voir la video du colloque Compte-rendu de la première session du colloque, 22 Janvier 2000 voir l'album
Après lecture du texte de L.L. De MARS
"
De l'humour libéral ou l'invention de l'idiot moderne"
Texte disponible en pdf

a séance s'ouvre par une brève présentation, brodée sur une note que lit L.L.D.M., en la commentant, au public.
[… manquent les premières minutes d'enregistrement] " …il s'agit, seulement, d'admettre que celui que, depuis Platon, on appelait un homme, a disparu, pour laisser place à un parfait inconnu. C'est peut-être ce dont on parle, quand on parle d'homme, qu'on va essayer de dessiner un peu plus clairement… peut-être que le modèle platonicien n'existe toujours pas, n'a jamais vu le jour, peut-être qu'il est resté coincé dans la gelée des siècles, arrêté en formation idéelle.. enfin, simultanément à un nouveau modèle — l'objet anthropologique — c'est un nouveau site d'observation qu'on va essayer d'imaginer ici, un site duquel on puisse observer un siècle qui se refuse à être pensé, ce qui est normal, hein, puisque c'est celui duquel on prétend sortir en ce moment… c'est, disons, le vingtième siècle, qui commence vaguement au milieu du XIXème et me semble pas prêt d'être fini… A mon avis on va patauger dans le XIXème pendant un bon siècle d'autosatisfaction encore. Voilà… Et encore ceci : ce qui différencie radicalement le modèle platonicien de cet homme que je voudrais voir se dessiner avec vous, et bien c'est le temps, le temps pris pour la connaissance, le temps pour la jouissance intellectuelle, le temps pour penser, tout simplement. Ce temps-là a disparu, et les lieux où il a disparu de façon la plus flagrante, évidemment, on les reconnaît, c'est les lieux d'économie maximum du temps, pour la jouissance de penser, d'organiser la pensée, qui sont les supports médiatiques adulés comme moyens, hein, sans soucis de ce qu'ils médiatisent. Un lieu où le temps a disparu, s'est engouffré, en pleine réplétion, c'est évidemment la télévision : alors est-ce que c'est une coïncidence, est-ce qu'elle a été créée pour répondre à un besoin de ce type, ou bien est-ce qu'elle l'induit déjà comme objet, je ne sais pas trop… bon tout ceci semble un peu confus pour l'instant, je vais vous lire le texte d'ouverture, et on verra bien ce qui sortira de tout ça. "

Suis la présentation rapide des modalités d'intervention des auditeurs, et la lecture du texte.

( La seule intervention au cours de la lecture sera celle-ci, après le passage: " …c'est avec elle qu'il se sent populaire et démocrate"…)

V.V..JOUFFE: "Justement, cette fin de phrase, "populaire et démocrate", j'aimerais beaucoup que tu reviennes là-dessus, que tu développes le caractère de confusion, je dirais d'usurpation dans l'emploi de ces épithètes, par rapport à ce qui se passe vraiment. "
L.L. De MARS : "Hm.On retrouve là un tempérament proche, un comportement linguistique propre aux tyrannies de gauche qu'on connaît, le stalinisme notamment, qui consiste à proposer pour modèle la libération de tous en ruinant dans cette totalité l'émancipation du sujet. C'est dire : "tout se vaut" quand on a bien limé les différences visibles, et je ne parle pas d'argent seulement, bien sûr, et que la chose la mieux partagée est la même pauvreté. En fait l'Idiot moderne rejoue avec les signes l'illusion qu'une chose répétée à l'infinie, si chacun en dispose, y gagne immédiatement du sens. C'est un refus de la singularité, c'est un refus des différences entre toutes les propositions ; les propositions sont historiques ? et c'est la légèreté post-moderne devant l'histoire... C'est un regard qui se base sur la rentabilité des aventures intellectuelles, puisqu'on pense encore en termes économiques d'échec et de réussite, hein, et aussi de globalité du marché... Voulant par là signer la défaite de certaines pensées parce qu'elles n'ont pas eu -et elles n'ont pas à avoir ! - d'efficience comme valeurs échanges, qu'elles ne se sont pas montrées aussi performantes ou exemplaires que d'autres, alors tout peut bien se valoir, toutes les tentatives, quand on les pense en termes de performances, sont égales dans leur sens. Quand je parlais, je disais bien ce que tout ça a de dévaluant pour les idées de démocratie... y est toujours accusé de se faire l'ennemi de tous celui qui fait valoir sa singularité, comme si la tyrannie venait de lui, d'une seule personne ; au contraire, une des seules choses à faire valoir comme bénéfique pour tous, c'est la possibilité d'être seul, et même physiquement seul... La haine de la solitude, le soupçon de pathologie qui pèse sur celui qui veut la paix, ça en dit beaucoup sur le rapport hégémonique de l'Idiot moderne avec le groupe humain, la société... comme le stalinisme, là où ça propose la mort de la tyrannie, on en propose une autre bien plus terrifiante, qui n'a pas de visage propre, qui absorbe chacun comme une de ses parties bienveillantes, c'est la dissolution du sujet dans un super-sujet, qui est le groupe, la nation, que sais-je... d'autres super-sujets font le même travail, d'ailleurs... L'université... J'ai répondu à ta question ? "

(Reprise et fin de la lecture du texte).

Illustration de Vincent Matyn

L.L.D.M. : " oui, tu commences ? "

Christelle X : " Il y a un terme qui est récurrent dans l'œuvre de Sade, c'est le terme d'écart ; qui est également envisagé comme une notion… Je me demande si la caractéristique de l'Idiot moderne n'est pas le refus de cet écart, le refuge d'une esthétique du lisse et de la linéarité… "

L.L D.M : " Hm, du même ordre que la distance que j'évoque dans le texte, et qui est révoquée ? Sade serait le pire ennemi de l'idiotie moderne, parce que s'il y a un mythe qu'il réduit à néant une bonne fois, c'est celui d'une pérennité de la nature, une persistance de la naturalité de l'homme… Il s'en fait le contradicteur, entre autres choses, parce que c'est sans doute en ayant cessé de voir encore poindre, chez l'individu comme dans le groupe social, le moindre élément naturel, la moindre trace d'animalité, que s'érige la question de la responsabilité, surtout de la responsabilité morale, et… enfin il le fait apparaître en proposant un modèle extrêmement virulent de sa totale contrariété, en fait un modèle parfaitement contraire, hein, un peu comme les cheyennes contraires des westerns, un modèle contraire bien sûr au modèle monothéiste, mais c'est aussi un modèle très aventureux, surtout quand il rejette l'hymne à la nature parce que, et bien, il soumet celui qui y adhère à la plus extrême solitude. Je crois que ce qui caractérise l'idiot moderne, celui que porte en lui chacun de nous, il faut le dire tout de même, c'est bien, et tu as raison, le renoncement à tout écart, à cette distance, c'est-à-dire que c'est la terreur d'avoir à affronter son individuation si elle passe par la solitude à un moment donné de sa pensée. Être seul à penser dans son trou… Tu sais, quand je parle de l'aspiration, pas seulement à la normativité, mais à l'efficacité du discours, c'est aussi une aspiration à se voir reconnu par et disons DANS ses pairs tout le temps, sans discontinuité. L'idée d'un entendement commun, comme celui d'une naturalité éternelle de l'homme c'est l'appel de tout idiot moderne en nous pour le repos… mais à chaque fois en ruinant bien sûr l'organe de notre jouissance, la pensée par laquelle on s'émancipe, qui se doit d'affronter l'aventure terrible de la solitude. Risque et responsabilité. Il faut au contraire renoncer à la proximité idéale que ça propose pour choisir l'écart. ça répond à ta question ? Tu définirais comment l'écart sadien, toi ? "

C.X. : " L'écart, ce sont des effets de déplacements, et ça pourrait être une définition de la pensée aussi, par rapport à un référent, une chose entendue…

L.L.D.M. : " Tu fais allusion au renversement systématique des rôles chez Sade ? Les jeunes filles dominatrices qui font leur choix sexuel, enfin, le jeu des contraires… C'est ça ? On est même étonné qu'un homme n'ait pas accouché, chez Sade, tellement il nous a joué l'inversion systématique…"
C.X. : " C'est plus les parenthèses permanentes dans le texte même… "

L.L.D.M. : " …C'est vrai, la digression opère là aussi sur le mode de la rupture des usages du récit… Français, encore un effort pour être républicain est peut-être l'apothéose formelle de la digression chez lui.. C'est vrai que chez Sade, comme chez Proust, le temps à prendre pour penser, le risque qu'on s'y perde, et que s'y perde le récit lui-même, voilà qui est à l'opposé de l'économie du texte ou de la pensée libérale. Je ne sais pas d'ailleurs si aujourd'hui, la sécheresse grammaticale quasi imposée des romans, et le retour abusif du sujet écrivant dans lequel se superposent narrateur, héros, commentateur, etc. sous le seul "je"… cette absence encore d'écart de la première personne qui semble parler par la bouche de la légitimité - celui qui cause sait de quoi il cause - cette proximité complètement artificielle, assez racoleuse… et aussi cette prudence stylistique, une quasi pruderie, ces petites choses courtes à la Echenoz, tous ces machins… Oui, c'est peut-être là-aussi la forme inavouée, moins évidente, d'une tendance Idiote moderne… C'est marrant d'ailleurs que les sanctions tranchantes de type Café du Commerce, "Proust interminable", "on s'y paume", etc. se soient propagée où on les attendait pas, dans toutes les sphères sociales du discours, les cercles littéraires… et l'université…"

Olivier Thébault-Barbas : " J'ai dû lire et relire ton texte, pour essayer de comprendre quelle était ton intention… Ma question, en forme d'ouverture de débat, c'est : comment définir la notion d'Idiot moderne en respectant l'autre ? En se disant, je ne suis plus idiot ? "

L.L.D.M. " Attends, il s'agit d'un objet notionnel, un modèle pour commencer à parler ; ce n'est pas un brûlot désignant des individus en particuliers, un truc comme ça… C'est pratiquement un héros de roman, qui porte en lui plein d'autres choses, d'autres observations ; d'ailleurs la façon peu conventionnelle dont se goupille mon texte emprunte plus aux voies de la fiction qu'à l'essai. C'est ma méthode, je n'affirme pas que c'est la bonne, mais c'est la mienne, celle d'un type qui écrit de la fiction surtout, qui n'est pas essayiste de toute façon. L'idiot moderne est né comme n'importe quel héros de fiction, de l'observation de quelques faits sociaux, d'attitudes… L'idiot moderne ne désigne personne hors de nous, présents ici, il s'agit pour nous tous de savoir un peu comment on en est arrivé là, dans cette merde. Ce colloque, c'est la première phase de travail pour esquisser un modèle théorique à partir duquel on pourra bosser. Je l'ai dit tout à l'heure : ce sont nos choix et nos pratiques artistiques, théoriques, conceptuels qui sont en danger, qui dérivent, si l'on s'obstine à observer l'homme selon le modèle platonicien. "
suis ce passage lu de ses notes :
" Je crois que nous ne pouvons plus continuer à imaginer des nouveaux modèles théoriques tout en supposant l'homme animé des mêmes désirs mélioratifs et du même eudémonisme que ceux que la philosophie lui a toujours supposés; il est grand temps que les intellectuels se fourbissent, en sus de leurs yeux, d'une banale paire d'oreilles pour entendre la rupture absolue qui tranche entre l'idée générale qui est donnée tant du bonheur que de l'avenir et celle que dispensent jusqu'ici nos anthropologies"
puis il reprend:
" Bon… On a toujours travaillé avec un modèle humain dont on disait : il cherche son épanouissement et son bonheur ; est-ce que c'est toujours vrai et, surtout, est-ce que les moyens qu'il se donne pour ça et le but qu'il se donne sont ceux qu'on lui octroyait, ce qu'on imaginait être le goût pour la complexité, l'individuation vraiment autonome, la recherche du libre-arbitre, etc., la marque de toute émancipation… et bien si tout ça était devenu complètement faux ? Sur quoi on se penche, quand on se penche sur nous-mêmes ? Il y a d'autres choses, des événements historiques, qui nous révèlent à nous-mêmes sous un autre jour, et peut-être d'ailleurs que cet abandon, cette forme de désaveu d'humanité chez l'homme est le produit de ce choc historique ; je fais bien entendu référence à la Shoah, et au visage que l'homme s'est découvert à la libération des camps de la mort. Cette fausse amertume sans risque, sans culture, ce second degré, cette ultra-légèreté, en fait, cette auto-exécration, de l'Idiot moderne est peut-être née de l'impossibilité d'assumer ça, je ne sais pas… essaye de penser l'Idiot moderne comme le personnage d'un roman historique et digressif si le côté " texte philosophique " te fait chier… Chacun d'entre nous peut y trouver un oeil pour lui-même. "

S'ensuit une conversation sur la culture supposée du texte et l'érudition écrasante que nécessiterait la détermination de son objet. L.L.D.M. n'y comprends rien, refuse d'y comprendre quoi que ce soit, et ne voit pas en quoi ça ouvre le colloque. Ça traîne. On y entends " Comment faire émerger ce personnage de l'Idiot moderne sans oublier l'érudition, mais sans écraser avec l'érudition ". ça agace L.L.D.M., ça se répète. Il dit : " C'est marrant, finalement, parce que l'enjeu de ce colloque est de démontrer que les colloques n'intéressent plus personne. " Bon…Jean-Philippe Hautbois, éclaircit pour L.L.D.M. les propos d'Olivier qu'il semble avoir mieux saisi :

J.P.H : " Comment on fait, en étant idiot moderne, pour écrire un texte comme ça, et nous pour le lire.. C'est à dire que, outre le fait que ton texte est effectivement pas cultivé et d'ailleurs j'aurais deux trois questions à te poser là-dessus, outre le fait qu'il soit simple, c'est, théoriquement, comment on peut se permettre la lecture même de ce texte ? Enfin, sa pleine compréhension. C'est-à-dire qu'à un moment il y a une scission qui se crée entre moi, lecteur, et moi idiot. Je crois que c'était un peu ça la question d'Olivier. "

Simon Artignan : " Oui, je voulais dire que si tu décris une situation à travers un personnage comme celui de l'Idiot moderne et que tu convoques les gens à réagir face à ça, tu le fais, pour le coup de manière très didacticielle. Or on sait très bien que dans le principe de connaissance, l'autonomie est quelque chose de fondamental, et qu'il y a un hiatus entre être un organisateur de colloque qui convoque à cette réflexion à travers un texte qui est contradictoire à mon sens avec le fait d'être ici pour réfléchir sur l'autonomie, et se dégager d'une idiotie moderne. "

L.L.D.M. : " Mais tout texte rendu public peut être entendu comme péremptoire ou pas ; il se trouve que ce texte n'est pas un manifeste, il n'est pas dogmatique.. Je ne vais pas rappeler ce que c'est qu'un colloque, non ? Il va s 'agir de constituer, finalement, quelque chose comme une communauté négative en quelque sorte ; peut-être pas trouver ensemble des choses à nous dire, mais dire ensemble quelque chose sur une même chose. "
S.A. : " Mais ton texte fait un peu tautologie ; à la fin, je suis pas vraiment convaincu que tu nous aies convoqués… "

Raphaël Edelman : " Je voulais te demander quelque chose : est-ce que tu as réfléchi à une contre figure ? L'idiot moderne est caricatural, tout ton texte est filé autour de ça, et je pense qu'il serait nécessaire pour sortir de cette incompréhension d'élaborer une contre figure, qui puisse s'opposer à l'Idiot moderne ; parce que pour moi l'Idiot moderne comme tu l'as dit est une part de nous-mêmes, je l'envisage comme une sorte d'amputation : c'est à dire le fait de s'arrêter sur son moyen critique, d'en rester là… L'autre question que je me pose, et à laquelle tu pourras me répondre après m'avoir dit quelle était la contre figure, c'est : que vise l'Idiot moderne, si son moyen n'a pas de fin autre que d'être utilisé ? On se rend compte qu'il n'y a pas de jouissance dans l'utilisation d'un moyen pour lui-même, dans ce cas-là, qu'est-ce qui est visé ? "

L.L.D.M. " L'absence de toute forme de danger… une espèce de terrible repos. Mais un repos morbide, si tu veux. Mais que d'aucun peuvent trouver parfaitement satisfaisant, c'est dans le texte ce que j'appelle " baver dans les asiles d'aliénés de la continuité ". Je disais tout à l'heure que l'eudémonisme a peut-être changé de visage ; oui, on a affaire à un nouvel eudémonisme, que moi je trouve terriblement criminel ; quant à la contre figure, eh bien, nous sommes la contre figure. Je veux dire : puisqu'on est là en train de s'arrêter ensemble sur quelque chose qui fait écho chez nous, de façon assez angoissante pour qu'on en cause, et qui nous pose suffisamment de problèmes pour qu'on prenne plus de deux heures de notre vie à en débattre, qu'on ait assez d'appétit à penser là-dessus, alors nous sommes cette contre figure... d'accord, elle est timide, pâlotte, mais on lui demande pas non plus d'être exemplaire à son tour, d'être sur des barricades. Comme dit Philip Roth dans Opération Shylock : " Arrête, respire, réfléchis ", et bien le seul fait de faire ça ici, c'est dessiner cette contre figure. C'est une activité qui contrarie l'appétit d'économie maximale et de rentabilité, du temps raccourci, de l'Idiotie moderne. "

Olivier Thébault-Barbas : " Ben là, tu réponds à ce que j'essayais de dire tout à l'heure. "

R.E : " Oui, en fait, la forme de stabilité qui caractérise l'idiot moderne, c'est la stabilité du mouvement : c'est à dire d'être dans un mouvement qui ne s'arrête pas, il y a une sorte de cercle qui apparaît. Mais je ne suis pas convaincu que la figure à opposer à l'idiot moderne ce soit nous ici, parce que nous sommes, d'une part, l'Idiot moderne, et d'autre part la figure manquante. Ce que je comprends mal aussi, c'est que tu convoques un modèle platonicien etc… "

L.L.D.M. : Je le convoque pour l'exclure, quand même "

R.E : " Oui, mais en l'excluant tu exclues alors le modèle de l'idiot "

L.L.D.M. : " Attends, ce que je veux faire valoir c'est pas du tout l'opposition entre ces modèles, comme pour régénérer l'ancien. Il s'agit pas non plus d'établir une théorie qui n'ait de regard que pour elle-même, ça, ça s'appelle de la liturgie. Il s'agit pour nous d'imaginer qu'ensuite, dans nos divers secteurs d'activités -il y a surtout des artistes ici, mais je sais pas ce que fait chacun, enfin peu importe- il s'agit que ça ait un écho dans toutes nos pratiques, que ça nous change un peu quand même. Il s'agit de retrouver intacte, généreuse, cette jouissance de l'émancipation par la pensée et le temps qu'il lui faut, il s'agit aussi de retrouver cette délicieuse inquiétude d'être son propre objet. Et il s'agissait pour moi aussi de me demander pourquoi entre ce que je respecte le plus c'est à dire perdre mon temps pour des choses aussi inutiles qu'extraordinaires, et regarder une connerie à la télé, ben… me demander pourquoi, si souvent, j'ai choisi la deuxième voie… c'était contrarier mon appétit théorique à vivre par un abandon morbide, voilà. Mais attention, quand je parle de complaisance morbide de l'Idiot moderne, tout le monde a compris qu'elle ne tient pas dans le fait de se livrer à des conneries comme ça, plus ou moins inavouable, en se gavant de ready-trash ; elle tient dans le fait d'y ajouter le commentaire, c'est à dire de substituer aux objets pour lesquels il est vraiment nécessaire de mettre en œuvre un appareil de cognition, de critique, le ready-trash qui en est ni plus ni moins que la ruine, ou la grimace : singer la connaissance, l'érudition etc., pour des objets qu'on consomme comme on prend un bon bain. Je stigmatise pas le goût pour la pop, mais la théorie de la pop. "

Gilles Leguennec : " Je voudrais savoir pourquoi tu as choisi, comme ça, le mode de la logorrhée comme modalité d'action ? "

L.L.D.M. : " Pourquoi logorrhée, je ne suis pas malade, je n'ai pas le sentiment de parler sous moi … "

G.L. " Parce que, il y a par ailleurs des pièces, pourquoi le discours n'est pas articulé à ce qui se passe à côté ? Ce qui est montré à côté ? " (G.L. évoque le fait que le colloque se déroule dans un centre d'art contemporain)

L.L.D.M. : " parce que ces pièces ne sont pas des objets de discours, elles y sont aussi assujetties (sourd comme un pot, je crois que je n'ai pas bien entendu la question). Et puis là, il s'agit vraiment de parler, c'est autre chose.. "

G.L. : " Est-ce que le faire n'est pas plus intéressant ? "

L.L.D.M. : " C'est une autre idée, et c'est vraiment une autre action, à côté… "

G.L. : " Est-ce que là tu ne sombres pas justement dans le principe que tu dénonces, par la prévalence du langage… et du signe ? Est-ce que ce n'est pas là le cœur du problème ? "

L.L.D.M. : " Attention, je me bas contre la prolifération et l'inflation du signe ; je n'ai aucun compte à régler avec la domination du langage. "

G.L. : " Dans la mesure ou c'est ressenti, où le risque a été noté, d'une certaine violence faite par le langage, par, disons, une certaine érudition, je crois que c'est montrer du doigt, justement, le problème à mon sens. C'est à dire que des positions qui sont des positions liées à une analyse intellectuelle peuvent se réclamer d'un faire et pas d'un dire. "

L.L.D.M. : " Et pourquoi pas les deux ? si ce sont des choses aussi disjointes que vous le dites… Le langage, c'est le lieu-même, enfin : c'est MOI, d'abord, il ne s'agit pas ni d'un mode de communication, ni d'un mode d'expression. Il s'agit réellement de mon idéation comme mon propre sujet, le lieu où JE suis en formation, où je m'actualise. Le travail artistique ne l'est que dans le cadre de l'atelier ; les œuvres d'art pour moi ne sont que les traces testimoniales de ce qui les a précédées dans l'atelier. Elles ne sont pas, ici, génératives comme… "

G.L. : " Mais justement, le problème c'est de situer le faire toujours à la remorque d'une idée et je pense "

L.L.D.M. : " Eeeh, mais je parle d'action p "

G.L. : " …se doit d'inverser la suite, et mettre le faire en locomotive ".

L.L.D.M : " Je faisais une distinction entre ce qui peut être vu de mon travail artistique, et cette expérience unique qui est l'expérience d'atelier ; mais que personne d'autre que moi ne peut voir, comprendre, saisir… C'est un peu le problème : s'il y a quand même un mode social, collectif, qui me permet à la fois de faire ce travail d'invention, d'idéation du sujet pour lui-même, et, en plus, d'être avec vous, eh ben c'est parler. "

G.L. : " Est-ce que justement il n'y a pas à trouver un mode qui soit celui de l'existence, disons, d'un rapport à ce qui se fait, un mode d'action qui soit en même temps un mode d'action sociale… Il n'est pas nécessaire de supposer un moment solitaire, je pense qu'il y a vraiment à trouver un échange possible, relativement à des pièces qui seraient non plus seulement montrées, mais actives. Il n'y aurait plus un ensemble inerte, mais un ensemble qui serait activé. A ce moment là, je te verrais mieux camelot, que disons, orateur. "

L.L.D.M. : " Je ne suis pas du tout certain, pour ce qui me préoccupe dans ce texte, et dans ce cadre, d'avoir d'autres moyens que celui-là disponible. Aucune des camelotes que je produis dans l'atelier, sonore ou plastique, ne pourrait aller assez loin dans l'évaluation et la définition d'un objet à penser, qui doit devenir objet pour penser… et autour duquel on puisse se retrouver, et inventer à plusieurs. "

G.L. : " Les sons valent aussi, indépendamment du langage… "

L.L.D.M. : " Mais vous pensez déjà à un mode précis ? Moi je n'ai pas assez d'imagination disponible là… c'est assez flou… "

G.L. : " Je pense que des analyses peuvent s'obtenir par le fait de faire, d'une certaine manière. Un rapport avec ce qui se fait, et développer, comme ça, un rapport d'intellection. Un rapport aux choses en général. Ça c'est à inventer à mon avis. "

L.L.DM : " De mon point de vue, l'expérience artistique, l'oeuvre d'art plutôt, n'a rien a gagner à être impliquée dans une expérience collective. Elle est pour moi, comme le poème, la simple chambre d'écho de la solitude du sujet. Et en dehors de ça elle ne m'intéresse pas. La performance, par exemple, n'est qu'un sous théâtre du corps, qui réactive le mythe du bon sauvage. C'est "

G.L. : " C'est une dimension critique que je vois, une dimension aussi analytique, que je vois possible par le faire et qui n'est pas là, encore. "

L.L.D.M. : " Ce que je trouve bizarre en fait, surtout, c'est que vous fassiez une distinction tellement grande entre dire et faire. Vous croyez que dire c'est ne rien faire ? "

G.L. : " Si ; la preuve, c'est qu'un micro ça en fait partie.. C'est déjà une action. Mais disons que ça participe trop, dans l'ordre des représentations actuelles, de la prévalence du signe. "

L.L.D.M. : " Vu le temps qu'on prend pour le faire, non. "

G.L. : " Il n'y a pas que le signe en question, il y a aussi la présence de celui qui parle ou ne parle pas. Et effectivement, il y a de l'être en question. "

L.L.DM. : " Et puis le discours est bien loin d'être seulement la forme du discours quand même ! Vous instrumentalisez le l "

G.L. : " La possibilité qui serait intéressante, c'est de trouver comme lieu de réflexion l'art, tout simplement. C'est à dire "

L.L.D.M. : "ça peut y aboutir, mais il s'agit d'un travail liminaire, vraiment, dont l'art est aussi l'objet, bien sûr, mais entre autres choses, et puis pas seulement l'objet… et puis j'ai l'impression dans ce que vous dites, qu'on parlerait par signes : enfin c'est faux ! D'accord, le langage est construit autour de signes, mais moi je ne parle pas par signes, je ne dis pas des signes. "

G.L. : " Non. Ce sont des mots. "

L.L.D.M. : " Ben oui, d'accord : on n'est donc pas dans la prévalence du signe, mais du langage et "

G.L. : " Ben moi je pense qu'il y a là beaucoup d'autorité donnée au langage… "

L.L.D.M. : " Vous croyez pas qu'elle est légitime ? "

G.L. : " Je pense pas, je pense qu'il faudrait construire un mode de faire qui soit un mode plus analytique ".

L.L.D.M. : " Un détail : s'il existe une peinture d'usure, il n'existe pas de peinture d'usage. Ce serait nier la spécificité, la nature du travail artistique, que de l'imaginer à un certain moment piétiner sur les mêmes plates-bandes que le langage, imaginer que l'oeuvre puisse être un objet collectif dont les éléments puissent être échangés avec la même autorité que nous le faisons en parlant.. Je ne connais d'usage que la langue d'usage. Aucune œuvre plastique ne pourrait répondre à la même nécessité que celle de ce colloque. "

G.L. : " Je pense qu'il y a des usages qui ne passent pas par le langage ; il n'est pas nécessaire de dire pour analyser une situation… Les objets parlent d'une certaine manière. "

L.L.D.M. : " Ceux qui portent une réelle tension critique, une véritable intention analytique, tôt ou tard, ceux-là aussi finissent par tomber dans la trappe linguistique, par être des objets de commentaire. Je vois mal comment on pourrait y échapper ; le langage n'est pas hors de moi, forcément, il n'y a pas un objet qui ne puisse pas tomber sous sa coupe. Ça ne me semble pas pour autant réducteur, ou tyrannique, c'est simplement pas grave. Vous montrez ça comme une atroce fatalité, mais si c'est effectivement une fatalité, je ne la trouve pas très encombrante, ni atroce. Ça ne me réduit pas plus d'être de langage que d'avoir deux pieds plutôt que huit tentacules… Ce qui est intéressant, même si tout objet attend sa soumission à la critique, dans le langage, c'est de ne pas assimiler ces objets à s structure ou à ses spécificités, voire à sa fonction critique, c'est de ne pas prendre les œuvres d'art pour un paralangage, ça ce serait scandaleux : les y inféoder dans leur espèce… Il est inévitable, et toujours aussi peu grave, que même les œuvres critiques les plus pertinentes, finissent par être discutées, commentées, analysées… sans attaquer en rien leur intégrité. "

Simon.Artignan : " A ce propos, on a vu que des aphasiques, même après avoir retrouvé l'usage du langage, disaient en retrouvant cet usage que la part cognitive n'était pas perdue pour autant ; il ne faut pas simplement dire que parce que le langage fait partie de l'être, il définit obligatoirement l'être. C'est un point de départ qui fausse le débat. "

L.L.D.M. : " Tout d'abord je n'ai pas dit qu'il en était une partie ; en plus, pour la cognition : à ton avis, on pense en quoi ? "

S.A : " Non, mais tu dis que c'est une exclusive, et que les œuvres d'art finissent "

L.L.D.M. : " par être commentées, c'est tout ce que je disais "

S.A : " D'accord, restons sur le commentaire : elle ne sont pas appréhendée seulement par le langage. "

L.L.D.M. : " Mais bien sûr que non, évidemment, qui a dit ça ? Pourquoi existeraient-elles, si c'était le cas… "

S.A : " Quand on te dit : il y a plusieurs solutions, le faire en est une, le discours peut en être une autre, si on… si on parle de l'Idiot moderne comme une perte de puissance cognitive, elle ne doit pas être posée exclusivement par le langage comme tu l'as, toi, mis en exergue. "

L.L.D.M. : " Mais, une fois encore, je suis d'accord : c'est pour ça que j'ai fait appel tout autant à des artistes qu'à des intellectuels, pour essayer d'imaginer, pour continuer ce travail de prospective. C'est que le début, c'est l'esquisse d'un projet, qui doit aboutir à des hypothèses, leur soumission dans un lieu de rencontres comme celui-là, qui ouvriront à un champ de travail etc. Mais il n'y a que le langage qui puisse organiser ça, le rendre cohérent, possible… Qu'ensuite dans ma pratique, par exemple, tout ça prenne corps autrement, c'est même le but de l'aventure… Je pense que le calendrier, qui est dans la pièce d'à côté, est une réponse à tout ça (j'évoque ici un de mes travaux plastiques, un calendrier de l'an 55, qui donne le point de départ de l'histoire à la libération des camps ; visible sur le site Rotative http://bon-accueil.ifrance.com). Mais c'est une réponse qui en rien, comme aujourd'hui, ne nous permettrait de poser toutes ces questions, latérales, et de peaufiner un modèle théorique, enfin… Ni d'imaginer une suite à ce qui se passe aujourd'hui. "

S.A. : " J'entends bien, mais tu dis qu'il y a une organisation chez toi qui tourne autour de la proposition faite à travers ce texte là, c'est là où je disais que c'est sans doute une des propositions -et c'est à mon avis assez juste par rapport à ce que ça relève, ce que tu appelles Idiot moderne, l'absence de pensée collective qui fait acte cognitif ou singulière qui fait avancer l'être, ou repositionner l'être- il va y avoir ici d'autres manières de travailler ou d'aborder ce principe là. Elles ne sont pas exclusives ; si tu te posais la question de savoir pourquoi il y avait si peu de réponses, en tout cas que ça n'engageait pas au faire, c'est peut-être parce que la tautologie du texte le proposait en elle-même… "

L.L.D.M. : " De quoi tu parles ? En quoi il est tautologique ? … Je ne comprends rien. "

S.A : " C'est à dire que c'est une proposition qui n'est que du discours sur un texte qui a été écrit, qui est à discuter, qui ne sortira pas, qui, pour l'instant, enfin c'est que du langage "

L.L.DM. : " C'est QUE du langage ! Le monde est rond… "

S.A. : " ce que je veux dire, c'est que sorti de là, est-ce qu'il y a suite peut-être, je suis pas sûr, au vu de la présentation… "

L.L.D.M. : " Mais tu voudrais quoi ? Qu'il fasse pousser des fleurs, tourner une machine à laver ? Qu'est-ce que tu demandes à ce texte, qu'est-ce que tu racontes exactement ? "

Olivier Thébault Barbas : " Peut-être qu'il y a aussi un projet qui s'appelle Rotative ici aussi, et c'est peut-être ça que voulait dire Simon... C'est peut-être aussi parce qu'il y a ensuite une association SEPA qu'il y a des gens ici. "

S'ensuit une conversation franchement pénible à transcrire sur la redevabilité d'un colloque à la structure qui l'accueille et toutes ces sortes de choses, un truc sur le mode associatif du SEPA, etc. On y entends " non seulement tu as un usage (ça ne s'invente pas, ça. n.d.l.r.) du langage, désolé, mais tu as aussi un usage de l'associatif " (O.T.B.). Alors ça patauge ; L.L.D.M. est en train de reformuler la nature du projet de colloque, la spécificité de son projet, la nature de son objet. Stand by.

Jean-Philippe Hautbois : " Je voudrais savoir comment tu conçois l'Idiot moderne à travers les époques… On parlait de ça tout-à l'heure, mais je me doute que l'idiot moderne existait déjà chez Sade. "

L.L.D.M. : " Je ne pense pas ; ce qui m'a permis de détecter, de dessiner cette figure, c'est vraiment un ensemble de faits et d'attitudes très récents : si je dois situer l'apparition de l'Idiot moderne, de son auto-exécration qui s'ignore, la haine de la pensée, au XIXème siècle, c'est pas innocent ; c'est le moment où apparaît cette croyance que la multiplication des supports de médiation va grandir la pensée, l'acculturation, le savoir… Après la radio, etc. et à mesure que viendront s'y greffer des méthodes si tu veux, pour diffuser énoncés et discours, ça se fera au nom de la sacralisation de cette grande profusion elle-même, c'est encore, là, la boulimie des moyens, et des signes.. comme si ça avait intrinsèquement valeur de sens. Ça me paraît assez moderne comme conception ; ça naît à peu près avec les feuilletons pour édifier les ménagères… façon de parler… Quelqu'un voit naître ce mysticisme du média avant ? "

S.A : " C'est des questions qui sont posées à la naissance de l'imprimerie avec Gutemberg ; où justement un pouvoir catholique se dit que c'était la perte du sens de la parole sacrée… et qui disait ça ? c'est justement une élite ; on repose la question d'une élite face à l'idiotie. Qui pourrait avoir le monopole de l'élite… à l'époque ça a été l'église pour une part infamante de ce jeu-là. Je sais pas si la poser maintenant avec le net est pas revenir à cette question qui s'est posée, à savoir qui maîtrise le sens des signes accumulés les uns aux autres. "

L.L.D.M. : " Attends, je parle de l'exemple contraire, celui de l'idolâtrie des moyens, c'est la qu'on place le sacré. Le système on le connaît tous : Attends, j'ai pris une note sur ce procédé… bon.. occuper le terrain ; il faut commencer par feindre de s'intéresser à un objet ; puis feindre de le trouver saboté (forclos selon toi) par une élite qui l'opacifie, l'éloigne ou bien l'interdit ; puis il faut feindre d'avoir un meilleur moyen d'y accéder tout en feignant aussi de vouloir préserver son intégrité, bien entendu… Il faudra aussi prétendre que tout ça, et bien ça nécessite des aménagements, qui, quels qu'ils soient, préserveront quand même l'intégrité de l'objet… Après quoi, on feindra d'avoir rempli son objectif quand l'objet original aura disparu, que ses amateurs ont disparu, dissous dans ces aménagements … et qu'il ne reste qu'un objet complètement inutile entre les mains de gens qui ne l'avaient jamais désiré. Tout plaignant, soupçonné de nier les efforts accomplis, est un pisse-froid.…J'ai noté ailleurs ce paradoxe sous cette forme : il s'assoie sur ce paradoxe qu'est la normativation au nom du " droit à la singularité ". Ce qui revient à priver ceux chez qui il existait d'un réel besoin, sous le prétexte de pouvoir fournir un besoin qui en est la caricature inutile à une grande partie de la population. Il s'agit d'un mérite dont l'échelonnage, la valeur, est le seul mérite de consommation collective… Et à la fin il ne reste rien, du vent ! Pour ce que tu disais, avec la naissance de l'imprimerie ; c'est la peur de la perte du sens sacré dans la multiplication et la traduction en langue vulgaire de la bible, ça… C'est plutôt l'exact contraire de l'idolâtrie des médias. Si c'est un mythe du moyen, il y est invaginé, plutôt, par ses détracteurs…".

S.A : " Ben si parce que la médiation se faisait par les prêtres et les érudits et qu'il n'y avait que la bonne parole qui était prêchée ; et c'était en cela où tout le culte s'est entouré de fioritures pour maintenir cet état d'allégeance du peuple qui avait ce besoin de croire. Et là-dessus, je trouve que tu fais un amalgame entre le changement d'outils et la prolifération qu'offre un outil et la nécessité de perte de sens à un moment pour une civilisation quand elle se transforme. Je veux pas jouer les bouffeurs de curés, mais il est vrai qu'on a moins besoin de cette religion telle qu'elle était pratiquée avant.. "

L.L.D.M. : " Tu veux dire qu'on a plus (+) besoin de celle des médias ? On a plus (-) besoin de sens ? "

S.A. : " Non, mais les médias ne constituent pas une religion ; celle à dénoncer maintenant c'est peut-être celle d'un capitalisme mondial, une religion économique, c'est plus "

L.L.D.M. : " C'est la même ! Ce qui m'intéresse, moi, ici, c'est les supports de pensée, je me fous comme d'une guigne ici du libéralisme purement économique, sinon comme métaphore. Il m'intéresse en tant que citoyen, mais le sujet, ici, c'est l'économie du signe, et "

S.A : " Ce qui me dérange, c'est que tu évacues par rapport à la notion d'Idiot moderne la notion, c'est à dire en dehors du support, et justement de ce que propose le support qui est en effet un outil excellent pour un libéralisme, et ce titre d'humour libéral me semble assez juste, c'est quand même là que se pose aussi la fabrique de l'Idiot moderne par un esclavagisme moderne qui est purement économique en ce moment. Le médias en est englouti et"

L.L.D.M. : " Est-ce qu'il n'a pas fallu commencer par rogner sur la singularité, par réduire la possibilité de penser le système dans lequel on se promène, est-ce qu'il n'a pas fallu commencer par ne plus proposer qu'un modèle d'idéation qui se fait à l'intérieur du circuit -comme quand on entend Sollers qui passe à la télévision en prétendant que le meilleur moyen de troubler le système c'est d'être dedans, ce qui est on ne peut plus faux- est-ce qu'il n'a pas fallu commencer par prétendre qu'on allait apporter la culture partout avec certains moyens industriels en disant que c'était pour le bonheur de tous, là où on calmait les ménagères avec de la sous-littérature inoffensive dont leurs éditeurs n'auraient pas voulu chez eux pour s'essuyer le cul, est-ce qu'il n'a pas fallu d'abord tout ce travail idéologique qui présente une véritable haine de la complexité et de la singularité, pour rendre possible cette vassalisation à un modèle unique économique ? Bien sûr que si ! Il a fallu commencer par faire croire que les moyens contenaient intrinsèquement le sens. C'est comme prétendre qu'avec internet le sens est partout, c'est des conneries, c'est la vision la plus Play School du Mac Luhanisme ; pour ce qui est du sens, le web n'est rien de plus qu'un balai à chiotte vaguement amélioré ! On ne peut pas glorifier des supports de médiation uniquement parce qu'ils vont plus loin et plus vite… Tout ce qu'on sait, c'est que celui qui a pris l'avion, celui-là ne sait rien du voyage. "

S.A.: " C'est ce que je relève dans le fait que je trouve un peu ambigü que tu ne parles pas de la solution économique, de ce que j'appelle une nouvelle solution finale ce qui va te choquer mais... comment un pouvoir économique a pu... mais oui, mine de rien ça a produit quelques milliards de morts au passage.. "

L.L.D.M. " Oui mais est-ce que ça produit des théories raciales? "

S.A.: " Oui, mais sur le fait de l'économiquement faible, mais plus (-) humain, ce qui est une autre formule; c'est un sujet que tu n'abordes pas alors que tu dénonces la médiation de cette notion"

L.L.D.M.: "C'est pas faux... Mais bon... parce que ce n'est pas mon objet aujourd'hui Simon, il se trouve que j'en ai un, là, assez touffu déjà, assez serré "

S.A. " Mais c'est ce qui me manque à moi... "

L.L.D.M. " Mais de toutes façons, ça va s'étayer: moi j'effleure pendant une vingtaine de ligne la question de la suprématie du signe, et bien c'est l'objet que va développer Jean François Savang dans deux semaines, tu vois... Raphaël s'intéresse tout particulièrement à la question du comique, du rire, dans cette aventure, l'impertinence… mon texte, je l'ai déjà dit, est un liminaire. On peut commencer à en débattre, mais le débat sur des trucs particuliers, lui, s'enrichira à chaque texte. après tout ça, il est pas improbable qu'on aura produit, pas seulement un objet à penser, mais aussi, peut-être, un outil; parce que, effectivement, pour penser autre chose, il vaut mieux penser autrement, se donner de nouvelles méthodes. il faut attendre un peu que s'élargisse le champ de cette prospective ".

Jean-Philippe Hautbois: " Juste une petite question; tu parlais de l'idiotie en terme de repos, et tu disais:"ce repos est morbide" etc., mais je pourrais entrer dans des considérations aussi comme celles de Simon, par exemple, est-ce que ce repos c'est pas le repos de nations qui se foutaient sur la gueule depuis des siècles et qui aujourd'hui, grâce à cette idiotie des masses, de chacun des citoyens etc., arrive à plus ou moins créer une entente commerciale... "

L.L.D.M.: " C'est sûr, à partir du moment où il n'y a plus de Juifs, il n'y a plus d'antisémitisme... "

J.P.H. : " Bon... Attends; je te parle d'un repos: je voudrais savoir à quel point ce repos est-il morbide et pas mérité? "

L.L.D.M.: " Il est morbide s'il est gagné en ayant foutu au feu l'instrument d'émancipation et de jouissance... Quand la pensée est exécrée à ce point, ce qu'on a haï c'est ce qu'il y a de plus humain et de plus délicat, complexe, chez nous... Ce qui pourrait nous autoriser à se sentir souverain... Si à ça nous renonçons au nom d'une animalité bizarrement sur-technologisée, équipée de prothèses, je trouve tout ce gachis assez triste, oui, assez morbide. "
J.P.H. " Si tu veux, me lancer dans l'aventure de ma pensée, c'est quelque chose qui m'excite, terriblement. Mais supporter ta pensée, c'est quelque chose qui peut vraiment me faire chier. Le fait que tu te reposes, toi, idiot, d'un certain côté ça me repose aussi... (rires du public) Non, mais je te parle de toi... toi: l'autre. En l'occurrence, je vais continuer à me faire un petit peu l'avocat du diable, mais, est-ce que ce serait vraiment intéressant de vivre dans une société où effectivement l'Idiot moderne ne règnerait pas en maître? "

L.L.D.M.: " Intéressant? Oui, enfin. "

J.P.H: " C'est pas une nécessité de nous foutre sur la gueule à longueur de temps, quoi. "

L.L.D.M.: " Mais ce sur quoi tu tires un trait, enfin c'est quand même très important: tu imagines que ça ne se fait jamais au détriment de quelque chose d'infiniment précieux, tout ça. C'est aussi naïf que de croire que des oeuvres de merde qui tiennent l'attention, le haut du panier, sont pas en train d'abolir des trucs dans l'ombre, des gens qui se disent que de toutes façons, tant qu'à côté il y a autre chose, c'est pas si grave... Oui mais c'est faux: c'est bien parce que le monde de l'édition est tenu par des types qui n'ont plus qu'une seule aventure en tête, c'est décrocher le tirage maximum dont on vend tout à des gens qu'on méprise, que sont mortes depuis les années 70 une centaine de boîtes d'éditions.Toutes les petites boîtes qui faisaient des trucs parallèles, difficiles, toutes celles-là ont disparu. Ce que tu oublies, c'est que cette hégémonie ne permet pas en sous-main la survie de tous les modes d'action ou de pensée en même temps. Effectivement, ça me serait peut-être indifférent que l'Idiot moderne règne en maître, ce qui est le cas, si ça ne mettait pas en danger les choses que j'aime le plus. J'ai noté un truc la-dessus, attends; voilà: ( je lis ma note ) Comment s'est opérée la mainmise sur les supports de médiation associée à la déchéance publique de la complexité ? Disons, en gros, que persuadés de l'interdiction de l'accès à la connaissance qu'une élite intellectuelle faisait peser sur la majorité, nos modernes idiots se sont dit un jour, nous sommes assez nombreux pour être méritants ; c'était, d'une part, une fois encore, plonger dans l'ésotérisme, c'est-à-dire la superposition systématique des signes aux objets (assimilation purement formelle de leur complexité respective tout en excluant la complexité conceptuelle); et, d'autre part, s'inventer une élite de l'ombre étrangement peu dominante, donc aisément renversable… mais, s'étant trompés d'objet en jalousant le prestige de la pensée tout en méprisant la cognition, à travers ses objets-mêmes, et se rendant compte du prix que coûte l'amour de ces objets, ils y ont substitué leurs valeurs de pacotille. Ils n'ont évidemment pas brûlé les musées puisque, après tout, ils sont les seuls à les aduler (c'est là la forme de leur distance) ; peu à peu, ils en édifient de nouveau, tout à la gloire de leur pacotille. Jusqu'ici, l'idiotie moderne se contente de construire des musées autour des déchets de société qu'elle admire et dont elle encourage la conservation, mais peu à peu, elle remplira les actuels musées avec ces déchets, jugés plus représentatifs d'un patrimoine dès lors que l'étalon devient la mythique " demande d'objet" (c'est l'application de la populomancie comme instrument d'analyse, déjà établie pour la télévision); ce travail est commencé en soumettant les œuvres d'art à une analyse, un choix, une description, propres à la consommation des déchets (voir " passage sur le ready-trash " du texte liminaire) Leur confier l'espace critique revient à confier la rédaction de " mythologies " à des catcheurs. Voilà qui est fait …"

J.P.H: " Là je vais rejoindre Simon.. Même si, et là je te cite "c'est la mauvaise littérature qui fait les guerres", la première fois ça ma choqué; je me suis dit, non, la littérature n'a pas ce pouvoir; finalement si, bon... Même si c'est vrai, le cheval de bataille aujourd'hui est vachement plus économique... Tu citais des chiffres, moi je peux te dire que 80% de l'édition américaine est contrôlée par deux éditeurs... "

L.L.D.M.: " Il faut surtout pas croire qu'il n'y a qu'un seul secteur de l'activité humaine à la remorque duquel seraient tous les autres... Si on doit essayer d'en penser quelque chose, de toute façon, on va "

J.P.H: " Non, mais la question serait plutôt: comment on se bat? "

La suite de l'enregistrement s'achève dans le brouhaha. Vincent Victor Jouffe reprend un passage du texte sur "la consommation groupale"... La réponse est remise à la session suivante.

Illustration de Vincent Matyn


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