser une puissance de production qui jamais ne lui profite pleinement ; son travail consiste à produire plus qu'il ne peut consommer, parce qu'il œuvre pour la consommation elle-même. L'art en général, qui initialement comme le disait Nietzsche, nous délivre de la vérité, est lui-même atteint selon toi par cet utilitarisme… "

L.L.D.M. : " Ce que j'avais surtout souligné la dernière fois, par rapport à ça, c'est l'idolâtrie du moyen. Ce qui me stupéfie en fait dans les options de l'Idiotie moderne, en évoquant le ready-trash et le fait que tout soit consommé dans le flash, c'est que peu importe ce qui est véhiculé du moment qu'il y a du flux, c'est la certitude que le véhicule contient déjà toutes les réponses. J'avais noté ceci, la dernière fois : c'est que, étrange avatar du Mac Luhanisme, l'idiot moderne ne se penche que sur le moyen de transport, la courroie de transmission… le média ; croyant qu'une frivolité définitive devant l'objet du discours est la garantie de l'esprit critique (c'est exactement ce qu'il nomme généralement "ironie" ou "auto-dérision"). d'une certaine manière, il a enfin trouvé la clé de son aspiration à l'état de nature que sa prétention à la modernité lui interdit d'afficher clairement : c'est L'ACTION ; les grandes réunions multimédias (qui n'ont à montrer que les machines tournant à vide ou, au-dessus du vide), happening… performances, ou talk show, c'est encore la garantie unique de l'être quand l'être est devenue question répugnante et philosopharde… ça répond à ta question ? "

R.E : " Mouais. Donc, je la précise à nouveau : penses-tu comme moi que cette aliénation vient aujourd'hui de l'individu lui-même ? Qu'il participe à la limitation de sa propre singularité, pour trouver la sécurité, et qu'il adhère pour ça à son asservissement inconditionnel à une puissance somme toute assez indifférente. "

L.L.D.M. : " Molle et sans contour… "

R.E. : " …par exemple, l'asservissement aux signes figés que tu dénonces dans ton texte comme instrument de notre propre effacement, de la dissolution du soucis, de notre irresponsabilité ? "

L.L.D.M. : " Attends, c'est assez ambigu… Je me rend compte que tout ça, cette définition-là, pourrait être une définition de la liberté… Si je devais théologiquement trouver une définition du libre-arbitre, ce serait la possibilité de choisir la forme de son aliénation… choisir par exemple les signes éternels et immuables de la Loi ; enfin, d'une certaine manière, si c'est une des belles choses données par la Thora, la Bible, c'est qu'il y a là un point de départ de l'émancipation, un lieu pour ça. Mais bon, l'Idiot moderne n'est pas amoureux de Dieu, ni de sa Loi en tant qu'il y trouverait l'espace de sa liberté, de son choix, il n'est amoureux que de la prière (en supposant qu'elle soit efficace) et de la liturgie. C'est en ça, qu'il y a une différence radicale… La forme de la question que tu me poses, pourrait amener une proposition qui n'aurait rien de dégradant ; ça le devient à partir du moment où on se trompe d'objet, d'objet d'amour. "

R.E. : " Oui, parce que je veux parler de la sécurité, justement ; je voudrais essayer de comprendre les motivations… La dernière fois je t'ai demandé " Mais pourquoi l'Idiot moderne est un Idiot moderne ?", et tu m'as dit que c'était pour la stabilité. D'accord, mais en même temps, comme il n'y a pas de fin à sa pratique, c'est une pratique auto-productrice, sa stabilité c'était la pratique elle-même ; c'est à dire l'illusion de la sécurité dans le fait d'être actif. "

L.L.D.M. : " Ce que j'appelle l'idolâtrie du moyen, oui. "

R.E. : " …mais dans ce cas-là, est-ce que tu penses qu'il s'engage de lui-même dans une irresponsabilité, c'est à d "

L.L.D.M. : " Elle, elle a déjà été votée si tu veux... le choix se porte sur un certain état des choses, un encouragement à sa continuité… elle se présente toujours comme bienveillante, elle affiche jamais son visage coercitif… Je pense que l'appât, c'est ce côté dépourvu de la moindre trace d'aventure à venir ; même pas risquer, tenter, le bien-être… vraiment le repos séraphique, quoi ; l'irresponsabilité totale, pour laquelle ce n'est pas seulement innécessaire de connaître la nature, la forme du gouvernement, mais aussi innécessaire d'habiter la Loi, et puis ce n'est pas plus possible que la connaissance pour un ange de Dieu ou de la terre, coincé entre les deux pôles si tu veux, sans mouvement à faire dans un sens ou dans l'autre. Une sorte d'état de nature aberrant, sûr de son existence, comme il est sûr de sa stabilité… La Loi, l'ange la connaît mais récitée comme un poème, il comprend pas sa destination. Il ignore l'aventure du sujet qui va se développer dans la Loi."

R.E : " Bon, très bien… Pour finir avec mes questions, je te demande enfin, je voudrais savoir si tu es d'accord avec cette contre-figure de l'Idiot moderne, dont je t'avais parlé la dernière fois ; j'en ai fait une que je propose ici : c'est une figure où s'accordent d'un côté le désir, la spontanéité, l'imagination pour la morale et de l'autre la responsabilité ; en fait je cherche à définir le modèle d'une raison élargie susceptible de fonder une éthique de la singularité. Justement, puisque c'est dans l'individu même que cette scission s'opère, en termes de faculté… puisque l'Idiot moderne dont tu parles elle est constitutive - tu dis toi-même " je suis un Idiot moderne " - enfin, ce serait une faculté qu'il faudrait recomposer… "

L.L.D.M. : " Hmmm ; à t'entendre, l'Idiotie moderne est une des composantes de l'humain, au même titre que l'organisation logique, l'induction cognitive, ou la détermination à des choix moraux, enfin, c'est un des " membres " de l'esprit humain ? "

R.E. : " Oui, c'est ça ; c'est là que le fait qu'il soit compartimenté, du moins dissocié, fait qu'il devient caricatural. Il ne l'est pas s'il est complémentaire avec les autres éléments en présence dans la production… puisqu'il s'agit de production de l'individualité, d'art, dans ces cas-là. "

L.L.D.M. : " J'avais évoqué le fait dans le précédent texte qu'on ne pouvait se faire critique de la raison qu'à la condition qu'elle soit notre moyen ; la première opération, si on doit imaginer une contre-figure à dessiner, consiste déjà à aimer son moyen d'émancipation, mais comme un moyen d'exception… ne pas le ranger dans un vague tableau des équivalences, où se il trouverait être identifié à tout ce qu'il débusque… ce qui me paraît vraiment criminel dans l'Idiotie moderne, c'est que pour elle tout peut se valoir, toutes méthodes, toutes les expériences. A partir du moment ou un truc n'est pas performant, où il n'y a pas d'effectuation quantifiable, vérifiable, à partir du moment où son efficacité n'a pas été éprouvée par l'usage quotidien, alors raison, cynisme, abandon, enfin tout ça se vaut bien… Comment dire ? Si vraiment on veut se constituer en sujet éthique, il faut bien faire la distinction entre les options, tu vois, et reléguer un peu, pour aimer la raison, notre part Idiote moderne.. "

( VIRGINIE, qui n'était pas là la fois précédente et n'a pas pris connaissance de la nature de notre objet, demande une définition de l'Idiot moderne. Raphaël Edelman et L.L.D.M. répondent, brièvement. Elle achoppe tout particulièrement sur le terme de " Moderne ")

L.L.D.M. : " Oui… Il y a peut-être une certaine ironie, dans le choix de ce qualificatif pour l'Idiot… Enfin, je le renvoie comme ça à des attributs qu'il s'octroie… C'est plutôt incongru pour toi, je vois, de le voir là, plutôt que " contemporain "… C'est ça ? Mais contemporain n'évoquerait que son actualité, et c'est pas suffisant, ça marcherait aussi dans sa combine… Parce que l'Idiot, lui, dont je parle, il s'impatronise idiot, il en a voulu l'éclat… et puis il se dit en fait post-moderne, tu vois ; c'est à dire ayant franchi une étape critique, il y a un rapt qui est fait aussi de la notion de modernité, qui fait pleinement partie de l'équipement de l'Idiot moderne. (ici, L.L.D.M. renvoie directement à des passages du texte liminaire) . Et puis il y a aussi ce gigantesque travail du rapt des mots eux-mêmes, ça compte beaucoup ça, dans ses opérations magiques. On peut bousiller pas mal de travail comme ça ; il suffit de voir comment la pub s'est accaparé le terme " concept "… C'est pas rien, pourtant, un concept. En philo, ça sert à autre chose qu'à habiller un paquet de nouille de rouge plutôt que de bleu. Ben c'est un moyen, ce rapt, de priver pas mal de métiers, de choix de vie, de leurs instruments.. Tu vois, cette dégradation du mot concept à ce niveau d'insignifiance, mine de rien, ça prive beaucoup de penseurs d'un de leurs outils, vraiment ! Enfin, ça répond un peu à ta question ?"

VIRGINIE. : " Mais ce qui se passe maintenant, c'est dans la continuité logique de la modernité triomphante ; je ne vois pas de rupture du tout… c'est toujours l'avènement de la raison… "

R.E. : " Moui…Disons que moi je parle d'une raison élargie… C'est à dire que la raison en elle-même, elle est toujours à définir, selon les métaphysiques, etc., ça évolue… Enfin, elle évolue… on peut croire aussi en l'évolution, c'est tout aussi métaphysique ; mais je pense que l'avènement de la raison maintenant, c'est l'avènement d'une certaine raison. Mon but à moi c'est d'essayer de réhabiliter une raison qui va un peu au-delà de la raison qu'on suppose à travers des métaphysiques qui ont démontré leurs conséquences totalitarisantes et totalitaires …"

L.L.D.M. : " Je crois que la question tournait surtout autour du choix terminologique, c'est ça ? de la " modernité " de notre idiot… Oui…. Mais on a une image favorable (là aussi on pourrait discuter d'ailleurs) de la modernité mais au même prix qu'on a une image plutôt favorable de la critique, voire une image encore favorable du cynisme si c'est celui de Diogène… C'est l'ouverture, c'est une opération politique, qui balaye des modèles théoriques qui ne se regardent même plus. Mais faut pas oublier que ça bouge autour, que toutes ces propositions qui sont généreuses, et ben elles sont, disons, lexicalement avalées aussi, dans l'image flatteuse que l'Idiot moderne veut donner de ses actes. Il a déjà avalé, puisqu'il est, comme il dit, " revenu de tout ", la question de l'histoire, celle de la modernité, celle de la critique post-moderne aussi. Alors qu'en sous-main, c'est plutôt : " c'est pas vrai, hein, c'est du second degré ", enfin… il voudrait qu'on déduise ce qu'il ne veut et NE PEUT PAS dire, c'est qu'il est lui-même une figure de la modernité triomphante. C'est un des pôles névrotiques de l'Idiot, ça, de prendre d'une main ce qu'il donnait de l'autre, de distribuer les rôles juste pour avoir le pouvoir de les changer. Lui attribuer cette modernité, c'est vrai, c'est la lui lâcher, la lui concéder. Mais je lui cède volontiers… dans l'état où il nous la laisse on ne peut plus rien en faire. C'est vrai que la terreur dans tout ça, c'est que c'est une machine qui marche très bien ; on porte tous en nous cette tristesse infinie, aussi… il y a forcément, même chez ceux pour qui l'articulation d'objets-à-penser complexes juste pour le jeu, pour le plaisir, est d'un usage familier, un gros moment de souffrance et d'abandon ; un moment où les plus fins se laissent aller à aimer les dogmes de l'échange financier, à croire qui si ça marche pas - si c'est pas immédiatement rentable - alors c'est rien, ça n'existe pas, à croire dans la performance nécessaire de l'idée, le petit commerce ; mais généralement on se récrie, on se réveille secoué et bon, c'est fini. C'est pour ça aussi que c'est une bonne idée d'intégrer cette notion comme une composante de l'esprit humain, et pas comme une tendance ponctuelle : pour y céder le moins possible, la gouverner."

R.E. : " Bon ? D'accord. Je vais maintenant proposer à tous ma propre réflexion ; elle s'articule sur le comique, c'est à dire que je prend le comique comme un angle d'approche objectif de la réalisation de l'individu. J'ai choisi comme épigramme une citation de Nietzsche dans Humains trop humains, je la lis : "L'absurdité d'une chose n'est pas une raison contre son existence, c'en est plutôt une condition." Disons que cette formule ramasse a priori la thèse qui est la mienne ; je voudrais à l'occasion profiter de ce que j'ai trouvé ce matin dans un livre de Heidegger, dont Laurent a cité le nom dans son texte mais évidemment à d'autres fins, et il est clair que si j'adhère aux prémisses de la philosophie d'Heidegger, je n'adhère pas aux conclusions… Il dit, pour éclairer cette épigramme, "la distinction entre matière et forme sert même, et dans toute sa variété, de chemin conceptuel par excellence pour toute théorie de l'Art et toute esthétique. Cependant, ce fait indéniable ne prouve ni que la distinction entre matière et forme soit suffisamment fondée, ni qu'elle ressortisse originellement de la zone de l'Art et de l'œuvre d'art. De plus, le domaine où a cours ce double concept dépasse largement et depuis longtemps celui de l'esthétique. Forme et contenu, voilà bien des notions bonnes à tout, sous lesquelles on loge à peu près n'importe quoi. Qu'avec ça on rattache la forme au rationnel, et à l'irrationnel la matière, qu'on prenne le rationnel comme le logique et l'irrationnel comme l'illogique, qu'on copule finalement, le couple forme / matière avec le couple sujet / objet, et la représentation disposera d'une mécanique conceptuelle à laquelle rien ne saurait plus désormais résister". Voilà, j'adhère à cette critique. Bon, maintenant je vais vous assommer avec mon texte, hein, c'est ce qui est prévu :

L'impertinence comique est la violation d'une règle, un faux-pas, un détraquement de l'ordre attendu des choses. L'effet de surprise recommencé et inusable, l'hapax comique, trahit la structure la plus habituelle qui soit connue. L'événement comique constitue un fait individuel vivant. Il porte la marque de l'imprévisible, d'une rupture avec la règle qu'il ponctue par du vivant. C'est l'autre qui s'est avancé vers moi masqué, qui s'approche de moi sous mes propres traits, m'emprunte mes mots, épouse mes humeurs et mes pensées et les conduit vers lui, et qui nous aliénant à l'objectivité nous mène au terrain propice à la surprise, à la farce. Un lieu où le sens foisonne, où il persiste et se renouvelle, où l'insensé devient visible et dénouable. Dans la farce comme dans la devinette, l'inattendu est introduit et reconnu comme une impertinence, une inconvenance ou une absurdité, un faux problème opposé à nos attentes. Celui qui introduit un effet comique exerce une influence dérégulante pour se faire connaître. Au lieu d'en rester au bon sens d'une activité anonyme, il oppose sa fantaisie au sens commun, comme Don Quichotte, inébranlable devant l'inaltérabilité de l'évidence, même si l'on partage avec plaisir autour de lui son délire. Le désir d'être une personne reconnue et influente explique-il son obstination? Pourquoi alors, en voulant attirer l'attention sur un point de vue qui diffère de la généralité, Don Quichotte a t-il prêté à rire?
Des lieux différents, des milieux identifiables par leur cohérence, sont le théâtre d'événements plus ou moins normaux. L'imprévisibilité y a sa part mais à condition d'être suffisamment intégrée à la mise en scène pour ne pas nuire au déroulement normal de la représentation. L'improvisation, même libre, doit se détacher d'un fond d'où l'on puisse juger de l'improvisation suivant les modèles qu'elle emprunte. Elle est créative. Le comique relève de procédures répertoriées, respecte des figures dont il conserve et actualise les propriétés amusantes. Il perpétue les plaisanteries réussies, les renouvelle jusqu'à parfois renouveler le genre et prêter son nom à de nouvelles formes d'humour. Or cette trajectoire est jalonnée d'embûches, l'originalité ne va pas sans une certaine arrogance et sème plus souvent le scandale qu'elle ne récolte l'éloge. Le comique, originairement, se détache de la norme, de la nécessité des choses ou des conventions linguistiques et comportementales, sans pour autant quitter leur perspective. De la même façon, l'individu se distingue par son originalité et reste identifiable par son intelligibilité, il n'acquiert son autonomie qu'à partir d'une hétéronomie fondamentale, son appartenance à une espèce et à une ou plusieurs familles. Il s'affirme contre la loi, en vertu de la loi, sous peine autrement de pas être entendu. Quel est donc ce système auquel l'individu ne saurait se soustraire sans se nier?
On reconnaît un système à la constance des relations qui lie ses éléments. En outre un système exerce une force coercitives sur les parties qu'elle totalise, comme le fait social de Durkheim, par l'action de l'éloge et le blâme, où selon l'expression de la sympathie ou de l'antipathie entre le membres d'une famille pour L.Strauss. De même, la nature exerce une contrainte physique, selon une certaine nécessité. En revanche, ce même système offre le moyen d'articuler des signification et d'informer la matière, d'engendrer la nouveauté à partir de l'acquis, comme l'on forme des métaphores. Parce que les systèmes préexistants de la nature et de la culture fondent l'objectivité de façon cohérente et fournissent les conditions de la communication intersubjective. A partir d'elles, nos mouvements deviennent comportements et actes, faits et gestes deviennent communément intelligibles. Des motivations sont lisibles, articulés dans nos attitudes, selon des lois irréductibles à celles qui régissent notre organisme. Ces lois tendent à diminuer les écarts de conduite par rapport à la norme, parfois artificiellement, jusqu'à stigmatiser des pathologies sociales. La société est exigeante, la nature inéluctable. Mais l'obéissance à la règle reste une condition nécessaire de la communication. Non pas une règle parfaitement formulée, mais des évidences liées entre elles, sans lesquelles il n'y aurait ni thème ni version. Les particularismes restent traduisibles d'une communauté à l'autre. On trouve des modèles communs, on élabore des schèmes comparatifs, à la manière des anthropologues. Il n'y a pas de relativité absolue au sens où les systèmes de la logique et du biologique sont invariants. Systèmes difficilement définissables mais néanmoins existants. Des éléments en sont réactualisés, régénérés, dans nos productions. La nouveauté suppose que quelque chose se répète pour fournir le critère d'une modification : un état antérieur transfigurable. La liberté est ce que l'on ajoute aux matériaux nécessaires à sa manifestation. L'individu est ce qui déborde la somme de ses actes. Il attire l'attention au delà de son comportement. Son existence excède toutes les autres au moment de sa reconnaissance. L'acte artistique le démontre. L'œuvre supplante toutes les autres au moment où l'agencement des mots, des couleurs, etc. gagnent en intensité. Intensité telle que l'activité commune, celle du travail qu'il faut à chacun fournir pour produire, devient négligeable. L'intensité procède de l'individu vers l'œuvre et, en sens contraire, elle réalise celui-ci. Le trajet parcouru par cette identité projective prend un caractère divin plutôt qu'utilitaire. Car la force de l'individu lui vient, à ce niveau, du tout auquel il s'affronte plutôt que de s'y unir - apparaît sa vitalité propre. Néanmoins, l'affirmation de soi dans l'acte créateur ne peut, sans passer pour folie, quitter le domaine de l'intelligible. Souvent, le scandale de l'impertinence apparaît rétrospectivement novateur parce qu'il a gagné au fil du temps en pertinence.
L'individu ne se limite pas à être un accident du tout, ni son œuvre une simple coïncidence. Il se connaît comme personne, il est conscient de son exception, se l'approprie, s'y identifie même, sans n'y voir qu'un produit d'expérience. Le sentiment de soi dans le temps appelle une égologie, incite à la réflexion (source d'une expérience autonome). Le modèle est celui d'une subjectivité parvenue à majorité, à la conscience rationnelle d'elle-même, réfléchie, extirpée du règne animal, émancipée des instincts et de l'inconscience. L'équilibre entre la libre auto-détermination et l'aliénation aux déterminations est le projet de cette réflexion. L'épanouissement de la personne nécessite cette stabilité, la fiabilité des actes quelque soient les circonstances. Il est plus malaisé de décrire des procédures internes au sujet que d'en constater les effets pratiques. Ce que l'on isole en considérant l'individu ne saurait être qu'abstraitement retranché de sa réalisation. L'art et les artifices relevant du comique offrent une voie d'accès objective au sujet individué.
L'individu, hylomorphisme connaissable, reconnaissable, se conduit rationnellement. Il anime la matière dont il relève en y formant des symboles. Cette activité le soustrait au silence et au bruit en introduisant la distinction. Elle renvoie en même temps à elle-même, à son point d'énonciation à la fois public et individué, à l'esprit qui se donne de façon continue sous de multiples aspects. Elle renvoie au savoir et à la connaissance, à la capacité de transformation de chacun, à sa perfectibilité. Elle se détache de la nécessité matérielle pour affirmer les principes propres qui lui permettent de s'affirmer et qui autorisent à ce qu'on reconnaisse en elle une conscience autonome. L'étude du comportement doit valoriser cette activité humaine, telle qu'elle, adjointe à ce qui la détermine : le désir, dans la différence, le rapport à l'autre, et la volonté, dans l'indifférence et l'indétermination. La causalité libre du moi, se trouve, du strict point de vue de la volonté, plongée dans la solitude de l'indétermination, dans une délibération indéfinie sur les possibles. Tandis qu'avec la sollicitation d'autrui apparaît le désir, avec l'invitation expresse à décliner son identité, à s'engager, à se prononcer pour ou contre, à se montrer responsable, à devenir individu et personne. Le désir est une invitation à être soi, invitation à laquelle la volonté ne peut toujours répondre. Son échec conduit à l'esclavage.
Sa propre mise en valeur avec ce que l'on signifie excède l'information dans la communication. La marque d'une ipséité survient dans l'échange, et son empreinte, son ouvrage dans le monde avant que l'on puisse caractériser ce qui survient. La personne apparaît. Il faut pouvoir pointer la personne et l'activité consciente au delà du modèle émission-réception. Un homme qui ne communique pas n'est pas personne mais un homme. Son hermétisme laisse toujours présager une conscience propre, une volonté qui laisse prévoir une foule d'actes possibles. Nous lui supposons entre autre un désir fondamental, comparable au notre, de sortir de soi, de s'objectiver pour et par l'autre ; à moins d'un isolement accidentel ou pathologique. Le Dasein ordinaire désir être entendu. Si jamais de l'inavouable, de l'incommunicable, s'interpose, il n'en est pas moins présent. S'ajoute au réel inépuisable, entre les personnes, l'irréductibilité des états de conscience (de leur expérience qualitative) les uns autres. A ce titre, toute tentative pour repousser la frontière entre le dicible et l'indicible relève du désir.
La présence propre à chacun se décèle dans l'expérience et dans la façon qu'il a de s'affirmer. Elle suffit à indiquer l'humanité réfractaire à son instrumentalisation par les autres. Qu'une conscience singulière se manifeste nous amène à distinguer entre éducation et manipulation. On parvient à maturité par un dressage destiné à réguler sans la censurer la personnalité, à lui donner les moyens de son autonomie. Condition rébarbative sans laquelle ne pourrait se réaliser la liberté. Le conditionnement au comportement social importe dans la mise en pratique de la volonté, dans la régularité de son passage du possible au nécessaire. La liberté s'inscrit dans l'histoire, l'espace et le temps, l'art, indéfiniment, ou bien elle n'est qu'imaginaire. Elle détermine le renouvellement ininterrompu de son expression dans la multiplicité sans fin des œuvres. C'est à ce niveau là qu'elle est inexpugnable. L'existence du monde matériel barre et libère le cheminement de la liberté. C'est le critère objectif et la référence concrète des objets abstraits et imaginaires, le substrat des habitus. L'art résulte de notre action transformatrice sur le monde, d'un effort de domestication ; la culture, de la production d'un monde humain distinct. Elle opère la transmutation de la matière en traces symboliques composables. Peu à peu, l'avènement d'un univers mental nous éloigne des objets des sens, l'objet mental oubli l'expérience des qualités. Puis la réalisation de nos intentions corrompt les faits donnés en vue de bâtir l'occurrence du modèle que nous nous fixons. L'humanité survit à la mort en opposant la culture à la corruption. C'est ainsi qu'est repoussée la limite de sa finitude, en créant le complément imaginaire et désincarné de l'expérience immédiate et consistante du monde. Connaître les choses telles qu'elles sont suppose que nous modifions les choses telles qu'elles se donnent. De la pierre taillée à la métaphysique, les outils repoussent l'homme de la matière ; il peut l'évoquer et l'informer d'autant plus qu'il s'en distingue par ce biais. Les deux visages de l'homme apparaissent dans son activité symbolique avec l'objectivité : la détermination réciproque du sens et de la référence. Sont reconnus comme objets de conscience les phénomènes sensés, ceux qui nous intéressent. Les autres échappent à notre attention. La compréhension est pour une grande part conforme à la formation de notre esprit par l'usage. Nous ne valorisons pas tous les mêmes aspects de la réalité, nous n'avons pas tous les mêmes centres d'intérêt. Nous sélectionnons et nous distinguons ce qui est plus conséquent, plus existant, pour nous. Cette sélection assimilatrice ajoute l'esprit à la matière et, de même que nos organes nutritifs sont détournés de leur fonction originaire pour devenir des organes phonatoires, la pervertit. Au point que la réalité abuse souvent du réel, que nos modèles se confondent avec ce qu'ils expliquent. Alors qu'en vérité la différence entre les deux nous laisse dans la vraisemblance, une infinité de phénomènes restent sans pertinence, et chaque thème peut être éternellement renouvelé, étirable dans la trame infini du temps. La réalité est une, les objets équivalents pour tous. Mais les points de vue, l'expérience de chacun, ne coïncident pas. Au problème de la relation entre la matière et l'esprit s'ajoute celui du rapport de la conscience individuelle à la conscience commune pour former le savoir objectif. Le point de vue monadique de chacun s'appuie sur un consensus, une définition commune des choses, une norme, pour expliquer et comprendre. Une activité artistique communicable réinvestit la synthèse de l'expérience personnelle et du savoir commun. Mais encore l'œuvre d'art réintroduit la conscience subjective d'objet dans le domaine de son savoir partagé. L'art récupère du réel plus que n'en évoque l'objet et lui confère un sens autre qu'objectif. Il jette une lumière nouvelle sur l'objet et ajoute à sa conception ordinaire de la complexité. L'art n'éclaircit pas son objet comme la logique clarifie la pensée mais donne de la clairvoyance. L'exposition du point de vue individuel repose sur un certain travail d'objectivation ; dans l'acte créateur, la conscience propre se réalise dans sa cohérence. En postulant la motivation du désir d'affirmer sa liberté propre en terme d'exception -de présenter la forme d'une identité extérieure au tout dont elle est partie-, l'œuvre d'art prend le caractère de la sublimation, du passage de l'inconscient au conscient. La question est de savoir si à la fonction gnoséologique de l'art correspond une valeur éthique, si la création artistique n'intègre pas l'individualité dans l'éthique, son insubstituabilité dans le plan de la morale. Précisément le comique, relevant de la question générale de l'art, est-il à même de conserver un juste équilibre entre la liberté d'expression et le consensus? "

L.L.D.M. : " Oui, il y a une chose très jolie, là, je te l'avais déjà dit : l'art n'éclaircit pas son objet comme la logique clarifie la pensée mais donne de la clairvoyance". On voit assez bien que la question de l'intelligibilité immédiate est écartée parce qu'on trouve dans l'expérience artistique quelque chose d'infiniment plus profitable, renvoyant le sujet à sa complexité ; c'est elle seule, structurellement, qui peut le rendre à lui-même et à sa responsabilité. Tu fais plusieurs fois le lien entre cet acte très fort d'individuation qu'est l'expérience artistique et l'expérience comique… Ce que j'aimerais savoir, c'est comment ça te semble aussi limpide, le lien entre une activité qui porte en elle son grand écart du contrat social, l'activité artistique, et celle qui y très impliquée, et qui doit sans cesse composer avec l'intelligibilité… Quels seraient les dénominateurs communs selon toi entre ces deux activités quand on voit l'irréductibilité de l'une, et l'inextricabilité de l'autre au monde des échanges communautaires? "

R.E. : " Disons que c'est une définition de l'art qui est très générale ; il faut bien voir que moi je concilie déjà deux contextes, une réflexion sur l'art, telle qu'elle a été énoncée pour Rotative (n.d.l.r. : cadre événementiel du colloque, dans l'enceinte du S.E.P.A., comprenant de nombreuses manifestations artistiques), l'individu et la communauté, et puis une réflexion sur le comique qui engageait les mêmes membres. Maintenant j'entends part " Art " pas strictement l'art plastique, j'entends toute forme de manifestation qui participe de l'art au sens où, je l'ai dit à un moment donné, la poésie consiste à faire être le non-être, l'art consiste à faire en sorte que cette pratique ait lieu dans un consensus. Elle a lieu a partir du moment où elle reste intelligible, la poésie est un peu en-deçà de ça, elle peut être moins intelligible… Bon, c'est des définitions que j'affine, si tu veux. Et dans cette généralisation de la notion d'art, je renvoie à la citation de Nietzsche, que j'ai proposé dans une des question, quand il disait " L'art nous délivre de la vérité ". Au sens où, si tu veux, une vérité peut être considérée comme une totalité, avoir une empreinte métaphysique utilitaire, scientifique… Quand Nietzsche dit aussi que la méthode scientifique a vaincu la science elle-même, d'une certaine façon ; si je veux retrouver l'individu et la notion de raison élargie, je prends aussi une notion assez large d'art, qui permette ce débordement, qui l'autorise. "

L.L.D.M. : " Mais l'expérience comique ne peut tout de même pas tenter l'aventure avec la même solitude que l'expérience artistique, il y a quand même dans ces notions la persistance d'une rupture entre leurs possibles respectifs, elles sont vraiment disjointes dans leurs rapports avec l'intelligibilité, quel que soit ta redéfinition de l'art… "

R.E : " À la base, c'est la définition même de la raison qui est à revoir… c'est à dire que le comique apparaît comme une impertinence pour un modèle comique rigide. C'est une manière une fois encore de pouvoir parler de l'impertinence parce qu'il existe cette rigidité. Maintenant, elle existe pour être transgressée ; c'est comme ça que le point commun s'effectue pour moi, même s'il te semble abusif. Il s'agit de penser le modèle donné, par rapport à la façon dont d'autres modèles peuvent être élaborés. Comment la critique est possible, c'est le point de vue que je développe, elle est possible pour l'individu en tant qu'il est toujours dans l'impertinence ; mais en s'offrant à la pertinence, c'est cette dialectique là… Le point commun n'est visible qu'à partir du moment où on comprend la généralité de la problématique : je m'attends à des réactions, du fait que je fasse des amalgames entre la pratique artistique, que je récupère à des fins philosophiques et… enfin, c'est pour essayer de nommer une pratique. "

L.L.D.M. : " Oui, mais l'impertinence ne peut pas jaillir de la même extrême solitude qu'une toile de Pollock sans qu'elle s'y perde complètement, il y a des ruptures de nature aussi…L'activité artistique, aussi, ne perd rien si elle n'est pas une activité critique, enfin c'est pas un motif d'exclusion du champ de l'art si elle n'a rien à proposer que l'extrême isolement de sa genèse, tu vois ? "

R.E : " Je sais pas si la vision qu'on peut avoir de l'humour, du comique, est aussi heureuse… parce qu'il y a beaucoup de blagues qui échouent. (rires) Bon, je reprend…
Il faut, pour parler du comique, considérer l'impertinence qu'il représente et tenir compte et restituer cette impertinence à l'individualité qu'elle manifeste. Cette dernière apparaît comme un corps de chair et une causalité libre, un principe moteur agissant dans l'univers déterminé des corps mus. Avec cette approche objective, observable, du comportement, la contiguïté des phénomènes s'énonce sur le mode de la nécessité. L'exactitude des abduction, de l'évidence, n'est cependant que vraisemblable en ce qui concerne l'observation de l'homme, la psychologie, la sociologie. La diversité des faits n'est que dissoute par les lois. La recherche de la simplicité s'affronte à la multiplicité des occurrences. A partir de la cohérence postulée des clichés d'aspects objectifs du comportement on ne peut établir un modèle d'anthropologie qu'approché. Inaliénable au fonctionnement de l'autre, l'identité du sujet libre et de l'individu déterminé adopte un style qui lui est propre. D'autres, la somme des individus qui reconnaissent en lui leur liberté, lui attribuent en retour la sphère inaliénable qui le distingue. On accorde sens à ses actes, on suppose une source qui déborde le moment de l'acte, on l'évalue. Les visées morales empruntent à la vie intersubjective et ne se limitent pas à la délibération formelle du sujet. L'explication doit se référer au contenu partagé du "on". Je ne dit rien qui n'ait de sens que pour moi. On ne découvre d'une personne que sa façon propre d'employer un langage commun et non les mots qu'elle seule connaît. Une signification, même inédite, requiert une base. Et l'exception qu'une personne représente doit pouvoir être identifiée. Un homme s'adresse à un autre : voilà une situation aux issues innombrables. La rencontre perpétue la personne et renouvelle les acquis. Chacun se taille un domaine, chacun trouve où placer sa dignité et comment obtenir le respect. Il a le droit d'être normal et exceptionnel, sans avoir besoin pour cela d'être endoctriné et marginalisé ; il doit pouvoir bénéficier du soutient et de l'attention des autres. Et je suis libre de livrer ma version propre du monde, de juger celle qu'on me propose, de me donner la vie autant que de la gagner. Oui ?"

L.L.D.M. : " Non, non, je pensais juste à un des passages d'Ecce Homo, de Nietzsche… Où il disait à peu près ça, essayez d'imaginer une pensée neuve, qui évoque des événement en dehors des possibilités usuelles, qui présente pour la première fois des propositions nouvelles, si elle est la première, alors elle devra emprunter un nouveau langage ; et forcément, on n'entendra rien de ce qu'elle raconte, et partout où on entendra rien, on aura l'illusion de croire qu'il n'y a rien. (ndlr : c'est très approximatif. Voir p.70, dans l'édition Denoël / Gonthier, collection Médiations)… C'est tout je "

R.E. : "Ça va dans mon sens… Je continue ?
L'anachorète ne vit pas seul mais avec l'ensemble du monde sur ses épaules. La personnalité relève de la conscience de soit par rapport à l'autre. Elle participe d'une dialectique interpersonnelle. Lorsque la liberté ne s'arrête plus qu'à la seule conscience de sa propre liberté elle devient angoisse et perte de la générosité. L'acte libre est sensé, il s'illustre aux yeux de chacun qui y reconnaît l'aspect de la liberté. Et, de même que les inventions progressent en s'incluant les unes les autres -et fusionnent pour former de nouvelles inventions- la particularité de chacun emprunte aux autres pour mieux les servir. Ce principe est nécessaire au renouvellement interne de toute communauté. Une société n'est pas une machine dont les pièces exécuteraient un mouvement répété, mais une somme animée. Toute information, même sénile ou juvénile, est sans cesse réactualisée. L'activité de chacun initie ce mouvement. Le sens commun va et vient entre chacun. Le sens est détenu par tous plutôt que personne ; chacun contribue, à plus ou moins long terme, à faire évoluer les conventions. La communauté, produit des divers individus, offre l'infini variété d'une unité vivante. La spontanéité de chacun l'anime. La spécificité de chacun, rompue à la communication par l'éducation et l'usage, devient créatrice - avec la possibilité de s'auto-déterminer parmi les autres, de s'en démarquer, de parvenir à majorité, à l'humanité. Une telle progression traduit le caractère projectif, sagittal, vectoriel, de l'intentionnalité dont l'accomplissement s'apparente à une procédure de production-capitalisation de signifiés et de signifiants. La complémentarité des savoirs, une connaissance accueillant une autre, réduit l'ignorance. Mais c'est une évolution partielle, un perfectionnement relatif qui renvoie au modèle préétabli de l'adulte. Le développement de la culture ne se limite pas à une entreprise d'acquisition. L'humanité ne résume pas l'affairement quotidien des hommes pour réaliser leurs intentions. L'homme incarne le sens avant d'en décider l'usage. Le mutisme, la démission, sont encore des signes interprétables. L'absence signale parfois un refus, l'incompétence une résistance. Le désir, la volonté, sont souvent à l'origine de l'impertinence lorsqu'elle n'est pas accidentelle. Les cas limite du comportement s'opposent à l'obéissance aveugle, ils ironisent sur la naïveté. Une attitude extrême témoigne du refus de l'aliénation volontaire. Contrastant avec l'usage ordinaire, l'impertinence laisse entrevoir une présence agissante derrière le désistement.
Il y a également une phénoménalité de la passivité dans le rapport à l'autre dont on peut tenter de rendre compte avec l'hypothèse d'un monologue intérieur, d'un semblant de dialogue internalisé. Dans ce cas, le corps propre est l'antidote de la schizophrénie et le cerveau le substrat de l'unité des réminiscences entre elles. Dans la liberté créatrice ce semblant de dialogue à lieu sans dissociation. Dans la réflexion pratique…
Pourquoi tu ris ? "

L.L.D.M. : " Non non, rien… Enfin, je repensais à une définition possible de la pratique artistique que j'en avais donné pour faire l'andouille… c'était faire de sa névrose, puiser dedans, l'instrument pour lutter contre la psychose généralisée. voilà. Rien du tout…"

R.E : " Hm. Moui. (…) Dans la réflexion pratique qui l'accompagne le sujet dialogue avec sa propre archéologie mnésique. D'autres diront que le sujet se croit libre parce qu'il ignore comment il est déterminé. Mais de telles déterminations ne suffisent pas à rendre compte ne serait-ce que du fait d'une telle affirmation. La conquête scientifique, la maîtrise de l'univers, sont optionnels. En plus de surmonter son ignorance, chacun veut témoigner de son individualité, de ses sentiments propres, et se faire comprendre. En cas de réussite, il se connaît mieux lui-même, il acquiert la conscience diffuse de l'identité reconnue par les autres. Son autonomie est relative à ce savoir de soi. L'animal politique attire l'attention sur lui, renouvelle ses apparitions publiques, informe les autres de ce qui le distingue.
Les signes matériels de son propre message s'inscrivent dans la culture, une fois celui-ci parvenu au rang de personnage public. Bientôt l'image de soi qui lui est renvoyée falsifie des régions de son comportement. La composition de son propre rôle contredit certains traits de sa spontanéité. Tout le monde est d'ailleurs une petite célébrité. L'archétype du caractère de chacun circule entre tous et chacun s'y rapporte à un moment ou un autre. L'identification de soi au modèle qui nous est propre reste, malheureusement ou non, toujours en défaut. Car la liberté précède la réalité, elle anticipe la connaissance, part à la découverte de ce qui la nie et se l'approprie en le recréant pour elle. La liberté se donne alors comme œuvre, recomposition d'existants, et communique son originalité. Mais cela uniquement si elle est déchiffrable selon des règles, si sa composition est intelligible, reconnaissable. Une anomalie radicale n'atteindrait même pas l'absurde. Il faut une dérégulation explicite, une exécution clairement déviante de la règle pour que la liberté soit reconnue. Elle invoque la raison -toutes les raisons- pour être partagée. L'échange est le terrain réel de la raison, son universalité s'y applique à fédérer l'infinité des cas. La cohérence des interventions publiques nécessite un engagement, une participation, une soumission. Ou bien cela passe pour un suicide social, une profanation égoïste. Indifférence et hermétisme portent outrage, sont bannis. Au contraire, la personnalité reste populaire en s'intéressant à chacun, le candidat s'intéresse aux humeurs de ses électeurs potentiels. Mais à moins de posséder génie et chance, l'amour de tous s'obtient par ruse et manipulation. La pérennisation de la popularité dépend en fait d'un reniement de la personne, du Je en synergie avec le Tu, pour devenir Il. La personnalité est le fruit d'un travestissement de la personne. L'insincérité s'y reconnaît parce qu'elle est d'emblée toujours supposée, adamique. Toutefois, même brouillés, des indices nous reconduisent à la personne, aux actes constitutifs de son ouvrage. Une éducation identique pour tous n'implique pas un discours commun à tous. Auquel cas l'enseignement serait le même depuis toujours, il n'y en aurait pas. Le savoir procède de la recherche et de la participation de membres distincts. La traversée du temps par les civilisations à bénéficié du relais des meneurs et des suiveurs. Elle combine les inégalités, les nivelle dans le savoir, sans jamais se figer dans l'homogénéité...

Bon, là je vais me répéter un peu, mais il faut que je prenne parti ; on pourra pas m'accuser d'essayer de noyer le poisson.

Le phénomène individuant est décrit en termes d'anomalie. Il s'agit d'une rupture, d'un dérèglement, tant dans l'ordre des faits que des raisons, par rapport à un modèle normatif (théorique ou pratique). L' anomalie a pour effet sur l'observateur de lui faire reconnaître l'individu comme surgissant sur l'arrière-fond d'un monde pré-défini et monotone. L'impertinence est cette anomalie agissante initiée par l'individu lui-même (dont on reconnaît la libre causalité). L'anomalie est à l'impertinence ce que l'œuvre est à l'acte qui l'a produit. Ils convergent vers une source commune, l'individu, et constituent les stades de l'effectuation de sa liberté. La liberté n'est pas seulement limitée par une totalité (structure coercitive conventionnelle ou naturelle) mais conditionnée par la valeur insubstituable de chaque individu.
La liberté individuelle est à son tour décrite en termes de transformations, modifications des déterminations données par une cause librement déterminée, l'acte créateur. Au contraire, l'adhérence aux déterminations données est signe d'une adhésion aveugle de l'individu à la totalité dont il est partie. En réfléchissant sur le sesn des attributs comiques, il faut considérer la réalisation de l'individu selon les différents moments de la libération de son individualité. Il est possible de remonter à lui à partir d''ne lecture rationnelle du produit de ses actes et de son empreinte sur le modèle logique. L'absurde, le non-sens, l'abus d'usage, l'impertinence ou l'inconvenance, expriment le comique. Une rupture de modèle systématique ouvre une fenêtre dans la norme sur l'acte qui la pose sans cesse. La constatation de cette rupture, de cet obstacle, engendre à son tour une nouvelle norme (comme les figures de rhétorique par rapport à la grammaire). La norme ultime serait la norme pratique qui permettrait d'évaluer l'art, c'est à dire de décider de sa valeur éthique. C'est la réponse que réclame une question telle que : peut-on rire de tout ? En expliquant ce qu'est le comique, il faudrait pouvoir thématiser le rapport de la pratique spontanée des individus à la norme, au consensus et aux institutions. Il apparaît que toute communication dépend nécessairement de systèmes préexistants qu'elle recrée et transforme. La totalité n'est pas un frein à la créativité mais sa forme. Une telle ambivalence indique le caractère de la lutte des contre-pouvoirs (individuels avec l'art, le comique, collectifs avec les médias).
Toute critique, toute impertinence dressée contre la norme découvre sa dimension normative. L'ignorer peut engendrer de nouvelles formes totalisantes et totalitaires, comme celle que revêt l'Idiotie moderne.


VIRGINIE : " Bon, j'aurais aimé connaître l'orientation du colloque, parce que ça, ça me semble une réflexion très intéressante sur l'homme en général… "

L.L.D.M. : " Le premier texte avait une forme assez polémique, enfin, il me ressemblait, et entrait tout de suite dans le vif d'un sujet supposé d'une certaine manière avoir déjà été appréhendé par tous ceux qui étaient là ; la figure que j'essayais de dessiner, celle de l'Idiot moderne, disons que les éléments que j'apportais pour l'évoquer n'étaient a priori étrangers à personne, enfin je crois. Disons que d'une façon plus posée, plus retenue, Raphaël tente - je crois - de donner ici toutes les prémisses qui rendaient possible, nécessaire, l'existence d'un tel débat… Raphaël, avec une grande précision, s'attache à ne pas se tenir à la seule idée que ces prémisses soient acquises, au contraire, sa façon de revenir sur ces idées générales montre plutôt qu'il vaut mieux les définir, les redéfinir encore. Il va tracer un peu l'ontologie de tous les objets manipulés dans le premier texte. Mais bon, le texte de Raphaël présente finalement les mêmes enjeux que le miens, c'est-à-dire l'urgence pour chacun de rompre avec cette mort lente qui peu à peu gagne tous les terrains, le terrain artistique aussi, rompre avec l'usage commun qui est fait de certains mots d'ordre linguistiques ; en gros, si on peut toujours s'attendre à ce que les méthodes les plus simples et les plus efficaces soient choisies au détriment des plus enrichissantes ou aventureuses pour vivre au quotidien, on est toujours surpris que ces options contaminent aussi le terrain des plus grandes expériences, c'est-à-dire le terrain artistique, littéraire et intellectuel. Ce colloque, c'est un peu souligner le fait que même dans les activités humaines qui jusqu'ici étaient les marques les plus fortes de l'effectuation du sujet on retrouvait cet abandon, ce désaveu de tout ce qui en faisait jusqu'ici la richesse et la générosité, et puis aussi - comme si c'était devenu dégoûtant ou hors d'âge - du goût pour la singularité ; et ce ne sont pas les interventions de la dernière fois, cette incroyable hostilité à toute tentative de théorie - "oui, pourquoi un colloque", "pourquoi encore du discours", "pourquoi on dit au lieu de faire", "et on est mieux au chaud à penser tout seul", enfin ce genre de déclarations à la pelle - c'est pas cette hostilité là qui nous contredira…Donc le texte de Raphaël n'est pas du tout déconnecté du premier, au contraire, mais il assagit un peu le caractère politique du premier colloque. Et puis on a pu se rendre compte la dernière fois qu'on agite pas mal de notions, de concepts, d'idées qu'on croit vraiment bien partagées, et puis les quiproquos pleuvent ; ça nous fait pas de mal de réévaluer cette certitude, de recadrer un peu sur l'entendement philosophique de certaines acceptions. Même sur les prémisses, il y lieu à des discussions. (à R.E.) Je te trahis pas trop ? "

R.E : " Non, justement, ce que je voulais faire c'était répondre à deux questions par rapport au texte de Laurent, " comment l'Idiot moderne est-il possible ? ", et "que cherche l'Idiot moderne? ", enfin à quoi ça aboutit… Bon, j'ai replacé ça dans un contexte philosophique, de questionnement de la métaphysique. Si on s'interroge sur la métaphysique et sur les outils conceptuels qu'elle met en place, ce qu'on entends constamment : monsieur Leguennec est intervenu l'autre fois en faisant des distinctions très fortes entre pratique et théorie, quasiment l'application incarnée du dilemme, ici, entre des gens qui écrivent et des gens qui peignent, à mon avis on est pas sortis de l'auberge. Parce que ces distinctions là sont à penser et à partir du moment où elles induisent une certaine forme d'utilité - parce qu'elles sont efficaces ces pensées là - elles investissent les activités et les compartimentent. Ce que je ne veux pas imaginer, c'est que les individus soient l'outil, eux-mêmes, de cette compartimentation. Qu'ils finissent par se dire " voilà, moi je suis un manœuvre ", " moi je suis un patron ", je veux restituer un espace où n'existe pas cette hiérarchie, où cette scission qui est abstraite n'existe pas, fuir cette pensée qui se met à desservir la vie. C'est en ça que j'ai voulu placer les choses de façon un peu scolaire, parce qu'en reprenant ces acquis on reprends aussi les conditions de naissance des scissions dénoncées par Laurent posant la figure de l'Idiot moderne comme une faculté séparée à l'intérieur de l'individu, comme une dissociation. Ça rentre dans toute la problématique de la critique métaphysique… J'ai pensé à Foucault qui disait que connaître c'était asservir d'une certaine façon à une forme de savoir, j'ai pensé à Deleuze et ses critiques du corps-organe etc. "


L.L.D.M. : " Je crois que là où Raphaël a vraiment raison, c'est que la question de l'appartenance de chacun à cette figure se pose au même titre qu'une question morale, et c'est aussi que l'appartenance est à double sens, hein, la figure nous appartient tout autant que nous lui appartenons. L'édiction de commandements n'a de sens qu'en tant que nous sommes tous potentiellement meurtriers, et que c'est seulement à travers le choix qui nous est donné de nous plier ou pas à cet impératif que se dessine notre émancipation, et notre libre-arbitre. C'est-à-dire que s'il y a une aventure de la singularité dans le cadre très déterminé de l'expérience collective, c'est aussi celle de savoir choisir sa Loi et de lui donner du sens, de l'habiter pleinement, jamais de s'y abandonner comme si elle était hors de soi, et prête à l'emploi pour soi. Toute évidence la détruirait, et nous nous détruirions en elle. Pour le mystique, pour le névrosé de la stupéfaction, il n'y a pas d'aventure religieuse du tout, ça n'a rien à voir avec la responsabilité morale. S'il fait corps avec Dieu, si c'est sa vie, il n'a pas été transformé moralement par les dix commandements : il est stupéfié par le moyen, peut-être la forme même des tables comme une instruction supérieure, tout ça ne lui coûte rien ; de la même manière, ça n'est pas non plus coûteux, finalement, d'être meurtrier, truqueur, menteur… ça coûte beaucoup plus cher - et on aurait beaucoup de peine à définir ce que ça rapporte exactement en dehors du sentiment d'être en accord avec son désir, ce qui est quand même extraordinaire - d'être quelqu'un de droit, travaillant en quelque sorte pour son prochain, qui a choisi la Loi parce qu'elle lui semblait riche. Mais ça représente aussi l'aventure enivrante qui est de se constituer comme sujet. L'idiot moderne représente une des parts constituantes, je pense, de l'esprit humain, part que j'appelle celle du désaveu et de l'auto-exécration -je dis auto-exécration et pas haine du discours parce que en aucun cas je ne sépare les deux, le discours n'est ni un outils ni un instrument- et, comme le mystique que j'évoquais il croit que la Loi l'a choisi, a fait le choix à sa place, parce que lui aussi vise l'état séraphique. C'est Raphaël qui revient le plus là-dessus, l'idée que cette Idiotie moderne soit une des articulations de la pensée ; et rien n'est plus tentant que de s'y abandonner. Jean-Philippe Hautbois posait la question, la dernière fois : " finalement, est-ce que ça ne serait pas plus reposant d'accepter l'idée que le monde est dominé par l'Idiot moderne " ; et bien non. Et si c'était le cas, de cette forme de repos je ne veux pas entendre parler. Je préfère l'extrême violence qui m'est faite chaque jour que ce repos là. C'est un arrêt de mort. Raphaël évoque dans son texte l'entendement commun, c'est ce qui dans la langue française revient à cet arrêt de mort quand elle veut évoquer le plus grand dénominateur collectif à l'entendement : un lieu commun. C'est assez joli, effectivement, le seul lieu qui nous soit à tous commun, c'est effectivement la mort. Oui, dans la vie, il y aussi l'aménagement d'un lieu de mort ; c'est la fin du discours. C'est le lieu où l'on ne cherche plus à se rendre possible à ses pairs, mais à se retrouver en eux, le semblable parfait pour s'y éteindre. Ce repos-là, quel est son intérêt ? De lui ne se déduit aucune responsabilité, aucune idéation, aucune singularité. Aucune spontanéité non plus. Pas de prise de risque, moral ou autre. "

Audrey-Roch HOUSSOU : " Oui mais ce lieu commun, ça peut être un espace d'apaisement. Pour repartir après. "

R.E : " Oui… Moi j'avais une figure forte, c'est toujours bien pour discuter d'en avoir, je disais à Laurent : " mais est-ce que ton idiot ce n'est pas ce fameux type dans Shoah qui fait un signe en conduisant ses wagon vers Auschwitz ? " Il fait un signe badin, comme un homme dans n'importe quel véhicule qui fait coucou à la caméra, et qui est dans le repos d'une certaine façon… C'était discutable, cette, figure, évidemment elle est assez brutale, elle sort un peu du problème de l'Idiot moderne qui est un problème plus ténu dans l'utilisation du signe etc., mais je crois qu'elle sert bien à montrer les dérives de ce repos là ; un endormissement dans une mécanique qui a été instaurée, comme une mécanique métaphysique qui ferait dire " ben, c'est comme ça " ; Heidegger dit bien - je sais qu'en la matière c'est pas une référence - " oui, d'accord, il y a la forme, la matière, toutes les critiques artistiques, donc la critique de la naissance de l'individu, se font à partir de là, mais est-ce que c'est juste ? Est-ce qu'on ne s'abandonne pas, aussi, les yeux fermés, à un outil qui précède la pensée, en pensant la servir ? " et qui l'asservit plutôt. "

A.R.H : " Ce qui reste toujours dangereux c'est le moment où on veut juger qu'une personne est dans cet espace de repos un peu déviant… Qui va le faire, qui peut donner..? je sais pas. "

L.L.D.M. : " C'est la question qui a été trop posée la dernière fois : il est pas question de déterminer un objet hors de soi, mais comment savoir composer une responsabilité avec cette certitude que tout ça nous appartient . Ce colloque n'est pas appelé à désigner mon voisin comme crétin parce qu'il mate la téloche toute la journée, on s'en fout ! Le concept de l'Idiot moderne ne relève même pas de cet abandon là, le temps abandonné à la futilité, vraiment, on s'en fout ici ! Cette dénonciation, comme je l'ai écrit, si peu courageuse et si complaisante, est le passe-temps idéal de l'Idiot moderne ! L'abandon dont je parle est la soumission de cette attitude au même exercice critique que ce qui en vaut la peine, comme si les enjeux étaient les mêmes ; c'est-à-dire la grande confusion générale savamment entretenue.[…] "

[coupure de l'enregistrement]

R.E : " Ce qui peut stigmatiser l'Idiotie moderne, j'y participe, et je le veux, dans la mesure où on ne peut pas penser l'humour en étant rabat-joie ; si des gens prennent un plaisir à un endroit donné, il ne s'agit pas de dénoncer ce plaisir comme mauvais… Je dirais plutôt " ton plaisir est bon, mais jusqu'où tu peux le prendre ? et jusqu'où tu vas le faire payer aux autres ? Jusqu'où tu vas en payer les conséquences toi-même ? " etc. C'est très dur à penser en effet, parce que c'est toujours le risque d'apparaître à nouveau dogmatique. Les figures de Heidegger ou de Nietzsche que je convoque, c'est pas impunément, c'est des gens qui ont pensé à un extrême et qui - pas pour Nietzsche mais pour Heidegger - ont abouti à des conséquences qui n'étaient pas les bonnes. (rires du public) Ceci dit, c'est pas pour ça qu'il faut les jeter. Il faut savoir où est-ce que ça dérape, et savoir où est la limite de l'Idiotie moderne, parce qu'on ne peut pas faire confiance à un système. On peut se reposer sur un système, on peut en jouir, mais pas avoir une confiance aveugle. "

L.L.DM. : " Un des traits principaux de l'Idiotie moderne est justement cette confusion entre des moyens - des méthodes comme des supports de médiation - et le sens qui leur est supposé intrinsèque ; ne commettons pas la même erreur dans le cadre de ce colloque… On ne va pas congédier ici aussi les moyens habituels d'investigation par superstition à notre tour, mais congédions l'idolâtrie de ces moyens. On en a pas fini avec eux ; justement, l'Idiotie moderne vit l'apparition de ses moyens dans un cadre pulsionnel, la profusion et le rythme associé : aussitôt signalé, aussitôt consommé. Aucun usage, juste de la vérification qu'on est bien assis sur un trésor de moyens. Tendances, pulsions, moments artistiques, tout le terrain dégagé par le signe, et seulement lui. L'urgence des substitutions, il faut remplacer le signe en poussant le petit dernier… Alors qu'on a un temps infini devant nous. Il faut revaloriser ce temps infini pour travailler, et jouir aussi. Burroughs a peut-être découpé des livres dans les années soixante avec son pote Gysin, mais le cut-up n'est ni un moment d'histoire ni une pratique morte : c'est tout neuf, inexploré, sûrement pas encore adulte, ce n'est pas une petite méthode avec un sens fixe enfermé dans son moyen et basta. Ça peut alimenter encore la pratique littéraire, tout reste à faire, et mieux que du patrimoine nostalgique prêt-à-consommer. "

R.E. " C'est vrai qu'un des enjeux est aussi de montrer que ce qui apparaît comme nouveau ne l'est pas tant que ça. Théoriquement, notre réflexion doit aboutir sur la façon dont l'impertinence devient pertinente… On tombe sinon d'une critique à un nouveau dogme. Quand il dit que le cut-up c'est une nouveauté, c'est pas une nouveauté pour moi, c'est une façon de découpage dont procède la mémoire. Même si elle n'est pas aussi précise que le fait de découper dans un texte. Je ne crois pas qu'il y ait une nouveauté, mais il y a la lexicalisation des choses qui sont, qui font qu'on peut les désigner comme ayant été nouvelles. Les révolutionnaires d'hier sont les conservateurs d'aujourd'hui… "

A.R.H. : " La seule chose que je peux dire, surtout dans le texte de Laurent, c'est très dur de pouvoir rebondir, surtout en tant que public, parce que c'est déjà deux textes hyper lourds… il n'y a pas très longtemps j'ai lu les idées reçues de Flaubert, et je pensais que c'était un texte qui montrait directement à la rigueur… parce que je trouve qu'il y avait des choses qui sont encore assez pertinentes dans ce qu'il décrivait… "

R.E : " Dans ce texte de Flaubert, il faudrait pouvoir juger de ce qui était vraiment la dénonciation d'une idée reçue, en même temps c'est lui qui institutionnalise ça comme idée reçue. C'est ce travail là qui est un travail créatif ; il y a une contradiction, parce que c'est une idée reçue, et en même temps Flaubert écrit, même dans ce dictionnaire, c'est pas un recensement froid, c'est plein d'une certaine charge. C'est pas vraiment reçu, c'est une espèce de réactualisation des choses… ces idées qui ne sont pas reçues en disent plus qu'un repos. "

A.R.H : " La manière dont j'ai pris le texte de Laurent - moins le tiens comme il est beaucoup plus philosophique - c'est comme une sorte d'énervement encore vachement classique… sur la vision du monde. "

R.E. : " Mais qu'est-ce que c'est ? "

L.L.D.M.. : " Mais je ne peux pas être d'accord, si il y a une chose qui ne rentre pas dans le cadre du classicisme, de la pensée classique, c'est la pénétration de mon travail intellectuel par l'usage, la référence, à la découverte des camps de la mort! La nature même de ma pensée est habitée par cette certitude que c'est seulement à partir de là que je commence à travailler. C'est n'importe quoi d'imaginer une nature classique à mon projet, la figure humaine qui s'y dessine n'apparaît frontalement qu'après 1945, et comment moi je pourrais penser de la même manière que si je n'étais pas au courant ? Ou pire, que ça ne change ni la forme, ni la nature du discours ? C'était même une des questions principales du premier colloque, à savoir le changement radical d'eudémonisme après cette fracture… Que mon texte soit énervé, soit. C'est ma manière ; mais une fois encore, cet attachement crédule aux formes fixes est plutôt inquiétant… Alors le texte philosophe, il est repérable parce que c'est celui qui n'est pas énervé ? Son vocabulaire peut-être ?"

R.E. : " Mais ce que tu dénonces, enfin voilà le problème dans lequel on est : on ne peut pas dénoncer nos moyens autrement qu'en étant dans ces moyens-là. C'est ça l'enjeu de l'art, que j'essaye de décrire. "

L.L.D.M. : " Le colloque, parce que c'est semble-t-il on ne peut plus nécessaire, défend la prospective : qu'est-ce qu'il y a de plus prospectif que de se retrouver ici ? A partir du moment où la question est posée, pour chacun d'entre nous elle ne peut pas ne plus être posée, parce qu'on apprend pas à oublier. Il s'agit évidemment de recomposer une perspective pour sa propre vie. Pourquoi faut-il depuis le début, redéfinir sans cesse ce qu'est un colloque ? C'est incroyable, tout de même ! Je sais bien que c'est en gros un colloque qui tend à démontrer que plus personne ne s'intéresse aux colloques… Les moyens qu'on se donnent ici sont effectivement assez communs, colloque, débat, raison etc. et alors ? "
R.E : " Moi je suis d'accord pour reconnaître le problème que tu soulignes… Mais en même temps on ne peut pas répondre en donnant une ligne de conduite. C'est aussi ce que tu dénonçais tout-à l'heure. Pour l'instant c'est très formel… C'est un préambule. Je pense partir là-dessus pour un travail ailleurs ; ce que je viens de vous lire va me servir ensuite, évidemment. C'est ni plus ni moins l'introduction à tout ce que je veux faire. Il s'agit moins de donner une théorie qu'un guide pratique, c'est-à-dire : " comment articuler ça ? "… Il y a une façon de créer des modèles existentiels qui ne sont pas seulement des modèles théoriques; la rencontre, la participation… Moi je dois une grande part de mon apprentissage au hasard des rencontres. Il n'y a pas là de théorie : je ne me suis pas dit à un moment, " maintenant tu vas commencer à penser à partir de là ", mais il faut des gens qui se rencontrent, qui voient comment ils travaillent, qui se disent de quoi ils ont peur etc. C'est plutôt ça le but : on a peur de ça, on va parler de ça, on va continuer et on va se revoir..."

(long silence)

L.L.D.M. (apostrophant Bertrand Gauguet): " Oui, Bertrand, toi qui fait ta thèse sur les nouveaux supports de médiation, c'est une des questions principales des deux derniers jours, le rapport superstitieux au moyen… Si tu nous parlais de ça, toi qui a toujours le nez sur le web, tu pourrais illustrer tout ça de quelques modèles comportementaux que tu rencontres régulièrement, non ? Parce que moi je trouve que c'est étrangement un support qui fait peu parler de lui pour sa capacité à se représenter à lui-même, qui ne se pense pas beaucoup théoriquement…"

Bertrand GAUGUET : " Qu'est-ce que tu veux que je te dise, exactement ? "

L.L.D.M. : " Exactement, exactement... Il n'y a que toi pour le savoir! Mais j'aimerais bien… généralement, à l'apparition de chaque nouveau support de médiation, on assiste de la part de ceux qui peuvent y trouver une source de profit immédiat à son application à un modèle général déjà disponible, à la mainmise sur celui-ci, afin de le plier au modèle normatif, et de renforcer l'unicité et la solidité de ce modèle normatif. Il s'agit, en en faisant le vecteur des mêmes propositions, d'insister su sa spécificité uniquement comme moyen, ce qui le rend inoffensif… Ce qui ne le rend visible, appréhensible que comme signe, une fois de plus. Il faut toujours commencer par minimiser, rendre ridicule ou complètement auxiliaire le discours pour parvenir à ce travail économique… C'est vrai tout le temps, depuis le feuilletonnisme du XIXème, la radio utilisée par Goebbels, les contrats d'absorption d'AOL, tout ce qui ne donne à admirer que le média, comme s'il était déjà pensé, et que c'était livré avec… c'est aussi vrai du discours délirant de Bourges (n.d.l.r : pendant un moment, une confusion est faite par L.L.D.M. entre Bourges et Bouygues) sur le net, qui ne sait de toute évidence pas de quoi il parle - il n'a aucune idée de la nature réelle des échanges sur le net - mais il sait très bien à qui il parle ; et s'il aime tant cette courroie de transmission, c'est parce qu'elle est destinée à transmettre tôt ou tard ce qu'il imagine qu'elle transmet déjà… Il prétend que 80% du net est l'échange d'e-mails, et que les 20% qui restent c'est le commerce électronique. Bon : de toute évidence il voudrait le contraire. Mais il propose un modèle de régulation morale en feignant de savoir ce qu'est le net, tout en trahissant ce qu'il fantasme que ça devienne. Peu importe pour lui que la réalité ce soit les mailing list, les news group, les sites personnels, les banques de données, le hacking, et tout ce qui fait vraiment l'économie du discours tant que le web est encore underground (du moins en France)… Peu importe ; une rumeur finit par s'abîmer dans l'effectuation. Mais qui répond à ça ? C'est ce que j'aimerais t'entendre nous dire… Quand tu entends parler sur le net du village global, tu pouffes à juste titre en voyant une mythologie répondre à une mythologie… C'est encore un mysticisme à la Mac Luhan du média... On y relit la nullité opérationnelle des insurrections précédentes. J'aimerais t'entendre me parler de l'état de la théorie en ce moment, justement. Et les artistes par rapport à ça, aussi ; est-ce que eux ne sont pas en train de faire valoir le moyen et seulement lui, le mettant toujours en avant, en rognant sur ce que l'aventure artistique a permis intellectuellement jusqu'ici…"

B. G. : " Pour une frange d'artistes, oui, mais pour une autre pas du tout : il y a beaucoup d'artistes qui sont en train d'aller à contre-courant de toute la bonne pensée, qu'elle soit de Paul Virilio ou de Pierre Lévy, cette pensée unique, et qui en prennent le contre-pied, travaillent contre ça. Je pense là aux artistes hackers qui vont sur Internet prendre plein de rebuts et fabriquer des œuvres en langages informatiques, des œuvres qui plantent les ordinateurs qui se connectent dessus, mais aussi tous ceux qui dénoncent la façon dont l'information est contrôlée sur Internet, c'est un des enjeux majeurs de l'art sur Internet… Je pense à des groupes d'artistes anglais comme Mongrel ou Heath Bunting qui travaillent à faire des pseudo moteurs de recherche et qui nous amènent à réfléchir sur la façon dont est distribuée, est gérée l'information sur Internet. Je ne sais pas si je réponds vraiment à ta question… "

L.L.D.M. : " Oui et non ; d'une certaine manière on retrouve la fonction critique de l'art, mais on la retrouve en tant qu'elle est liée ce que Raphaël y débusque, l'impertinence, mais sa fonction théorique je ne sais pas… Et pour ce qui est de l'individuation dans l'expérience artistique, la richesse propre à la production des œuvres, enfin je ne suis pas sûr qu'il en reste grand-chose ; ce que tu me décris est évidemment intéressant, mais ça évoque plutôt de l'activisme politique, du manifeste, que l'expérience esthétique. Comme si l'envahissement du champ par le moyen canalisait effectivement toutes les activités, obédientes ou insurrectionnelles. C'est pas qu'il y ait de la légèreté dans l'atelier, mais… ce n'est pas avec la même disponibilité pour la production des œuvres que tout ça naît… tu vois ? Parce que dans un cas il y a un assujettissement complet au moyen, et bon, il n'y a pas d'art du tout, soit il y a assujettissement à l'impératif politique… Est-ce que quelque chose n'a pas été perdu en cours de route ? L'expérience artistique n'a pas à être intelligible forcément, elle peut l'être, mais ce n'est qu'une polarité. Hors ici, il y a comme un devoir d'intelligibilité curieux. Elle peut aussi être activiste, mais là encore, ce n'est qu'une polarité, ça ne devrait pas être un mot d'ordre.. Est-ce que le média n'a pas monopolisé toute cette activité, au point d'obscurcir l'extraordinaire expérience de la singularité que propose la pratique artistique ?"

A.R.H : " Oui mais c'en est quand même une polarité.. "

L.L.D.M. : " Oui, mais c'en est une structurelle, fonctionnelle ; ce n'est pas une propriété factuelle, qui s'effectue dans l'expressivité. On peut faire pour n'importe quel mobile des œuvres d'art, mais la pratique artistique, je parle vraiment de sa nature, tu comprends, est insurrectionnelle, subversive. Elle n'a pas pour autant le devoir de distribuer de la subversion. "

VIRGINIE : " Ce que tu laissais entendre tout à l'heure, c'est que l'art a toujours eu une fonction critique, s'est toujours effectué à travers la critique… c'est pas forcément le cas."

L.L.D.M. : " Non, je n'ai pas du tout laissé entendre ça, j'ai bien insisté - mais il y a ambiguïté sur le mot " fonction ", ici - j'ai bien insisté au contraire pour souligner que sur le web ne ressurgit plus que cette simple possibilité pour s'opposer à la gadgetocratie… Mais ce n'est pas du tout la même chose une composante fonctionnelle critique, et faire la critique de quelque chose. Là encore, c'est une affaire d'intelligibilité immédiate qui n'a rien à faire avec l'art. "

B.G : " C'est le seul moyen pour le moment que les artistes ont trouvé pour lutter contre cette unité de discours dont tu parlais à l'instant. Il ne faut pas généraliser, il y a des tonnes de pratique différentes sur le web, mais cette pratique me semble pertinente aujourd'hui, dans ce contexte. Maintenant, avec du temps, je ne sais pas si rétrospectivement, dans cinq ans, on pourra tenir le même discours."

L.L.D.M. : " Tu comprends bien que d'une certaine manière, on vit un peu un regressus historique qui nous conduit aux artistes du début du siècle écrivant des manifestes pour lutter contre l'art bourgeois. "

B.G. : " Je ne sais pas si c'est une régression, parce qu'elle est déportée sur un autre espace. C'est plus vraiment contre une bourgeoisie…Je crois qu'on se bat sur un autre espace, qu'il y a d'autres combats qui sont menés."

L.L.D.M. : " A mon avis ce n'est qu'un détail ; je voulais juste dire que l'émancipation gagnée avec beaucoup de peine, émancipation dont nous héritions, pour faire ce métier, semble être rognée. Les problématiques posées ici pour les artistes vont à l'encontre de ce gain, je crois. C'est comme s'il fallait tout reprendre depuis le début… on se retrouve à devoir régler des problèmes que l'on croyait réglés depuis longtemps. Voilà à quoi peut conduire l'obsession du moyen : c'est comme si l'apparition de chaque nouveau support de médiation devait faire bégayer la préhistoire de l'expérience artistique. On patine en boucle."

B.G. : " Oui mais ce travail est peut-être nécessaire… quand les artistes se mettent à travailler sur ce nouvel espace, en fait il y a peut-être les mêmes schémas sociaux, intellectuels, qui apparaissent et c'est peut-être un travail nécessaire pour qu'ensuite les artistes puissent s'en libérer… "

R.E. (s'adressant à Virginie) : " Justement, pour en revenir à ce que tu disais, tu avais l'être d'être choquée par le fait qu'une pratique artistique soit critique.. "

VIRGINIE : " Non, je ne suis pas du tout choquée par rapport à ça, mais j'avais cru comprendre que pour toi l'art se résumait à ça, mais j'avais sans doute mal compris ce que tu voulais dire… Mais là c'est clair."

Benoît DELAUNE : " Moi il y a un truc qui m'emmerde dans ce que tu dis, c'est quand tu parles de regressus ; ça veut dire que tu supposes tout ça en termes de progrès. Quand tu as parlé des manifestes du début du siècle, la révolte contre un certain ordre bourgeois, là tu t'inscrivais dans une perspective moderne et il y a quelque chose qui me semble un peu bizarre… "

L.L.D.M. : " Attention Benoît, ne superpose pas dans ma bouche les œuvres aux conditions qui les ont vu naître ; j'évoquais ces conditions, et je m'effrayais de la perte terrible de temps à ressasser des circonstances de création. Je ne relègue pas les œuvres du début du siècle au placard des manifestations politiques, nombre d'entre elles n'en portent pas les traces placardées… je disais qu'un ensemble d'artistes acculé à revivre les mêmes conditions de création ne peut pas jouir pleinement de ce que suppose aujourd'hui, après pas mal de métamorphoses historiques du discours de et sur l'art, la pratique artistique ; et ces conditions de création évoquées sont celles qui ont rendu historiquement possibles, entre autre choses, les conditions de l'émancipation des productions artistiques. Alors on se coupe de ce que ces luttes ont rendu possible en les revivant en ligne continue. Il ne s'agit vraiment pas de négliger les manifestes, de négliger les œuvres qui en sont sorties, d'accord ? Je ne crois effectivement pas que les œuvres Dada se placent dans un problème progressif par rapport aux œuvres contemporaines qu'elles soient de Deacon, de Beuys, ou encore de Richter ou de Polke, etc."

B.G. : " Tout ça est peut-être exclusivement lié à la période pionnière que l'on vit par rapport au web. Ça peut durer cinq, six ans, dans notre histoire c'est rien, et ensuite on va passer à complètement autre chose, je crois. "

L.L.D.M. : " Oui mais les périodes pionnières que l'on a connu extériorisaient assez leurs moyen pour s'encombrer d'un appareil théorique pour le penser ; ici, le nez est collé dessus… depuis la Renaissance, on voit apparaître des appareils théoriques très forts qui pensent les moyens et la situation de production. C'est un impératif qui dépasse largement la production elle-même et l'engouement public. C'est vrai jusque dans les années soixante, soixante-dix. Mais le web se pense-t-il ? Tout se passe comme s'il y avait une mélancolie de la théorie. "

B.D. : " Il y a pas vraiment une contradiction, mais dans ton discours il y a des aspects ou tu es résolument moderne dans le sens où tu induis l'idée de progrès en art et "

L.L.D.M. : " Non, pas de progrès ! "

B.D. : " …l'idée d'émancipation, et en même temps, ce que tu viens de dire, c'est plutôt un discours qui serait de l'ordre du post-moderne, à mon sens. Sachant que bien évidemment, moderne et post-moderne ne sont pas des termes qui s'opposent totalement, là n'est pas la question. Mais là il y a une zone d'ombre, je trouve, dans tes propos. "

L.L.D.M. : " Je comprends mal… "

R.E. : " J'ai l'impression que là où ça achoppe… Je voudrais juste dire que la fonction critique ou la notion de progrès, c'est pas un devoir être, c'est pas quelque chose qui doit être fait à tout prix, ce serait plutôt dégager quelque chose de fondamental dans l'acte artistique qui peut être respecté comme tel. Il s'agit pas d'initier, d'être post-moderne ou moderne mais de comprendre de toute éternité quelle genre de critique représente le fait de créer. C'est à dire que ce n'est pas historique, c'est dans les moyens mêmes de la production artistique. "

VIRGINIE : " Tu disais tout à l'heure dans ton texte si j'ai bien compris que, de toute façon, y'a de la créativité même dans le respect de la tradition, forcément par la synthèse que chaque individu en fait, il y a de la créativité sans forcément contrôle réflexif et critique. Pour moi il y a une contradiction… "

R.E. : " Non, il n'y a pas de contradiction, c'est pas un devoir d'être critique… c'est le fait qui est critique : c'est-à-dire que celui qui emploie la langue, comme j'essaie de le faire, de manière très classique, n'est pas pour autant quelqu'un qui disparaît derrière sa langue, mais quelqu'un qui, dans cet emploi classique, est lui-même critique en tant qu'il la dépasse constamment, qu'il la réactualise etc. Comme tout à l'heure j'entendais " T'as tort de faire de la théorie, t'as tort de critiquer "… Il faut savoir que c'est une composante intégrée à la créativité même. C'est la notion critique, mais pas celle donnée institutionnalisée… "

VIRGINIE : " Critique pour moi, c'est vraiment le contrôle réflexif de la pratique. "

R.E. " Non, non ! Moi l'idée qui m'était venue quand Leguennec avait réagi (n.d.l.r. : voir compte-rendu de la première session), c'est que tous les peintres que j'ai connus discutaient, parlaient seuls, parlaient autour d'eux de leur peinture, parlaient avec des amis, donc ils étaient toujours dans une critique et dans une théorie, et que c'était pas vrai de dire que ceux qui pratiquaient n'étaient pas dans la théorie, et à l'inverse pour les écrivains qui ne sont pas uniquement en train de théoriser mais qui fabriquent un objet… Bon, attends, Guénaël, moi j'aimerais bien que tu me dises pourquoi tu réagissais comme ça quand Laurent parlait de la solitude…Du problème que te posait cette question d'individu…"

Guénaël HAUTBOIS : " Non je m'étonnais de ce que disait Laurent, il avait l'air d'insister sur le fait qu'un artiste travaillait solitairement. Alors que… Je voudrais que tu m'explique pourquoi. Pourquoi cette condition nécessaire?"

L.L.D.M. : " Mais là encore il y a confusion ; c'est pas une question de condition, mais de nature du travail. On rejoint le quiproquo sur la critique, cette confusion entre le causal et l'effet, l'usage… Il faut pas superposer le moment d'atelier, et le moment d'exhibition. Ils sont liés dans la vie d'une œuvre, mais ça marque des temps très différents, de nature très différente de cette vie. J'aurais pu parler aussi du moment où j'écris dans la plus grande solitude un texte en pleine boîte de nuit, le panorama, les signes manifestes de la foule ne corrompent pas la nature solitaire de l'acte. C'est le moment le plus fort de l'effectuation du sujet, et c'est pour ça qu'il est toujours critique. "

VIRGINIE : " Mais ça c'est récent cette idée! "

L.L.D.M. : " Mais pas du tout ! Le Greco, Fra Angelico, voilà des œuvres d'une incroyable solitude ! Quand Didi-Huberman parle de l'aventure visible et visuelle d'une œuvre, il décode en fait les signes destinés au secret - et issus du secret de la solitude - et les signes publics, ceux qu'on va tous reconnaître pour nôtre, historiques, anecdotiques etc. "

Virginie : " Mais non, tout ça c'est tellement récent, cette notion… "

L.L.D.M. : " Mais c'est faux ! C'est on ne peut plus faux ! Par exemple, ces signes manifestes, qui précèdent l'œuvre, ne participent pas à sa création… L'exemple de la cellule monacale aménagée par Fra Angelico, à San Marco - toujours Didi-Huberman - est excellent ! Il montre clairement des parti-pris de Fra Angelico, des parti-pris solitaires, né du complot de la solitude contre tout ce qui la réduit : le blanc qui écrase l'Annonciation, le fond, la lumière parasite de San Marco qui joue la source, ça c'est une critique solitaire très efficace des procédés de magnification à la dorure de son siècle. C'est l'aventure de son expérience visuelle , et de tout ce qui en découlera ; il sait que là, dans ce choix remarquable, qui peut passer inaperçu à ses commanditaires - il l'a honorée cette commande, l'Annnonciation est bien une Annonciation, tout va bien, il n'a même pas rompu avec l'usage de la représentation - il y a de la place pour le sujet, sa solitude, son effectuation. Il faut bien comprendre que faire ça, plutôt qu'autre chose, c'est l'essence de la critique… Si Socrate pensait que Parrhasios, le peintre, était comme tous les peintres un sophiste du visible, c'est parce que la naissance de la beauté, dans les hybridations anti-naturelles de la peinture, les beaux monstres composites vénériens, et bien il en avait très bien vu le côté critique, lui. Et aussi, quand il introduit, peinte, sa pute adorée dans la vie publique, il y distille sa sphère privée, la poursuite de son expérience érotique, qu'aucun de ses commanditaires ne saura voir, bien sûr. Bon tout ça montre bien que c'est loin d'être nouveau, la part solitaire et la part critique de l'expérience artistique."

VIRGINIE : " L'interprétation qu'on en fait, en tant qu'expression de l'individualité, elle est tout àfait récente. "

L.L.D.M. : " Évidemment, mais quelle connerie aussi! Mais je n'ai jamais parlé de cette connerie, "l'expression de l'individualité". Je parlais pas d'expression du tout, je parlais de l'effectuation du sujet ! C'est la différence que marquait Raphaël entre un acte critique et un acte qui critique… Il y a effectivement une nature critique au cœur de toute activité artistique. Mais il y a aussi un acte de critique, ce dont je parlais avec Bertrand, c'est-à-dire une pratique qui se politise, et qui commence à exprimer en espérant l'entendement commun ses points de vue, ses parti pris sur la sphère sociale, politique etc. C'est complètement différent. "

R.E. : " C'est ce que je disais… On thématise l'individu de manière beaucoup plus facile à l'heure actuelle, ça c'est nouveau, mais la problématique qui est thématisée n'est pas nouvelle : le fait de théoriser ou de thématiser quelque chose n'indique pas que cette chose n'était pas là avant. "

VIRGINIE : " Simplement, quand tu n'as pas les mots pour dire les choses, et bien t'as du mal à les penser. "

R.E. : " Pas évident, non ; pas évident… on en parlait hier avec Laurent, on évoquait Descartes, et je rappelais, bon, Descartes, découverte du cogito, etc. Ce qu'il y a de nouveau chez Descartes, c'est pas que le cogito ait été découvert - comme si les hommes avaient vécu avant dans l'ignorance de leur ego - c'est qu'il a les moyens d'en parler. Ce qu'on découvre aussi c'est qu'en changeant de vocabulaire et en faisant comme Descartes, en se forgeant des outils conceptuels abstraits plus faciles pour décrire un univers mental, on perd aussi des attributs qu'on avait en le décrivant en d'autres termes ; c'est à dire qu'il est tout à fait intéressant comme vient de le faire Laurent d'essayer de comprendre comment s'exprime par d'autres termes une même expérience. Un jeu auquel je me donne en philosophie, c'est d'essayer de remplacer le terme de Dieu qui apparaît constamment dans la philosophie occidentale par d'autres termes ; à partir du moment où c'est plus tellement à l'ordre du jour de dire Dieu. Alors il va falloir mettre d'autres choses, on pourra choisir le matérialisme historique, des tas de concepts différents, mais il est clair que si on le fait on rentre dans autre chose. Donc on perd les attributs de pensée précédents. Il s'agit en fait de conserver l'ensemble, de les synthétiser… "

L.L.D.M. : " Vous me reprochiez tout à l'heure la forme trans-historique de ma pensée, d'insister trop sur les notions de modernité… Il ne s'agit pas de parler d'évolution, cette notion m'est complètement étrangère. Il y a juste un moment à partir duquel on passe de l'intuition géniale à la transformation de cette intuition géniale en objet utilisable qui prend toute sa valeur d'outil théorique quand il s'inscrit dans un panorama intellectuel qui rende ça possible, utilisable. Démocrite est plus un découvreur de métaphore, hein, que d'une vision atomique de la matière ; c'est plus le reflet d'une certaine conception cosmogonique, théologique du monde, qu'une vraie remodélisation des sciences exactes… Mais peu importe à vrai dire. Cette idée micro corpusculaire de la matière, un peu comme les systèmes post ptolémaïques qui sont tout près d'une certaine vérité cosmique, tout ça qui relève de l'intuition géniale ne prend vraiment sa forme d'instrument théorique qu'à partir du moment où le terrain conceptuel et intellectuel est disponible pour la transformer… Pour Descartes, bien, qu'à mon sens le cogito ait été énoncé par Avicennes, et bien, c'est peut-être tout simplement le moment où jamais pour que ça prenne du sens. C'est ça, la circonstantialité historique… Question d'appareillage. Quand je parle de regressus en évoquant les premiers manifestes, c'est comme si on revenait au stade de l'intuition géniale alors qu'on bénéfice depuis longtemps des effets de leur transformation ; ça c'est terrible, c'est une amnésie volontaire. Où un nouveau mythe de l'âge d'or, d'une certaine manière, une certaine émancipation étant acquise, il ne s'agit plus de patiner interminablement sur son origine… "

R.E. : " Attends, juste une petite correction : tu parlais de Démocrite, ce n'est pas que le reflet hein de… c'est un autre reflet qui, en ces termes, d'autre, introduit l'altérité, et donc l'individualité. C'est la version du monde qui lui donne corps à nouveau, si tu veux… On ne dit pas tout le temps les mêmes choses avec d'autres termes, ça c'est pas vrai. L'intérêt de ce colloque c'est ça, à travers l'affrontement à notre propre vocabulaire, on ne se contente pas de redire des choses qui ont été dites autrement, on ouvre un champ des possibles, avec - on ne peut pas l'ignorer - l'investissement de chacun des partenaires. C'est l'aventure historique du savoir. " (fin de la bande)


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