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( VIRGINIE, qui n'était
pas là la fois précédente et n'a pas pris connaissance
de la nature de notre objet, demande une définition de l'Idiot moderne.
Raphaël Edelman et L.L.D.M. répondent, brièvement. Elle achoppe
tout particulièrement sur le terme de " Moderne ")
L.L.D.M. : " Oui
Il y a peut-être une certaine ironie,
dans le choix de ce qualificatif pour l'Idiot
Enfin, je le renvoie comme
ça à des attributs qu'il s'octroie
C'est plutôt incongru
pour toi, je vois, de le voir là, plutôt que " contemporain
"
C'est ça ? Mais contemporain n'évoquerait que son
actualité, et c'est pas suffisant, ça marcherait aussi dans sa
combine
Parce que l'Idiot, lui, dont je parle, il s'impatronise idiot,
il en a voulu l'éclat
et puis il se dit en fait post-moderne, tu
vois ; c'est à dire ayant franchi une étape critique, il y a un
rapt qui est fait aussi de la notion de modernité, qui fait pleinement
partie de l'équipement de l'Idiot moderne. (ici, L.L.D.M. renvoie directement
à des passages du texte liminaire) . Et puis il y a aussi ce gigantesque
travail du rapt des mots eux-mêmes, ça compte beaucoup ça,
dans ses opérations magiques. On peut bousiller pas mal de travail comme
ça ; il suffit de voir comment la pub s'est accaparé le terme
" concept "
C'est pas rien, pourtant, un concept. En philo,
ça sert à autre chose qu'à habiller un paquet de nouille
de rouge plutôt que de bleu. Ben c'est un moyen, ce rapt, de priver pas
mal de métiers, de choix de vie, de leurs instruments.. Tu vois, cette
dégradation du mot concept à ce niveau d'insignifiance, mine de
rien, ça prive beaucoup de penseurs d'un de leurs outils, vraiment !
Enfin, ça répond un peu à ta question ?"
VIRGINIE. : " Mais ce qui se passe maintenant, c'est dans la continuité
logique de la modernité triomphante ; je ne vois pas de rupture du tout
c'est toujours l'avènement de la raison
"
R.E. : " Moui
Disons que moi je parle d'une raison élargie
C'est à dire que la raison en elle-même, elle est toujours à
définir, selon les métaphysiques, etc., ça évolue
Enfin, elle évolue
on peut croire aussi en l'évolution,
c'est tout aussi métaphysique ; mais je pense que l'avènement
de la raison maintenant, c'est l'avènement d'une certaine raison. Mon
but à moi c'est d'essayer de réhabiliter une raison qui va un
peu au-delà de la raison qu'on suppose à travers des métaphysiques
qui ont démontré leurs conséquences totalitarisantes et
totalitaires
"
L.L.D.M. : " Je crois que la question tournait surtout autour du
choix terminologique, c'est ça ? de la " modernité "
de notre idiot
Oui
. Mais on a une image favorable (là aussi
on pourrait discuter d'ailleurs) de la modernité mais au même prix
qu'on a une image plutôt favorable de la critique, voire une image encore
favorable du cynisme si c'est celui de Diogène
C'est l'ouverture,
c'est une opération politique, qui balaye des modèles théoriques
qui ne se regardent même plus. Mais faut pas oublier que ça bouge
autour, que toutes ces propositions qui sont généreuses, et ben
elles sont, disons, lexicalement avalées aussi, dans l'image flatteuse
que l'Idiot moderne veut donner de ses actes. Il a déjà avalé,
puisqu'il est, comme il dit, " revenu de tout ", la question de l'histoire,
celle de la modernité, celle de la critique post-moderne aussi. Alors
qu'en sous-main, c'est plutôt : " c'est pas vrai, hein, c'est du
second degré ", enfin
il voudrait qu'on déduise ce
qu'il ne veut et NE PEUT PAS dire, c'est qu'il est lui-même une figure
de la modernité triomphante. C'est un des pôles névrotiques
de l'Idiot, ça, de prendre d'une main ce qu'il donnait de l'autre, de
distribuer les rôles juste pour avoir le pouvoir de les changer. Lui attribuer
cette modernité, c'est vrai, c'est la lui lâcher, la lui concéder.
Mais je lui cède volontiers
dans l'état où il nous
la laisse on ne peut plus rien en faire. C'est vrai que la terreur dans tout
ça, c'est que c'est une machine qui marche très bien ; on porte
tous en nous cette tristesse infinie, aussi
il y a forcément, même
chez ceux pour qui l'articulation d'objets-à-penser complexes juste pour
le jeu, pour le plaisir, est d'un usage familier, un gros moment de souffrance
et d'abandon ; un moment où les plus fins se laissent aller à
aimer les dogmes de l'échange financier, à croire qui si ça
marche pas - si c'est pas immédiatement rentable - alors c'est rien,
ça n'existe pas, à croire dans la performance nécessaire
de l'idée, le petit commerce ; mais généralement on se
récrie, on se réveille secoué et bon, c'est fini. C'est
pour ça aussi que c'est une bonne idée d'intégrer cette
notion comme une composante de l'esprit humain, et pas comme une tendance ponctuelle
: pour y céder le moins possible, la gouverner."
R.E. : " Bon ? D'accord. Je vais maintenant proposer à tous
ma propre réflexion ; elle s'articule sur le comique, c'est à
dire que je prend le comique comme un angle d'approche objectif de la réalisation
de l'individu. J'ai choisi comme épigramme une citation de Nietzsche
dans Humains trop humains, je la lis : "L'absurdité d'une chose
n'est pas une raison contre son existence, c'en est plutôt une condition."
Disons que cette formule ramasse a priori la thèse qui est la mienne
; je voudrais à l'occasion profiter de ce que j'ai trouvé ce matin
dans un livre de Heidegger, dont Laurent a cité le nom dans son texte
mais évidemment à d'autres fins, et il est clair que si j'adhère
aux prémisses de la philosophie d'Heidegger, je n'adhère pas aux
conclusions
Il dit, pour éclairer cette épigramme, "la
distinction entre matière et forme sert même, et dans toute sa
variété, de chemin conceptuel par excellence pour toute théorie
de l'Art et toute esthétique. Cependant, ce fait indéniable ne
prouve ni que la distinction entre matière et forme soit suffisamment
fondée, ni qu'elle ressortisse originellement de la zone de l'Art et
de l'uvre d'art. De plus, le domaine où a cours ce double concept
dépasse largement et depuis longtemps celui de l'esthétique. Forme
et contenu, voilà bien des notions bonnes à tout, sous lesquelles
on loge à peu près n'importe quoi. Qu'avec ça on rattache
la forme au rationnel, et à l'irrationnel la matière, qu'on prenne
le rationnel comme le logique et l'irrationnel comme l'illogique, qu'on copule
finalement, le couple forme / matière avec le couple sujet / objet, et
la représentation disposera d'une mécanique conceptuelle à
laquelle rien ne saurait plus désormais résister". Voilà,
j'adhère à cette critique. Bon, maintenant je vais vous assommer
avec mon texte, hein, c'est ce qui est prévu :
L'impertinence comique est la
violation d'une règle, un faux-pas, un détraquement de l'ordre
attendu des choses. L'effet de surprise recommencé et inusable, l'hapax
comique, trahit la structure la plus habituelle qui soit connue. L'événement
comique constitue un fait individuel vivant. Il porte la marque de l'imprévisible,
d'une rupture avec la règle qu'il ponctue par du vivant. C'est l'autre
qui s'est avancé vers moi masqué, qui s'approche de moi sous mes
propres traits, m'emprunte mes mots, épouse mes humeurs et mes pensées
et les conduit vers lui, et qui nous aliénant à l'objectivité
nous mène au terrain propice à la surprise, à la farce.
Un lieu où le sens foisonne, où il persiste et se renouvelle,
où l'insensé devient visible et dénouable. Dans la farce
comme dans la devinette, l'inattendu est introduit et reconnu comme une impertinence,
une inconvenance ou une absurdité, un faux problème opposé
à nos attentes. Celui qui introduit un effet comique exerce une influence
dérégulante pour se faire connaître. Au lieu d'en rester
au bon sens d'une activité anonyme, il oppose sa fantaisie au sens commun,
comme Don Quichotte, inébranlable devant l'inaltérabilité
de l'évidence, même si l'on partage avec plaisir autour de lui
son délire. Le désir d'être une personne reconnue et influente
explique-il son obstination? Pourquoi alors, en voulant attirer l'attention
sur un point de vue qui diffère de la généralité,
Don Quichotte a t-il prêté à rire?
Des lieux différents, des milieux identifiables par leur cohérence,
sont le théâtre d'événements plus ou moins normaux.
L'imprévisibilité y a sa part mais à condition d'être
suffisamment intégrée à la mise en scène pour ne
pas nuire au déroulement normal de la représentation. L'improvisation,
même libre, doit se détacher d'un fond d'où l'on puisse
juger de l'improvisation suivant les modèles qu'elle emprunte. Elle est
créative. Le comique relève de procédures répertoriées,
respecte des figures dont il conserve et actualise les propriétés
amusantes. Il perpétue les plaisanteries réussies, les renouvelle
jusqu'à parfois renouveler le genre et prêter son nom à
de nouvelles formes d'humour. Or cette trajectoire est jalonnée d'embûches,
l'originalité ne va pas sans une certaine arrogance et sème plus
souvent le scandale qu'elle ne récolte l'éloge. Le comique, originairement,
se détache de la norme, de la nécessité des choses ou des
conventions linguistiques et comportementales, sans pour autant quitter leur
perspective. De la même façon, l'individu se distingue par son
originalité et reste identifiable par son intelligibilité, il
n'acquiert son autonomie qu'à partir d'une hétéronomie
fondamentale, son appartenance à une espèce et à une ou
plusieurs familles. Il s'affirme contre la loi, en vertu de la loi, sous peine
autrement de pas être entendu. Quel est donc ce système auquel
l'individu ne saurait se soustraire sans se nier?
On reconnaît un système à la constance des relations qui
lie ses éléments. En outre un système exerce une force
coercitives sur les parties qu'elle totalise, comme le fait social de Durkheim,
par l'action de l'éloge et le blâme, où selon l'expression
de la sympathie ou de l'antipathie entre le membres d'une famille pour L.Strauss.
De même, la nature exerce une contrainte physique, selon une certaine
nécessité. En revanche, ce même système offre le
moyen d'articuler des signification et d'informer la matière, d'engendrer
la nouveauté à partir de l'acquis, comme l'on forme des métaphores.
Parce que les systèmes préexistants de la nature et de la culture
fondent l'objectivité de façon cohérente et fournissent
les conditions de la communication intersubjective. A partir d'elles, nos mouvements
deviennent comportements et actes, faits et gestes deviennent communément
intelligibles. Des motivations sont lisibles, articulés dans nos attitudes,
selon des lois irréductibles à celles qui régissent notre
organisme. Ces lois tendent à diminuer les écarts de conduite
par rapport à la norme, parfois artificiellement, jusqu'à stigmatiser
des pathologies sociales. La société est exigeante, la nature
inéluctable. Mais l'obéissance à la règle reste
une condition nécessaire de la communication. Non pas une règle
parfaitement formulée, mais des évidences liées entre elles,
sans lesquelles il n'y aurait ni thème ni version. Les particularismes
restent traduisibles d'une communauté à l'autre. On trouve des
modèles communs, on élabore des schèmes comparatifs, à
la manière des anthropologues. Il n'y a pas de relativité absolue
au sens où les systèmes de la logique et du biologique sont invariants.
Systèmes difficilement définissables mais néanmoins existants.
Des éléments en sont réactualisés, régénérés,
dans nos productions. La nouveauté suppose que quelque chose se répète
pour fournir le critère d'une modification : un état antérieur
transfigurable. La liberté est ce que l'on ajoute aux matériaux
nécessaires à sa manifestation. L'individu est ce qui déborde
la somme de ses actes. Il attire l'attention au delà de son comportement.
Son existence excède toutes les autres au moment de sa reconnaissance.
L'acte artistique le démontre. L'uvre supplante toutes les autres
au moment où l'agencement des mots, des couleurs, etc. gagnent en intensité.
Intensité telle que l'activité commune, celle du travail qu'il
faut à chacun fournir pour produire, devient négligeable. L'intensité
procède de l'individu vers l'uvre et, en sens contraire, elle réalise
celui-ci. Le trajet parcouru par cette identité projective prend un caractère
divin plutôt qu'utilitaire. Car la force de l'individu lui vient, à
ce niveau, du tout auquel il s'affronte plutôt que de s'y unir - apparaît
sa vitalité propre. Néanmoins, l'affirmation de soi dans l'acte
créateur ne peut, sans passer pour folie, quitter le domaine de l'intelligible.
Souvent, le scandale de l'impertinence apparaît rétrospectivement
novateur parce qu'il a gagné au fil du temps en pertinence.
L'individu ne se limite pas à être un accident du tout, ni son
uvre une simple coïncidence. Il se connaît comme personne,
il est conscient de son exception, se l'approprie, s'y identifie même,
sans n'y voir qu'un produit d'expérience. Le sentiment de soi dans le
temps appelle une égologie, incite à la réflexion (source
d'une expérience autonome). Le modèle est celui d'une subjectivité
parvenue à majorité, à la conscience rationnelle d'elle-même,
réfléchie, extirpée du règne animal, émancipée
des instincts et de l'inconscience. L'équilibre entre la libre auto-détermination
et l'aliénation aux déterminations est le projet de cette réflexion.
L'épanouissement de la personne nécessite cette stabilité,
la fiabilité des actes quelque soient les circonstances. Il est plus
malaisé de décrire des procédures internes au sujet que
d'en constater les effets pratiques. Ce que l'on isole en considérant
l'individu ne saurait être qu'abstraitement retranché de sa réalisation.
L'art et les artifices relevant du comique offrent une voie d'accès objective
au sujet individué.
L'individu, hylomorphisme connaissable, reconnaissable, se conduit rationnellement.
Il anime la matière dont il relève en y formant des symboles.
Cette activité le soustrait au silence et au bruit en introduisant la
distinction. Elle renvoie en même temps à elle-même, à
son point d'énonciation à la fois public et individué,
à l'esprit qui se donne de façon continue sous de multiples aspects.
Elle renvoie au savoir et à la connaissance, à la capacité
de transformation de chacun, à sa perfectibilité. Elle se détache
de la nécessité matérielle pour affirmer les principes
propres qui lui permettent de s'affirmer et qui autorisent à ce qu'on
reconnaisse en elle une conscience autonome. L'étude du comportement
doit valoriser cette activité humaine, telle qu'elle, adjointe à
ce qui la détermine : le désir, dans la différence, le
rapport à l'autre, et la volonté, dans l'indifférence et
l'indétermination. La causalité libre du moi, se trouve, du strict
point de vue de la volonté, plongée dans la solitude de l'indétermination,
dans une délibération indéfinie sur les possibles. Tandis
qu'avec la sollicitation d'autrui apparaît le désir, avec l'invitation
expresse à décliner son identité, à s'engager, à
se prononcer pour ou contre, à se montrer responsable, à devenir
individu et personne. Le désir est une invitation à être
soi, invitation à laquelle la volonté ne peut toujours répondre.
Son échec conduit à l'esclavage.
Sa propre mise en valeur avec ce que l'on signifie excède l'information
dans la communication. La marque d'une ipséité survient dans l'échange,
et son empreinte, son ouvrage dans le monde avant que l'on puisse caractériser
ce qui survient. La personne apparaît. Il faut pouvoir pointer la personne
et l'activité consciente au delà du modèle émission-réception.
Un homme qui ne communique pas n'est pas personne mais un homme. Son hermétisme
laisse toujours présager une conscience propre, une volonté qui
laisse prévoir une foule d'actes possibles. Nous lui supposons entre
autre un désir fondamental, comparable au notre, de sortir de soi, de
s'objectiver pour et par l'autre ; à moins d'un isolement accidentel
ou pathologique. Le Dasein ordinaire désir être entendu. Si jamais
de l'inavouable, de l'incommunicable, s'interpose, il n'en est pas moins présent.
S'ajoute au réel inépuisable, entre les personnes, l'irréductibilité
des états de conscience (de leur expérience qualitative) les uns
autres. A ce titre, toute tentative pour repousser la frontière entre
le dicible et l'indicible relève du désir.
La présence propre à chacun se décèle dans l'expérience
et dans la façon qu'il a de s'affirmer. Elle suffit à indiquer
l'humanité réfractaire à son instrumentalisation par les
autres. Qu'une conscience singulière se manifeste nous amène à
distinguer entre éducation et manipulation. On parvient à maturité
par un dressage destiné à réguler sans la censurer la personnalité,
à lui donner les moyens de son autonomie. Condition rébarbative
sans laquelle ne pourrait se réaliser la liberté. Le conditionnement
au comportement social importe dans la mise en pratique de la volonté,
dans la régularité de son passage du possible au nécessaire.
La liberté s'inscrit dans l'histoire, l'espace et le temps, l'art, indéfiniment,
ou bien elle n'est qu'imaginaire. Elle détermine le renouvellement ininterrompu
de son expression dans la multiplicité sans fin des uvres. C'est
à ce niveau là qu'elle est inexpugnable. L'existence du monde
matériel barre et libère le cheminement de la liberté.
C'est le critère objectif et la référence concrète
des objets abstraits et imaginaires, le substrat des habitus. L'art résulte
de notre action transformatrice sur le monde, d'un effort de domestication ;
la culture, de la production d'un monde humain distinct. Elle opère la
transmutation de la matière en traces symboliques composables. Peu à
peu, l'avènement d'un univers mental nous éloigne des objets des
sens, l'objet mental oubli l'expérience des qualités. Puis la
réalisation de nos intentions corrompt les faits donnés en vue
de bâtir l'occurrence du modèle que nous nous fixons. L'humanité
survit à la mort en opposant la culture à la corruption. C'est
ainsi qu'est repoussée la limite de sa finitude, en créant le
complément imaginaire et désincarné de l'expérience
immédiate et consistante du monde. Connaître les choses telles
qu'elles sont suppose que nous modifions les choses telles qu'elles se donnent.
De la pierre taillée à la métaphysique, les outils repoussent
l'homme de la matière ; il peut l'évoquer et l'informer d'autant
plus qu'il s'en distingue par ce biais. Les deux visages de l'homme apparaissent
dans son activité symbolique avec l'objectivité : la détermination
réciproque du sens et de la référence. Sont reconnus comme
objets de conscience les phénomènes sensés, ceux qui nous
intéressent. Les autres échappent à notre attention. La
compréhension est pour une grande part conforme à la formation
de notre esprit par l'usage. Nous ne valorisons pas tous les mêmes aspects
de la réalité, nous n'avons pas tous les mêmes centres d'intérêt.
Nous sélectionnons et nous distinguons ce qui est plus conséquent,
plus existant, pour nous. Cette sélection assimilatrice ajoute l'esprit
à la matière et, de même que nos organes nutritifs sont
détournés de leur fonction originaire pour devenir des organes
phonatoires, la pervertit. Au point que la réalité abuse souvent
du réel, que nos modèles se confondent avec ce qu'ils expliquent.
Alors qu'en vérité la différence entre les deux nous laisse
dans la vraisemblance, une infinité de phénomènes restent
sans pertinence, et chaque thème peut être éternellement
renouvelé, étirable dans la trame infini du temps. La réalité
est une, les objets équivalents pour tous. Mais les points de vue, l'expérience
de chacun, ne coïncident pas. Au problème de la relation entre la
matière et l'esprit s'ajoute celui du rapport de la conscience individuelle
à la conscience commune pour former le savoir objectif. Le point de vue
monadique de chacun s'appuie sur un consensus, une définition commune
des choses, une norme, pour expliquer et comprendre. Une activité artistique
communicable réinvestit la synthèse de l'expérience personnelle
et du savoir commun. Mais encore l'uvre d'art réintroduit la conscience
subjective d'objet dans le domaine de son savoir partagé. L'art récupère
du réel plus que n'en évoque l'objet et lui confère un
sens autre qu'objectif. Il jette une lumière nouvelle sur l'objet et
ajoute à sa conception ordinaire de la complexité. L'art n'éclaircit
pas son objet comme la logique clarifie la pensée mais donne de la clairvoyance.
L'exposition du point de vue individuel repose sur un certain travail d'objectivation
; dans l'acte créateur, la conscience propre se réalise dans sa
cohérence. En postulant la motivation du désir d'affirmer sa liberté
propre en terme d'exception -de présenter la forme d'une identité
extérieure au tout dont elle est partie-, l'uvre d'art prend le
caractère de la sublimation, du passage de l'inconscient au conscient.
La question est de savoir si à la fonction gnoséologique de l'art
correspond une valeur éthique, si la création artistique n'intègre
pas l'individualité dans l'éthique, son insubstituabilité
dans le plan de la morale. Précisément le comique, relevant de
la question générale de l'art, est-il à même de conserver
un juste équilibre entre la liberté d'expression et le consensus?
"
L.L.D.M. : " Oui, il y a une chose très jolie, là,
je te l'avais déjà dit : l'art n'éclaircit pas son objet
comme la logique clarifie la pensée mais donne de la clairvoyance".
On voit assez bien que la question de l'intelligibilité immédiate
est écartée parce qu'on trouve dans l'expérience artistique
quelque chose d'infiniment plus profitable, renvoyant le sujet à sa complexité
; c'est elle seule, structurellement, qui peut le rendre à lui-même
et à sa responsabilité. Tu fais plusieurs fois le lien entre cet
acte très fort d'individuation qu'est l'expérience artistique
et l'expérience comique
Ce que j'aimerais savoir, c'est comment
ça te semble aussi limpide, le lien entre une activité qui porte
en elle son grand écart du contrat social, l'activité artistique,
et celle qui y très impliquée, et qui doit sans cesse composer
avec l'intelligibilité
Quels seraient les dénominateurs
communs selon toi entre ces deux activités quand on voit l'irréductibilité
de l'une, et l'inextricabilité de l'autre au monde des échanges
communautaires? "
R.E. : " Disons que c'est une définition de l'art qui est
très générale ; il faut bien voir que moi je concilie déjà
deux contextes, une réflexion sur l'art, telle qu'elle a été
énoncée pour Rotative (n.d.l.r. : cadre événementiel
du colloque, dans l'enceinte du S.E.P.A., comprenant de nombreuses manifestations
artistiques), l'individu et la communauté, et puis une réflexion
sur le comique qui engageait les mêmes membres. Maintenant j'entends part
" Art " pas strictement l'art plastique, j'entends toute forme de
manifestation qui participe de l'art au sens où, je l'ai dit à
un moment donné, la poésie consiste à faire être
le non-être, l'art consiste à faire en sorte que cette pratique
ait lieu dans un consensus. Elle a lieu a partir du moment où elle reste
intelligible, la poésie est un peu en-deçà de ça,
elle peut être moins intelligible
Bon, c'est des définitions
que j'affine, si tu veux. Et dans cette généralisation de la notion
d'art, je renvoie à la citation de Nietzsche, que j'ai proposé
dans une des question, quand il disait " L'art nous délivre de la
vérité ". Au sens où, si tu veux, une vérité
peut être considérée comme une totalité, avoir une
empreinte métaphysique utilitaire, scientifique
Quand Nietzsche
dit aussi que la méthode scientifique a vaincu la science elle-même,
d'une certaine façon ; si je veux retrouver l'individu et la notion de
raison élargie, je prends aussi une notion assez large d'art, qui permette
ce débordement, qui l'autorise. "
L.L.D.M. : " Mais l'expérience comique ne peut tout de même
pas tenter l'aventure avec la même solitude que l'expérience artistique,
il y a quand même dans ces notions la persistance d'une rupture entre
leurs possibles respectifs, elles sont vraiment disjointes dans leurs rapports
avec l'intelligibilité, quel que soit ta redéfinition de l'art
"
R.E : " À la base, c'est la définition même
de la raison qui est à revoir
c'est à dire que le comique
apparaît comme une impertinence pour un modèle comique rigide.
C'est une manière une fois encore de pouvoir parler de l'impertinence
parce qu'il existe cette rigidité. Maintenant, elle existe pour être
transgressée ; c'est comme ça que le point commun s'effectue pour
moi, même s'il te semble abusif. Il s'agit de penser le modèle
donné, par rapport à la façon dont d'autres modèles
peuvent être élaborés. Comment la critique est possible,
c'est le point de vue que je développe, elle est possible pour l'individu
en tant qu'il est toujours dans l'impertinence ; mais en s'offrant à
la pertinence, c'est cette dialectique là
Le point commun n'est
visible qu'à partir du moment où on comprend la généralité
de la problématique : je m'attends à des réactions, du
fait que je fasse des amalgames entre la pratique artistique, que je récupère
à des fins philosophiques et
enfin, c'est pour essayer de nommer
une pratique. "
L.L.D.M. : " Oui, mais l'impertinence ne peut pas jaillir de la
même extrême solitude qu'une toile de Pollock sans qu'elle s'y perde
complètement, il y a des ruptures de nature aussi
L'activité
artistique, aussi, ne perd rien si elle n'est pas une activité critique,
enfin c'est pas un motif d'exclusion du champ de l'art si elle n'a rien à
proposer que l'extrême isolement de sa genèse, tu vois ? "
R.E : " Je sais pas si la vision qu'on peut avoir de l'humour, du
comique, est aussi heureuse
parce qu'il y a beaucoup de blagues qui échouent.
(rires) Bon, je reprend
Il faut, pour parler du comique, considérer l'impertinence qu'il représente
et tenir compte et restituer cette impertinence à l'individualité
qu'elle manifeste. Cette dernière apparaît comme un corps de chair
et une causalité libre, un principe moteur agissant dans l'univers déterminé
des corps mus. Avec cette approche objective, observable, du comportement, la
contiguïté des phénomènes s'énonce sur le mode
de la nécessité. L'exactitude des abduction, de l'évidence,
n'est cependant que vraisemblable en ce qui concerne l'observation de l'homme,
la psychologie, la sociologie. La diversité des faits n'est que dissoute
par les lois. La recherche de la simplicité s'affronte à la multiplicité
des occurrences. A partir de la cohérence postulée des clichés
d'aspects objectifs du comportement on ne peut établir un modèle
d'anthropologie qu'approché. Inaliénable au fonctionnement de
l'autre, l'identité du sujet libre et de l'individu déterminé
adopte un style qui lui est propre. D'autres, la somme des individus qui reconnaissent
en lui leur liberté, lui attribuent en retour la sphère inaliénable
qui le distingue. On accorde sens à ses actes, on suppose une source
qui déborde le moment de l'acte, on l'évalue. Les visées
morales empruntent à la vie intersubjective et ne se limitent pas à
la délibération formelle du sujet. L'explication doit se référer
au contenu partagé du "on". Je ne dit rien qui n'ait de sens
que pour moi. On ne découvre d'une personne que sa façon propre
d'employer un langage commun et non les mots qu'elle seule connaît. Une
signification, même inédite, requiert une base. Et l'exception
qu'une personne représente doit pouvoir être identifiée.
Un homme s'adresse à un autre : voilà une situation aux issues
innombrables. La rencontre perpétue la personne et renouvelle les acquis.
Chacun se taille un domaine, chacun trouve où placer sa dignité
et comment obtenir le respect. Il a le droit d'être normal et exceptionnel,
sans avoir besoin pour cela d'être endoctriné et marginalisé
; il doit pouvoir bénéficier du soutient et de l'attention des
autres. Et je suis libre de livrer ma version propre du monde, de juger celle
qu'on me propose, de me donner la vie autant que de la gagner. Oui ?"
L.L.D.M. : " Non, non, je pensais juste à un des passages
d'Ecce Homo, de Nietzsche
Où il disait à peu près
ça, essayez d'imaginer une pensée neuve, qui évoque des
événement en dehors des possibilités usuelles, qui présente
pour la première fois des propositions nouvelles, si elle est la première,
alors elle devra emprunter un nouveau langage ; et forcément, on n'entendra
rien de ce qu'elle raconte, et partout où on entendra rien, on aura l'illusion
de croire qu'il n'y a rien. (ndlr : c'est très approximatif. Voir p.70,
dans l'édition Denoël / Gonthier, collection Médiations)
C'est tout je "
R.E. : "Ça va dans mon sens
Je continue ?
L'anachorète ne vit pas seul mais avec l'ensemble du monde sur ses
épaules. La personnalité relève de la conscience de soit
par rapport à l'autre. Elle participe d'une dialectique interpersonnelle.
Lorsque la liberté ne s'arrête plus qu'à la seule conscience
de sa propre liberté elle devient angoisse et perte de la générosité.
L'acte libre est sensé, il s'illustre aux yeux de chacun qui y reconnaît
l'aspect de la liberté. Et, de même que les inventions progressent
en s'incluant les unes les autres -et fusionnent pour former de nouvelles inventions-
la particularité de chacun emprunte aux autres pour mieux les servir.
Ce principe est nécessaire au renouvellement interne de toute communauté.
Une société n'est pas une machine dont les pièces exécuteraient
un mouvement répété, mais une somme animée. Toute
information, même sénile ou juvénile, est sans cesse réactualisée.
L'activité de chacun initie ce mouvement. Le sens commun va et vient
entre chacun. Le sens est détenu par tous plutôt que personne ;
chacun contribue, à plus ou moins long terme, à faire évoluer
les conventions. La communauté, produit des divers individus, offre l'infini
variété d'une unité vivante. La spontanéité
de chacun l'anime. La spécificité de chacun, rompue à la
communication par l'éducation et l'usage, devient créatrice -
avec la possibilité de s'auto-déterminer parmi les autres, de
s'en démarquer, de parvenir à majorité, à l'humanité.
Une telle progression traduit le caractère projectif, sagittal, vectoriel,
de l'intentionnalité dont l'accomplissement s'apparente à une
procédure de production-capitalisation de signifiés et de signifiants.
La complémentarité des savoirs, une connaissance accueillant une
autre, réduit l'ignorance. Mais c'est une évolution partielle,
un perfectionnement relatif qui renvoie au modèle préétabli
de l'adulte. Le développement de la culture ne se limite pas à
une entreprise d'acquisition. L'humanité ne résume pas l'affairement
quotidien des hommes pour réaliser leurs intentions. L'homme incarne
le sens avant d'en décider l'usage. Le mutisme, la démission,
sont encore des signes interprétables. L'absence signale parfois un refus,
l'incompétence une résistance. Le désir, la volonté,
sont souvent à l'origine de l'impertinence lorsqu'elle n'est pas accidentelle.
Les cas limite du comportement s'opposent à l'obéissance aveugle,
ils ironisent sur la naïveté. Une attitude extrême témoigne
du refus de l'aliénation volontaire. Contrastant avec l'usage ordinaire,
l'impertinence laisse entrevoir une présence agissante derrière
le désistement.
Il y a également une phénoménalité de la passivité
dans le rapport à l'autre dont on peut tenter de rendre compte avec l'hypothèse
d'un monologue intérieur, d'un semblant de dialogue internalisé.
Dans ce cas, le corps propre est l'antidote de la schizophrénie et le
cerveau le substrat de l'unité des réminiscences entre elles.
Dans la liberté créatrice ce semblant de dialogue à lieu
sans dissociation. Dans la réflexion pratique
Pourquoi tu ris
? "
L.L.D.M. : " Non non, rien
Enfin, je repensais à une
définition possible de la pratique artistique que j'en avais donné
pour faire l'andouille
c'était faire de sa névrose, puiser
dedans, l'instrument pour lutter contre la psychose généralisée.
voilà. Rien du tout
"
R.E : " Hm. Moui. (
) Dans la réflexion pratique
qui l'accompagne le sujet dialogue avec sa propre archéologie mnésique.
D'autres diront que le sujet se croit libre parce qu'il ignore comment il est
déterminé. Mais de telles déterminations ne suffisent pas
à rendre compte ne serait-ce que du fait d'une telle affirmation. La
conquête scientifique, la maîtrise de l'univers, sont optionnels.
En plus de surmonter son ignorance, chacun veut témoigner de son individualité,
de ses sentiments propres, et se faire comprendre. En cas de réussite,
il se connaît mieux lui-même, il acquiert la conscience diffuse
de l'identité reconnue par les autres. Son autonomie est relative à
ce savoir de soi. L'animal politique attire l'attention sur lui, renouvelle
ses apparitions publiques, informe les autres de ce qui le distingue.
Les signes matériels de son propre message s'inscrivent dans la culture,
une fois celui-ci parvenu au rang de personnage public. Bientôt l'image
de soi qui lui est renvoyée falsifie des régions de son comportement.
La composition de son propre rôle contredit certains traits de sa spontanéité.
Tout le monde est d'ailleurs une petite célébrité. L'archétype
du caractère de chacun circule entre tous et chacun s'y rapporte à
un moment ou un autre. L'identification de soi au modèle qui nous est
propre reste, malheureusement ou non, toujours en défaut. Car la liberté
précède la réalité, elle anticipe la connaissance,
part à la découverte de ce qui la nie et se l'approprie en le
recréant pour elle. La liberté se donne alors comme uvre,
recomposition d'existants, et communique son originalité. Mais cela uniquement
si elle est déchiffrable selon des règles, si sa composition est
intelligible, reconnaissable. Une anomalie radicale n'atteindrait même
pas l'absurde. Il faut une dérégulation explicite, une exécution
clairement déviante de la règle pour que la liberté soit
reconnue. Elle invoque la raison -toutes les raisons- pour être partagée.
L'échange est le terrain réel de la raison, son universalité
s'y applique à fédérer l'infinité des cas. La cohérence
des interventions publiques nécessite un engagement, une participation,
une soumission. Ou bien cela passe pour un suicide social, une profanation égoïste.
Indifférence et hermétisme portent outrage, sont bannis. Au contraire,
la personnalité reste populaire en s'intéressant à chacun,
le candidat s'intéresse aux humeurs de ses électeurs potentiels.
Mais à moins de posséder génie et chance, l'amour de tous
s'obtient par ruse et manipulation. La pérennisation de la popularité
dépend en fait d'un reniement de la personne, du Je en synergie avec
le Tu, pour devenir Il. La personnalité est le fruit d'un travestissement
de la personne. L'insincérité s'y reconnaît parce qu'elle
est d'emblée toujours supposée, adamique. Toutefois, même
brouillés, des indices nous reconduisent à la personne, aux actes
constitutifs de son ouvrage. Une éducation identique pour tous n'implique
pas un discours commun à tous. Auquel cas l'enseignement serait le même
depuis toujours, il n'y en aurait pas. Le savoir procède de la recherche
et de la participation de membres distincts. La traversée du temps par
les civilisations à bénéficié du relais des meneurs
et des suiveurs. Elle combine les inégalités, les nivelle dans
le savoir, sans jamais se figer dans l'homogénéité...
Bon, là je vais me répéter un peu, mais il faut que je prenne parti ; on pourra pas m'accuser d'essayer de noyer le poisson.
Le phénomène individuant
est décrit en termes d'anomalie. Il s'agit d'une rupture, d'un dérèglement,
tant dans l'ordre des faits que des raisons, par rapport à un modèle
normatif (théorique ou pratique). L' anomalie a pour effet sur l'observateur
de lui faire reconnaître l'individu comme surgissant sur l'arrière-fond
d'un monde pré-défini et monotone. L'impertinence est cette anomalie
agissante initiée par l'individu lui-même (dont on reconnaît
la libre causalité). L'anomalie est à l'impertinence ce que l'uvre
est à l'acte qui l'a produit. Ils convergent vers une source commune,
l'individu, et constituent les stades de l'effectuation de sa liberté.
La liberté n'est pas seulement limitée par une totalité
(structure coercitive conventionnelle ou naturelle) mais conditionnée
par la valeur insubstituable de chaque individu.
La liberté individuelle est à son tour décrite en termes
de transformations, modifications des déterminations données par
une cause librement déterminée, l'acte créateur. Au contraire,
l'adhérence aux déterminations données est signe d'une
adhésion aveugle de l'individu à la totalité dont il est
partie. En réfléchissant sur le sesn des attributs comiques, il
faut considérer la réalisation de l'individu selon les différents
moments de la libération de son individualité. Il est possible
de remonter à lui à partir d''ne lecture rationnelle du produit
de ses actes et de son empreinte sur le modèle logique. L'absurde, le
non-sens, l'abus d'usage, l'impertinence ou l'inconvenance, expriment le comique.
Une rupture de modèle systématique ouvre une fenêtre dans
la norme sur l'acte qui la pose sans cesse. La constatation de cette rupture,
de cet obstacle, engendre à son tour une nouvelle norme (comme les figures
de rhétorique par rapport à la grammaire). La norme ultime serait
la norme pratique qui permettrait d'évaluer l'art, c'est à dire
de décider de sa valeur éthique. C'est la réponse que réclame
une question telle que : peut-on rire de tout ? En expliquant ce qu'est le comique,
il faudrait pouvoir thématiser le rapport de la pratique spontanée
des individus à la norme, au consensus et aux institutions. Il apparaît
que toute communication dépend nécessairement de systèmes
préexistants qu'elle recrée et transforme. La totalité
n'est pas un frein à la créativité mais sa forme. Une telle
ambivalence indique le caractère de la lutte des contre-pouvoirs (individuels
avec l'art, le comique, collectifs avec les médias).
Toute critique, toute impertinence dressée contre la norme découvre
sa dimension normative. L'ignorer peut engendrer de nouvelles formes totalisantes
et totalitaires, comme celle que revêt l'Idiotie moderne.
VIRGINIE
: " Bon, j'aurais aimé connaître l'orientation du colloque,
parce que ça, ça me semble une réflexion très intéressante
sur l'homme en général
"
L.L.D.M. : " Le premier texte avait une forme assez polémique,
enfin, il me ressemblait, et entrait tout de suite dans le vif d'un sujet supposé
d'une certaine manière avoir déjà été appréhendé
par tous ceux qui étaient là ; la figure que j'essayais de dessiner,
celle de l'Idiot moderne, disons que les éléments que j'apportais
pour l'évoquer n'étaient a priori étrangers à personne,
enfin je crois. Disons que d'une façon plus posée, plus retenue,
Raphaël tente - je crois - de donner ici toutes les prémisses qui
rendaient possible, nécessaire, l'existence d'un tel débat
Raphaël, avec une grande précision, s'attache à ne pas se
tenir à la seule idée que ces prémisses soient acquises,
au contraire, sa façon de revenir sur ces idées générales
montre plutôt qu'il vaut mieux les définir, les redéfinir
encore. Il va tracer un peu l'ontologie de tous les objets manipulés
dans le premier texte. Mais bon, le texte de Raphaël présente finalement
les mêmes enjeux que le miens, c'est-à-dire l'urgence pour chacun
de rompre avec cette mort lente qui peu à peu gagne tous les terrains,
le terrain artistique aussi, rompre avec l'usage commun qui est fait de certains
mots d'ordre linguistiques ; en gros, si on peut toujours s'attendre à
ce que les méthodes les plus simples et les plus efficaces soient choisies
au détriment des plus enrichissantes ou aventureuses pour vivre au quotidien,
on est toujours surpris que ces options contaminent aussi le terrain des plus
grandes expériences, c'est-à-dire le terrain artistique, littéraire
et intellectuel. Ce colloque, c'est un peu souligner le fait que même
dans les activités humaines qui jusqu'ici étaient les marques
les plus fortes de l'effectuation du sujet on retrouvait cet abandon, ce désaveu
de tout ce qui en faisait jusqu'ici la richesse et la générosité,
et puis aussi - comme si c'était devenu dégoûtant ou hors
d'âge - du goût pour la singularité ; et ce ne sont pas les
interventions de la dernière fois, cette incroyable hostilité
à toute tentative de théorie - "oui, pourquoi un colloque",
"pourquoi encore du discours", "pourquoi on dit au lieu de faire",
"et on est mieux au chaud à penser tout seul", enfin ce genre
de déclarations à la pelle - c'est pas cette hostilité
là qui nous contredira
Donc le texte de Raphaël n'est pas du
tout déconnecté du premier, au contraire, mais il assagit un peu
le caractère politique du premier colloque. Et puis on a pu se rendre
compte la dernière fois qu'on agite pas mal de notions, de concepts,
d'idées qu'on croit vraiment bien partagées, et puis les quiproquos
pleuvent ; ça nous fait pas de mal de réévaluer cette certitude,
de recadrer un peu sur l'entendement philosophique de certaines acceptions.
Même sur les prémisses, il y lieu à des discussions. (à
R.E.) Je te trahis pas trop ? "
R.E : " Non, justement, ce que je voulais faire c'était répondre
à deux questions par rapport au texte de Laurent, " comment l'Idiot
moderne est-il possible ? ", et "que cherche l'Idiot moderne? ",
enfin à quoi ça aboutit
Bon, j'ai replacé ça
dans un contexte philosophique, de questionnement de la métaphysique.
Si on s'interroge sur la métaphysique et sur les outils conceptuels qu'elle
met en place, ce qu'on entends constamment : monsieur Leguennec est intervenu
l'autre fois en faisant des distinctions très fortes entre pratique et
théorie, quasiment l'application incarnée du dilemme, ici, entre
des gens qui écrivent et des gens qui peignent, à mon avis on
est pas sortis de l'auberge. Parce que ces distinctions là sont à
penser et à partir du moment où elles induisent une certaine forme
d'utilité - parce qu'elles sont efficaces ces pensées là
- elles investissent les activités et les compartimentent. Ce que je
ne veux pas imaginer, c'est que les individus soient l'outil, eux-mêmes,
de cette compartimentation. Qu'ils finissent par se dire " voilà,
moi je suis un manuvre ", " moi je suis un patron ", je
veux restituer un espace où n'existe pas cette hiérarchie, où
cette scission qui est abstraite n'existe pas, fuir cette pensée qui
se met à desservir la vie. C'est en ça que j'ai voulu placer les
choses de façon un peu scolaire, parce qu'en reprenant ces acquis on
reprends aussi les conditions de naissance des scissions dénoncées
par Laurent posant la figure de l'Idiot moderne comme une faculté séparée
à l'intérieur de l'individu, comme une dissociation. Ça
rentre dans toute la problématique de la critique métaphysique
J'ai pensé à Foucault qui disait que connaître c'était
asservir d'une certaine façon à une forme de savoir, j'ai pensé
à Deleuze et ses critiques du corps-organe etc. "
L.L.D.M. : " Je crois que là où Raphaël a vraiment
raison, c'est que la question de l'appartenance de chacun à cette figure
se pose au même titre qu'une question morale, et c'est aussi que l'appartenance
est à double sens, hein, la figure nous appartient tout autant que nous
lui appartenons. L'édiction de commandements n'a de sens qu'en tant que
nous sommes tous potentiellement meurtriers, et que c'est seulement à
travers le choix qui nous est donné de nous plier ou pas à cet
impératif que se dessine notre émancipation, et notre libre-arbitre.
C'est-à-dire que s'il y a une aventure de la singularité dans
le cadre très déterminé de l'expérience collective,
c'est aussi celle de savoir choisir sa Loi et de lui donner du sens, de l'habiter
pleinement, jamais de s'y abandonner comme si elle était hors de soi,
et prête à l'emploi pour soi. Toute évidence la détruirait,
et nous nous détruirions en elle. Pour le mystique, pour le névrosé
de la stupéfaction, il n'y a pas d'aventure religieuse du tout, ça
n'a rien à voir avec la responsabilité morale. S'il fait corps
avec Dieu, si c'est sa vie, il n'a pas été transformé moralement
par les dix commandements : il est stupéfié par le moyen, peut-être
la forme même des tables comme une instruction supérieure, tout
ça ne lui coûte rien ; de la même manière, ça
n'est pas non plus coûteux, finalement, d'être meurtrier, truqueur,
menteur
ça coûte beaucoup plus cher - et on aurait beaucoup
de peine à définir ce que ça rapporte exactement en dehors
du sentiment d'être en accord avec son désir, ce qui est quand
même extraordinaire - d'être quelqu'un de droit, travaillant en
quelque sorte pour son prochain, qui a choisi la Loi parce qu'elle lui semblait
riche. Mais ça représente aussi l'aventure enivrante qui est de
se constituer comme sujet. L'idiot moderne représente une des parts constituantes,
je pense, de l'esprit humain, part que j'appelle celle du désaveu et
de l'auto-exécration -je dis auto-exécration et pas haine du discours
parce que en aucun cas je ne sépare les deux, le discours n'est ni un
outils ni un instrument- et, comme le mystique que j'évoquais il croit
que la Loi l'a choisi, a fait le choix à sa place, parce que lui aussi
vise l'état séraphique. C'est Raphaël qui revient le plus
là-dessus, l'idée que cette Idiotie moderne soit une des articulations
de la pensée ; et rien n'est plus tentant que de s'y abandonner. Jean-Philippe
Hautbois posait la question, la dernière fois : " finalement, est-ce
que ça ne serait pas plus reposant d'accepter l'idée que le monde
est dominé par l'Idiot moderne " ; et bien non. Et si c'était
le cas, de cette forme de repos je ne veux pas entendre parler. Je préfère
l'extrême violence qui m'est faite chaque jour que ce repos là.
C'est un arrêt de mort. Raphaël évoque dans son texte l'entendement
commun, c'est ce qui dans la langue française revient à cet arrêt
de mort quand elle veut évoquer le plus grand dénominateur collectif
à l'entendement : un lieu commun. C'est assez joli, effectivement, le
seul lieu qui nous soit à tous commun, c'est effectivement la mort. Oui,
dans la vie, il y aussi l'aménagement d'un lieu de mort ; c'est la fin
du discours. C'est le lieu où l'on ne cherche plus à se rendre
possible à ses pairs, mais à se retrouver en eux, le semblable
parfait pour s'y éteindre. Ce repos-là, quel est son intérêt
? De lui ne se déduit aucune responsabilité, aucune idéation,
aucune singularité. Aucune spontanéité non plus. Pas de
prise de risque, moral ou autre. "
Audrey-Roch HOUSSOU : " Oui mais ce lieu commun, ça peut
être un espace d'apaisement. Pour repartir après. "
R.E : " Oui
Moi j'avais une figure forte, c'est toujours bien
pour discuter d'en avoir, je disais à Laurent : " mais est-ce que
ton idiot ce n'est pas ce fameux type dans Shoah qui fait un signe en conduisant
ses wagon vers Auschwitz ? " Il fait un signe badin, comme un homme dans
n'importe quel véhicule qui fait coucou à la caméra, et
qui est dans le repos d'une certaine façon
C'était discutable,
cette, figure, évidemment elle est assez brutale, elle sort un peu du
problème de l'Idiot moderne qui est un problème plus ténu
dans l'utilisation du signe etc., mais je crois qu'elle sert bien à montrer
les dérives de ce repos là ; un endormissement dans une mécanique
qui a été instaurée, comme une mécanique métaphysique
qui ferait dire " ben, c'est comme ça " ; Heidegger dit bien
- je sais qu'en la matière c'est pas une référence - "
oui, d'accord, il y a la forme, la matière, toutes les critiques artistiques,
donc la critique de la naissance de l'individu, se font à partir de là,
mais est-ce que c'est juste ? Est-ce qu'on ne s'abandonne pas, aussi, les yeux
fermés, à un outil qui précède la pensée,
en pensant la servir ? " et qui l'asservit plutôt. "
A.R.H : " Ce qui reste toujours dangereux c'est le moment où
on veut juger qu'une personne est dans cet espace de repos un peu déviant
Qui va le faire, qui peut donner..? je sais pas. "
L.L.D.M. : " C'est la question qui a été trop posée
la dernière fois : il est pas question de déterminer un objet
hors de soi, mais comment savoir composer une responsabilité avec cette
certitude que tout ça nous appartient . Ce colloque n'est pas appelé
à désigner mon voisin comme crétin parce qu'il mate la
téloche toute la journée, on s'en fout ! Le concept de l'Idiot
moderne ne relève même pas de cet abandon là, le temps abandonné
à la futilité, vraiment, on s'en fout ici ! Cette dénonciation,
comme je l'ai écrit, si peu courageuse et si complaisante, est le passe-temps
idéal de l'Idiot moderne ! L'abandon dont je parle est la soumission
de cette attitude au même exercice critique que ce qui en vaut la peine,
comme si les enjeux étaient les mêmes ; c'est-à-dire la
grande confusion générale savamment entretenue.[
] "
[coupure de l'enregistrement]
R.E : " Ce qui peut
stigmatiser l'Idiotie moderne, j'y participe, et je le veux, dans la mesure
où on ne peut pas penser l'humour en étant rabat-joie ; si des
gens prennent un plaisir à un endroit donné, il ne s'agit pas
de dénoncer ce plaisir comme mauvais
Je dirais plutôt "
ton plaisir est bon, mais jusqu'où tu peux le prendre ? et jusqu'où
tu vas le faire payer aux autres ? Jusqu'où tu vas en payer les conséquences
toi-même ? " etc. C'est très dur à penser en effet,
parce que c'est toujours le risque d'apparaître à nouveau dogmatique.
Les figures de Heidegger ou de Nietzsche que je convoque, c'est pas impunément,
c'est des gens qui ont pensé à un extrême et qui - pas pour
Nietzsche mais pour Heidegger - ont abouti à des conséquences
qui n'étaient pas les bonnes. (rires du public) Ceci dit, c'est pas pour
ça qu'il faut les jeter. Il faut savoir où est-ce que ça
dérape, et savoir où est la limite de l'Idiotie moderne, parce
qu'on ne peut pas faire confiance à un système. On peut se reposer
sur un système, on peut en jouir, mais pas avoir une confiance aveugle.
"
L.L.DM. : " Un des traits principaux de l'Idiotie moderne est justement
cette confusion entre des moyens - des méthodes comme des supports de
médiation - et le sens qui leur est supposé intrinsèque
; ne commettons pas la même erreur dans le cadre de ce colloque
On ne va pas congédier ici aussi les moyens habituels d'investigation
par superstition à notre tour, mais congédions l'idolâtrie
de ces moyens. On en a pas fini avec eux ; justement, l'Idiotie moderne vit
l'apparition de ses moyens dans un cadre pulsionnel, la profusion et le rythme
associé : aussitôt signalé, aussitôt consommé.
Aucun usage, juste de la vérification qu'on est bien assis sur un trésor
de moyens. Tendances, pulsions, moments artistiques, tout le terrain dégagé
par le signe, et seulement lui. L'urgence des substitutions, il faut remplacer
le signe en poussant le petit dernier
Alors qu'on a un temps infini devant
nous. Il faut revaloriser ce temps infini pour travailler, et jouir aussi. Burroughs
a peut-être découpé des livres dans les années soixante
avec son pote Gysin, mais le cut-up n'est ni un moment d'histoire ni une pratique
morte : c'est tout neuf, inexploré, sûrement pas encore adulte,
ce n'est pas une petite méthode avec un sens fixe enfermé dans
son moyen et basta. Ça peut alimenter encore la pratique littéraire,
tout reste à faire, et mieux que du patrimoine nostalgique prêt-à-consommer.
"
R.E. " C'est vrai qu'un des enjeux est aussi de montrer que ce qui
apparaît comme nouveau ne l'est pas tant que ça. Théoriquement,
notre réflexion doit aboutir sur la façon dont l'impertinence
devient pertinente
On tombe sinon d'une critique à un nouveau dogme.
Quand il dit que le cut-up c'est une nouveauté, c'est pas une nouveauté
pour moi, c'est une façon de découpage dont procède la
mémoire. Même si elle n'est pas aussi précise que le fait
de découper dans un texte. Je ne crois pas qu'il y ait une nouveauté,
mais il y a la lexicalisation des choses qui sont, qui font qu'on peut les désigner
comme ayant été nouvelles. Les révolutionnaires d'hier
sont les conservateurs d'aujourd'hui
"
A.R.H. : " La seule chose que je peux dire, surtout dans le texte
de Laurent, c'est très dur de pouvoir rebondir, surtout en tant que public,
parce que c'est déjà deux textes hyper lourds
il n'y a pas
très longtemps j'ai lu les idées reçues de Flaubert, et
je pensais que c'était un texte qui montrait directement à la
rigueur
parce que je trouve qu'il y avait des choses qui sont encore assez
pertinentes dans ce qu'il décrivait
"
R.E : " Dans ce texte de Flaubert, il faudrait pouvoir juger de
ce qui était vraiment la dénonciation d'une idée reçue,
en même temps c'est lui qui institutionnalise ça comme idée
reçue. C'est ce travail là qui est un travail créatif ;
il y a une contradiction, parce que c'est une idée reçue, et en
même temps Flaubert écrit, même dans ce dictionnaire, c'est
pas un recensement froid, c'est plein d'une certaine charge. C'est pas vraiment
reçu, c'est une espèce de réactualisation des choses
ces idées qui ne sont pas reçues en disent plus qu'un repos. "
A.R.H : " La manière dont j'ai pris le texte de Laurent -
moins le tiens comme il est beaucoup plus philosophique - c'est comme une sorte
d'énervement encore vachement classique
sur la vision du monde.
"
R.E. : " Mais qu'est-ce que c'est ? "
L.L.D.M.. : " Mais je ne peux pas être d'accord, si il y a
une chose qui ne rentre pas dans le cadre du classicisme, de la pensée
classique, c'est la pénétration de mon travail intellectuel par
l'usage, la référence, à la découverte des camps
de la mort! La nature même de ma pensée est habitée par
cette certitude que c'est seulement à partir de là que je commence
à travailler. C'est n'importe quoi d'imaginer une nature classique à
mon projet, la figure humaine qui s'y dessine n'apparaît frontalement
qu'après 1945, et comment moi je pourrais penser de la même manière
que si je n'étais pas au courant ? Ou pire, que ça ne change ni
la forme, ni la nature du discours ? C'était même une des questions
principales du premier colloque, à savoir le changement radical d'eudémonisme
après cette fracture
Que mon texte soit énervé, soit.
C'est ma manière ; mais une fois encore, cet attachement crédule
aux formes fixes est plutôt inquiétant
Alors le texte philosophe,
il est repérable parce que c'est celui qui n'est pas énervé
? Son vocabulaire peut-être ?"
R.E. : " Mais ce que tu dénonces, enfin voilà le problème
dans lequel on est : on ne peut pas dénoncer nos moyens autrement qu'en
étant dans ces moyens-là. C'est ça l'enjeu de l'art, que
j'essaye de décrire. "
L.L.D.M. : " Le colloque, parce que c'est semble-t-il on ne peut
plus nécessaire, défend la prospective : qu'est-ce qu'il y a de
plus prospectif que de se retrouver ici ? A partir du moment où la question
est posée, pour chacun d'entre nous elle ne peut pas ne plus être
posée, parce qu'on apprend pas à oublier. Il s'agit évidemment
de recomposer une perspective pour sa propre vie. Pourquoi faut-il depuis le
début, redéfinir sans cesse ce qu'est un colloque ? C'est incroyable,
tout de même ! Je sais bien que c'est en gros un colloque qui tend à
démontrer que plus personne ne s'intéresse aux colloques
Les moyens qu'on se donnent ici sont effectivement assez communs, colloque,
débat, raison etc. et alors ? "
R.E : " Moi je suis d'accord pour reconnaître le problème
que tu soulignes
Mais en même temps on ne peut pas répondre
en donnant une ligne de conduite. C'est aussi ce que tu dénonçais
tout-à l'heure. Pour l'instant c'est très formel
C'est un
préambule. Je pense partir là-dessus pour un travail ailleurs
; ce que je viens de vous lire va me servir ensuite, évidemment. C'est
ni plus ni moins l'introduction à tout ce que je veux faire. Il s'agit
moins de donner une théorie qu'un guide pratique, c'est-à-dire
: " comment articuler ça ? "
Il y a une façon
de créer des modèles existentiels qui ne sont pas seulement des
modèles théoriques; la rencontre, la participation
Moi je
dois une grande part de mon apprentissage au hasard des rencontres. Il n'y a
pas là de théorie : je ne me suis pas dit à un moment,
" maintenant tu vas commencer à penser à partir de là
", mais il faut des gens qui se rencontrent, qui voient comment ils travaillent,
qui se disent de quoi ils ont peur etc. C'est plutôt ça le but
: on a peur de ça, on va parler de ça, on va continuer et on va
se revoir..."
(long silence)
L.L.D.M. (apostrophant Bertrand
Gauguet): " Oui, Bertrand, toi qui fait ta thèse sur les nouveaux
supports de médiation, c'est une des questions principales des deux derniers
jours, le rapport superstitieux au moyen
Si tu nous parlais de ça,
toi qui a toujours le nez sur le web, tu pourrais illustrer tout ça de
quelques modèles comportementaux que tu rencontres régulièrement,
non ? Parce que moi je trouve que c'est étrangement un support qui fait
peu parler de lui pour sa capacité à se représenter à
lui-même, qui ne se pense pas beaucoup théoriquement
"
Bertrand GAUGUET : " Qu'est-ce que tu veux que je te dise, exactement
? "
L.L.D.M. : " Exactement, exactement... Il n'y a que toi pour le
savoir! Mais j'aimerais bien
généralement, à l'apparition
de chaque nouveau support de médiation, on assiste de la part de ceux
qui peuvent y trouver une source de profit immédiat à son application
à un modèle général déjà disponible,
à la mainmise sur celui-ci, afin de le plier au modèle normatif,
et de renforcer l'unicité et la solidité de ce modèle normatif.
Il s'agit, en en faisant le vecteur des mêmes propositions, d'insister
su sa spécificité uniquement comme moyen, ce qui le rend inoffensif
Ce qui ne le rend visible, appréhensible que comme signe, une fois de
plus. Il faut toujours commencer par minimiser, rendre ridicule ou complètement
auxiliaire le discours pour parvenir à ce travail économique
C'est vrai tout le temps, depuis le feuilletonnisme du XIXème, la radio
utilisée par Goebbels, les contrats d'absorption d'AOL, tout ce qui ne
donne à admirer que le média, comme s'il était déjà
pensé, et que c'était livré avec
c'est aussi vrai
du discours délirant de Bourges (n.d.l.r : pendant un moment, une confusion
est faite par L.L.D.M. entre Bourges et Bouygues) sur le net, qui ne sait de
toute évidence pas de quoi il parle - il n'a aucune idée de la
nature réelle des échanges sur le net - mais il sait très
bien à qui il parle ; et s'il aime tant cette courroie de transmission,
c'est parce qu'elle est destinée à transmettre tôt ou tard
ce qu'il imagine qu'elle transmet déjà
Il prétend
que 80% du net est l'échange d'e-mails, et que les 20% qui restent c'est
le commerce électronique. Bon : de toute évidence il voudrait
le contraire. Mais il propose un modèle de régulation morale en
feignant de savoir ce qu'est le net, tout en trahissant ce qu'il fantasme que
ça devienne. Peu importe pour lui que la réalité ce soit
les mailing list, les news group, les sites personnels, les banques de données,
le hacking, et tout ce qui fait vraiment l'économie du discours tant
que le web est encore underground (du moins en France)
Peu importe ; une
rumeur finit par s'abîmer dans l'effectuation. Mais qui répond
à ça ? C'est ce que j'aimerais t'entendre nous dire
Quand
tu entends parler sur le net du village global, tu pouffes à juste titre
en voyant une mythologie répondre à une mythologie
C'est
encore un mysticisme à la Mac Luhan du média... On y relit la
nullité opérationnelle des insurrections précédentes.
J'aimerais t'entendre me parler de l'état de la théorie en ce
moment, justement. Et les artistes par rapport à ça, aussi ; est-ce
que eux ne sont pas en train de faire valoir le moyen et seulement lui, le mettant
toujours en avant, en rognant sur ce que l'aventure artistique a permis intellectuellement
jusqu'ici
"
B. G. : " Pour une frange d'artistes, oui, mais pour une autre pas
du tout : il y a beaucoup d'artistes qui sont en train d'aller à contre-courant
de toute la bonne pensée, qu'elle soit de Paul Virilio ou de Pierre Lévy,
cette pensée unique, et qui en prennent le contre-pied, travaillent contre
ça. Je pense là aux artistes hackers qui vont sur Internet prendre
plein de rebuts et fabriquer des uvres en langages informatiques, des
uvres qui plantent les ordinateurs qui se connectent dessus, mais aussi
tous ceux qui dénoncent la façon dont l'information est contrôlée
sur Internet, c'est un des enjeux majeurs de l'art sur Internet
Je pense
à des groupes d'artistes anglais comme Mongrel ou Heath Bunting qui travaillent
à faire des pseudo moteurs de recherche et qui nous amènent à
réfléchir sur la façon dont est distribuée, est
gérée l'information sur Internet. Je ne sais pas si je réponds
vraiment à ta question
"
L.L.D.M. : " Oui et non ; d'une certaine manière on retrouve
la fonction critique de l'art, mais on la retrouve en tant qu'elle est liée
ce que Raphaël y débusque, l'impertinence, mais sa fonction théorique
je ne sais pas
Et pour ce qui est de l'individuation dans l'expérience
artistique, la richesse propre à la production des uvres, enfin
je ne suis pas sûr qu'il en reste grand-chose ; ce que tu me décris
est évidemment intéressant, mais ça évoque plutôt
de l'activisme politique, du manifeste, que l'expérience esthétique.
Comme si l'envahissement du champ par le moyen canalisait effectivement toutes
les activités, obédientes ou insurrectionnelles. C'est pas qu'il
y ait de la légèreté dans l'atelier, mais
ce n'est
pas avec la même disponibilité pour la production des uvres
que tout ça naît
tu vois ? Parce que dans un cas il y a un
assujettissement complet au moyen, et bon, il n'y a pas d'art du tout, soit
il y a assujettissement à l'impératif politique
Est-ce que
quelque chose n'a pas été perdu en cours de route ? L'expérience
artistique n'a pas à être intelligible forcément, elle peut
l'être, mais ce n'est qu'une polarité. Hors ici, il y a comme un
devoir d'intelligibilité curieux. Elle peut aussi être activiste,
mais là encore, ce n'est qu'une polarité, ça ne devrait
pas être un mot d'ordre.. Est-ce que le média n'a pas monopolisé
toute cette activité, au point d'obscurcir l'extraordinaire expérience
de la singularité que propose la pratique artistique ?"
A.R.H : " Oui mais c'en est quand même une polarité..
"
L.L.D.M. : " Oui, mais c'en est une structurelle, fonctionnelle
; ce n'est pas une propriété factuelle, qui s'effectue dans l'expressivité.
On peut faire pour n'importe quel mobile des uvres d'art, mais la pratique
artistique, je parle vraiment de sa nature, tu comprends, est insurrectionnelle,
subversive. Elle n'a pas pour autant le devoir de distribuer de la subversion.
"
VIRGINIE : " Ce que tu laissais entendre tout à l'heure,
c'est que l'art a toujours eu une fonction critique, s'est toujours effectué
à travers la critique
c'est pas forcément le cas."
L.L.D.M. : " Non, je n'ai pas du tout laissé entendre ça,
j'ai bien insisté - mais il y a ambiguïté sur le mot "
fonction ", ici - j'ai bien insisté au contraire pour souligner
que sur le web ne ressurgit plus que cette simple possibilité pour s'opposer
à la gadgetocratie
Mais ce n'est pas du tout la même chose
une composante fonctionnelle critique, et faire la critique de quelque chose.
Là encore, c'est une affaire d'intelligibilité immédiate
qui n'a rien à faire avec l'art. "
B.G : " C'est le seul moyen pour le moment que les artistes ont
trouvé pour lutter contre cette unité de discours dont tu parlais
à l'instant. Il ne faut pas généraliser, il y a des tonnes
de pratique différentes sur le web, mais cette pratique me semble pertinente
aujourd'hui, dans ce contexte. Maintenant, avec du temps, je ne sais pas si
rétrospectivement, dans cinq ans, on pourra tenir le même discours."
L.L.D.M. : " Tu comprends bien que d'une certaine manière,
on vit un peu un regressus historique qui nous conduit aux artistes du début
du siècle écrivant des manifestes pour lutter contre l'art bourgeois.
"
B.G. : " Je ne sais pas si c'est une régression, parce qu'elle
est déportée sur un autre espace. C'est plus vraiment contre une
bourgeoisie
Je crois qu'on se bat sur un autre espace, qu'il y a d'autres
combats qui sont menés."
L.L.D.M. : " A mon avis ce n'est qu'un détail ; je voulais
juste dire que l'émancipation gagnée avec beaucoup de peine, émancipation
dont nous héritions, pour faire ce métier, semble être rognée.
Les problématiques posées ici pour les artistes vont à
l'encontre de ce gain, je crois. C'est comme s'il fallait tout reprendre depuis
le début
on se retrouve à devoir régler des problèmes
que l'on croyait réglés depuis longtemps. Voilà à
quoi peut conduire l'obsession du moyen : c'est comme si l'apparition de chaque
nouveau support de médiation devait faire bégayer la préhistoire
de l'expérience artistique. On patine en boucle."
B.G. : " Oui mais ce travail est peut-être nécessaire
quand les artistes se mettent à travailler sur ce nouvel espace, en fait
il y a peut-être les mêmes schémas sociaux, intellectuels,
qui apparaissent et c'est peut-être un travail nécessaire pour
qu'ensuite les artistes puissent s'en libérer
"
R.E. (s'adressant à Virginie) : " Justement, pour en revenir
à ce que tu disais, tu avais l'être d'être choquée
par le fait qu'une pratique artistique soit critique.. "
VIRGINIE : " Non, je ne suis pas du tout choquée par rapport
à ça, mais j'avais cru comprendre que pour toi l'art se résumait
à ça, mais j'avais sans doute mal compris ce que tu voulais dire
Mais là c'est clair."
Benoît DELAUNE : " Moi il y a un truc qui m'emmerde dans ce
que tu dis, c'est quand tu parles de regressus ; ça veut dire que tu
supposes tout ça en termes de progrès. Quand tu as parlé
des manifestes du début du siècle, la révolte contre un
certain ordre bourgeois, là tu t'inscrivais dans une perspective moderne
et il y a quelque chose qui me semble un peu bizarre
"
L.L.D.M. : " Attention Benoît, ne superpose pas dans ma bouche les
uvres aux conditions qui les ont vu naître ; j'évoquais ces
conditions, et je m'effrayais de la perte terrible de temps à ressasser
des circonstances de création. Je ne relègue pas les uvres
du début du siècle au placard des manifestations politiques, nombre
d'entre elles n'en portent pas les traces placardées
je disais
qu'un ensemble d'artistes acculé à revivre les mêmes conditions
de création ne peut pas jouir pleinement de ce que suppose aujourd'hui,
après pas mal de métamorphoses historiques du discours de et sur
l'art, la pratique artistique ; et ces conditions de création évoquées
sont celles qui ont rendu historiquement possibles, entre autre choses, les
conditions de l'émancipation des productions artistiques. Alors on se
coupe de ce que ces luttes ont rendu possible en les revivant en ligne continue.
Il ne s'agit vraiment pas de négliger les manifestes, de négliger
les uvres qui en sont sorties, d'accord ? Je ne crois effectivement pas
que les uvres Dada se placent dans un problème progressif par rapport
aux uvres contemporaines qu'elles soient de Deacon, de Beuys, ou encore
de Richter ou de Polke, etc."
B.G. : " Tout ça est peut-être exclusivement lié
à la période pionnière que l'on vit par rapport au web.
Ça peut durer cinq, six ans, dans notre histoire c'est rien, et ensuite
on va passer à complètement autre chose, je crois. "
L.L.D.M. : " Oui mais les périodes pionnières que
l'on a connu extériorisaient assez leurs moyen pour s'encombrer d'un
appareil théorique pour le penser ; ici, le nez est collé dessus
depuis la Renaissance, on voit apparaître des appareils théoriques
très forts qui pensent les moyens et la situation de production. C'est
un impératif qui dépasse largement la production elle-même
et l'engouement public. C'est vrai jusque dans les années soixante, soixante-dix.
Mais le web se pense-t-il ? Tout se passe comme s'il y avait une mélancolie
de la théorie. "
B.D. : " Il y a pas vraiment une contradiction, mais dans ton discours
il y a des aspects ou tu es résolument moderne dans le sens où
tu induis l'idée de progrès en art et "
L.L.D.M. : " Non, pas de progrès ! "
B.D. : "
l'idée d'émancipation, et en même
temps, ce que tu viens de dire, c'est plutôt un discours qui serait de
l'ordre du post-moderne, à mon sens. Sachant que bien évidemment,
moderne et post-moderne ne sont pas des termes qui s'opposent totalement, là
n'est pas la question. Mais là il y a une zone d'ombre, je trouve, dans
tes propos. "
L.L.D.M. : " Je comprends mal
"
R.E. : " J'ai l'impression que là où ça achoppe
Je voudrais juste dire que la fonction critique ou la notion de progrès,
c'est pas un devoir être, c'est pas quelque chose qui doit être
fait à tout prix, ce serait plutôt dégager quelque chose
de fondamental dans l'acte artistique qui peut être respecté comme
tel. Il s'agit pas d'initier, d'être post-moderne ou moderne mais de comprendre
de toute éternité quelle genre de critique représente le
fait de créer. C'est à dire que ce n'est pas historique, c'est
dans les moyens mêmes de la production artistique. "
VIRGINIE : " Tu disais tout à l'heure dans ton texte si j'ai
bien compris que, de toute façon, y'a de la créativité
même dans le respect de la tradition, forcément par la synthèse
que chaque individu en fait, il y a de la créativité sans forcément
contrôle réflexif et critique. Pour moi il y a une contradiction
"
R.E. : " Non, il n'y a pas de contradiction, c'est pas un devoir
d'être critique
c'est le fait qui est critique : c'est-à-dire
que celui qui emploie la langue, comme j'essaie de le faire, de manière
très classique, n'est pas pour autant quelqu'un qui disparaît derrière
sa langue, mais quelqu'un qui, dans cet emploi classique, est lui-même
critique en tant qu'il la dépasse constamment, qu'il la réactualise
etc. Comme tout à l'heure j'entendais " T'as tort de faire de la
théorie, t'as tort de critiquer "
Il faut savoir que c'est
une composante intégrée à la créativité même.
C'est la notion critique, mais pas celle donnée institutionnalisée
"
VIRGINIE : " Critique pour moi, c'est vraiment le contrôle
réflexif de la pratique. "
R.E. " Non, non ! Moi l'idée qui m'était venue quand
Leguennec avait réagi (n.d.l.r. : voir compte-rendu de la première
session), c'est que tous les peintres que j'ai connus discutaient, parlaient
seuls, parlaient autour d'eux de leur peinture, parlaient avec des amis, donc
ils étaient toujours dans une critique et dans une théorie, et
que c'était pas vrai de dire que ceux qui pratiquaient n'étaient
pas dans la théorie, et à l'inverse pour les écrivains
qui ne sont pas uniquement en train de théoriser mais qui fabriquent
un objet
Bon, attends, Guénaël, moi j'aimerais bien que tu
me dises pourquoi tu réagissais comme ça quand Laurent parlait
de la solitude
Du problème que te posait cette question d'individu
"
Guénaël HAUTBOIS : " Non je m'étonnais de ce
que disait Laurent, il avait l'air d'insister sur le fait qu'un artiste travaillait
solitairement. Alors que
Je voudrais que tu m'explique pourquoi. Pourquoi
cette condition nécessaire?"
L.L.D.M. : " Mais là encore il y a confusion ; c'est pas
une question de condition, mais de nature du travail. On rejoint le quiproquo
sur la critique, cette confusion entre le causal et l'effet, l'usage
Il
faut pas superposer le moment d'atelier, et le moment d'exhibition. Ils sont
liés dans la vie d'une uvre, mais ça marque des temps très
différents, de nature très différente de cette vie. J'aurais
pu parler aussi du moment où j'écris dans la plus grande solitude
un texte en pleine boîte de nuit, le panorama, les signes manifestes de
la foule ne corrompent pas la nature solitaire de l'acte. C'est le moment le
plus fort de l'effectuation du sujet, et c'est pour ça qu'il est toujours
critique. "
VIRGINIE : " Mais ça c'est récent cette idée!
"
L.L.D.M. : " Mais pas du tout ! Le Greco, Fra Angelico, voilà
des uvres d'une incroyable solitude ! Quand Didi-Huberman parle de l'aventure
visible et visuelle d'une uvre, il décode en fait les signes destinés
au secret - et issus du secret de la solitude - et les signes publics, ceux
qu'on va tous reconnaître pour nôtre, historiques, anecdotiques
etc. "
Virginie : " Mais non, tout ça c'est tellement récent,
cette notion
"
L.L.D.M. : " Mais c'est faux ! C'est on ne peut plus faux ! Par
exemple, ces signes manifestes, qui précèdent l'uvre, ne
participent pas à sa création
L'exemple de la cellule monacale
aménagée par Fra Angelico, à San Marco - toujours Didi-Huberman
- est excellent ! Il montre clairement des parti-pris de Fra Angelico, des parti-pris
solitaires, né du complot de la solitude contre tout ce qui la réduit
: le blanc qui écrase l'Annonciation, le fond, la lumière parasite
de San Marco qui joue la source, ça c'est une critique solitaire très
efficace des procédés de magnification à la dorure de son
siècle. C'est l'aventure de son expérience visuelle , et de tout
ce qui en découlera ; il sait que là, dans ce choix remarquable,
qui peut passer inaperçu à ses commanditaires - il l'a honorée
cette commande, l'Annnonciation est bien une Annonciation, tout va bien, il
n'a même pas rompu avec l'usage de la représentation - il y a de
la place pour le sujet, sa solitude, son effectuation. Il faut bien comprendre
que faire ça, plutôt qu'autre chose, c'est l'essence de la critique
Si Socrate pensait que Parrhasios, le peintre, était comme tous les peintres
un sophiste du visible, c'est parce que la naissance de la beauté, dans
les hybridations anti-naturelles de la peinture, les beaux monstres composites
vénériens, et bien il en avait très bien vu le côté
critique, lui. Et aussi, quand il introduit, peinte, sa pute adorée dans
la vie publique, il y distille sa sphère privée, la poursuite
de son expérience érotique, qu'aucun de ses commanditaires ne
saura voir, bien sûr. Bon tout ça montre bien que c'est loin d'être
nouveau, la part solitaire et la part critique de l'expérience artistique."
VIRGINIE : " L'interprétation qu'on en fait, en tant qu'expression
de l'individualité, elle est tout àfait récente. "
L.L.D.M. : " Évidemment, mais quelle connerie aussi! Mais
je n'ai jamais parlé de cette connerie, "l'expression de l'individualité".
Je parlais pas d'expression du tout, je parlais de l'effectuation du sujet !
C'est la différence que marquait Raphaël entre un acte critique
et un acte qui critique
Il y a effectivement une nature critique au cur
de toute activité artistique. Mais il y a aussi un acte de critique,
ce dont je parlais avec Bertrand, c'est-à-dire une pratique qui se politise,
et qui commence à exprimer en espérant l'entendement commun ses
points de vue, ses parti pris sur la sphère sociale, politique etc. C'est
complètement différent. "
R.E. : " C'est ce que je disais
On thématise l'individu
de manière beaucoup plus facile à l'heure actuelle, ça
c'est nouveau, mais la problématique qui est thématisée
n'est pas nouvelle : le fait de théoriser ou de thématiser quelque
chose n'indique pas que cette chose n'était pas là avant. "
VIRGINIE : " Simplement, quand tu n'as pas les mots pour dire les
choses, et bien t'as du mal à les penser. "
R.E. : " Pas évident, non ; pas évident
on en
parlait hier avec Laurent, on évoquait Descartes, et je rappelais, bon,
Descartes, découverte du cogito, etc. Ce qu'il y a de nouveau chez Descartes,
c'est pas que le cogito ait été découvert - comme si les
hommes avaient vécu avant dans l'ignorance de leur ego - c'est qu'il
a les moyens d'en parler. Ce qu'on découvre aussi c'est qu'en changeant
de vocabulaire et en faisant comme Descartes, en se forgeant des outils conceptuels
abstraits plus faciles pour décrire un univers mental, on perd aussi
des attributs qu'on avait en le décrivant en d'autres termes ; c'est
à dire qu'il est tout à fait intéressant comme vient de
le faire Laurent d'essayer de comprendre comment s'exprime par d'autres termes
une même expérience. Un jeu auquel je me donne en philosophie,
c'est d'essayer de remplacer le terme de Dieu qui apparaît constamment
dans la philosophie occidentale par d'autres termes ; à partir du moment
où c'est plus tellement à l'ordre du jour de dire Dieu. Alors
il va falloir mettre d'autres choses, on pourra choisir le matérialisme
historique, des tas de concepts différents, mais il est clair que si
on le fait on rentre dans autre chose. Donc on perd les attributs de pensée
précédents. Il s'agit en fait de conserver l'ensemble, de les
synthétiser
"
L.L.D.M. : " Vous me reprochiez tout à l'heure la forme trans-historique
de ma pensée, d'insister trop sur les notions de modernité
Il ne s'agit pas de parler d'évolution, cette notion m'est complètement
étrangère. Il y a juste un moment à partir duquel on passe
de l'intuition géniale à la transformation de cette intuition
géniale en objet utilisable qui prend toute sa valeur d'outil théorique
quand il s'inscrit dans un panorama intellectuel qui rende ça possible,
utilisable. Démocrite est plus un découvreur de métaphore,
hein, que d'une vision atomique de la matière ; c'est plus le reflet
d'une certaine conception cosmogonique, théologique du monde, qu'une
vraie remodélisation des sciences exactes
Mais peu importe à
vrai dire. Cette idée micro corpusculaire de la matière, un peu
comme les systèmes post ptolémaïques qui sont tout près
d'une certaine vérité cosmique, tout ça qui relève
de l'intuition géniale ne prend vraiment sa forme d'instrument théorique
qu'à partir du moment où le terrain conceptuel et intellectuel
est disponible pour la transformer
Pour Descartes, bien, qu'à mon
sens le cogito ait été énoncé par Avicennes, et
bien, c'est peut-être tout simplement le moment où jamais pour
que ça prenne du sens. C'est ça, la circonstantialité historique
Question d'appareillage. Quand je parle de regressus en évoquant les
premiers manifestes, c'est comme si on revenait au stade de l'intuition géniale
alors qu'on bénéfice depuis longtemps des effets de leur transformation
; ça c'est terrible, c'est une amnésie volontaire. Où un
nouveau mythe de l'âge d'or, d'une certaine manière, une certaine
émancipation étant acquise, il ne s'agit plus de patiner interminablement
sur son origine
"
R.E. : " Attends, juste une petite correction : tu parlais de Démocrite,
ce n'est pas que le reflet hein de
c'est un autre reflet qui, en ces termes,
d'autre, introduit l'altérité, et donc l'individualité.
C'est la version du monde qui lui donne corps à nouveau, si tu veux
On ne dit pas tout le temps les mêmes choses avec d'autres termes, ça
c'est pas vrai. L'intérêt de ce colloque c'est ça, à
travers l'affrontement à notre propre vocabulaire, on ne se contente
pas de redire des choses qui ont été dites autrement, on ouvre
un champ des possibles, avec - on ne peut pas l'ignorer - l'investissement de
chacun des partenaires. C'est l'aventure historique du savoir. " (fin de
la bande)