EQDA1
  • Alles in allem bin ich aus einer durchaus interessanten Mischung, sozusagen ein Querschnitt durch alles bin ich.
    (Thomas Bernhard, Alte Meister)

    Chien n'est pas le contraire de chat.

    Longtemps le binaire amadoua. L'enfance : un chien est le contraire d'un chat, l'enfance longtemps le binaire amadoua.



    J'écoutais un titre de Bintou Sidibé et le prénom Bintou qui ne m'était pas familier m'obséda et je me suis mis à répéter "ich bin tout", ce qui m'a rappelé la phrase de Thomas Bernhard citée en exergue dont je ne me souviens jamais qu'en allemand-français sous la forme incorrecte :
    Alles in allem bin ich issu d'un mélange tout à fait intéressant, ich bin pour ainsi dire une coupe à travers tout. (Alles in allem = en somme)
    À un moment tu apprends que chien n'était pas, n'a jamais été le contraire de chat. C'est à peu près aussi le moment où tu comprends que tu n'es pas tout. Un grand mouvement de bascule, on entre dans un autre monde.



    Un chien est le contraire d'un chat occupe une partie de vie première, brève mais au souffle long, ses livres et ses index, ses éléments de rangement et ses imagiers, son vocabulaire, ses fournitures scolaires et parfois même ses meubles (coiffeuse janiforme où chiens et chats s'adossent). Des bandes de chiens et chats se faisant dos dans une impasse, garrots saillants, chacun d'un autre monde mais pas loin de se basculer sur la gueule, alors s'il est acquis passé quelques années que chien n'a rien à voir avec être contraire de chat, quand même on constate que longtemps, le binaire amadoua, (poème) :
    Longtemps le binaire amadoua :
    fille <> garçon
    appart <> maison
    ville & campagne & dictature
    démocratie bien sûr (et bien d'autrencores :
    prose <> vers, regret <> remords)
    mé l'humain le contraire de rien
    (un grand merci l'humain de n'être le contraire de rien).


    Plaisanterie mise à part, l'enfance au souffle long porte loin le binaire amadouant qui finit par faire bloc, un mot de passe provisoire s'installe dans la durée et son chiffrage indique une sorte de savoir pratique et propice au partage, une sorte de nature, de savoir de nature à maintenir un ordre -- et l'anthropologique en fait --, mais déserté par le désir : chaque chose sauf toi a son contraire peut causer des complications comme une grande réactivité niveau mélancolie (majorée en période de drogues douces), diverses envies d'en découdre (majorées en période de manque), voire mégalomanie (majorée en période de nuit, drogues dures, sensation de succès de ton corps sur ton corps).

    À un moment tu apprends que chien n'est pas le contraire de chat et à peu près au même moment tu comprends que tu n'es pas tout, et alors tu te dis que peut-être la meilleure façon d'en guérir n'est pas d'essayer quand même et contre l'évidence d'être tout, mais d'essayer d'être 1) une interessante Mischung et 2) un Querschnitt à travers tout, mais pas forcément dans cet ordre.

    Parlons enfance : j'étais un petit entrepeau, dans ma tête la grande fucked-uperie du langage organisait des lessives séparées (chiennes/chattes), aussi quand le ballottement s'arrêta j'étais un jeune anthropos avec un corps, le grand moyen corps de ses petits usages, poème :
    enfile, chausse, met, serre, lace, noue, laque,
    cire, fond, crème, pommade, émiette,
    rogne les bouts, dépapillote et des fois sans grand soin
    des endroits pleins d'envers et l'inverse est vrai
    mais quand même à la fin pas de doute
    je reconnais bien là mon corps
    le dernier dinosaure
    je reconnais bien là le style de mon
    corps.
    Tous ces usages, dont le poème oublie les fameux fourre et gratte, ont produit des rapports bien plus amadouants que le binaire, et après crème, fond, noue, caresse aussi bien sûr, classer les configurations de la matière animée comme inanimée n'était plus aussi drôle (fourrer ou laquer davantage), ni rassurant non plus parce qu'émiette tous les jours et rogne les bouts sans cesse communiquaient sur le rien à attendre des diversions passagères à la peur du noir.

    Alors que le savoir clivant qui classait les configurations de la matière animée comme inanimée se trouvait confirmé par l'école (celle qui colle, rive, cloue, mob), je continuais des fois fébrile (des fois tranquille) à serrer, nouer, enfiler des configurations de la matière inanimée comme animée, si bien que je n'ai pas retenu ce qui aurait pu m'aider à sauver quelques distinctions salvatrices (rationalisme des Lumières pas plus que mathèsis grecque, aristotélisme pas plus que cartésianisme). Et comme j'avais perdu de vue les origines de ces distinctions, j'étais dans un mezzocamin un peu particulier, sans amont sans aval, perdu nu en échec sans polaire et sans étoile non plus, en échec échoué (sans job, sur le fumier, et n'imaginant rien[0. Un mentisme insistant mais pas encore élucidé me pousse à tenter des variations infinies autour de cette phrase de Bataille, dans l'Expérience Intérieure : "Comme Job sur le fumier, mais n'imaginant rien, la nuit tombée, désarmé, sachant que c'est perdu."]), ayant renoncé au schéma sotériologique des sachants qui m'engageaient à sauver du salvateur (ayant peut-être alors développé une faiblesse pour les récits de sauvetage), je finis par considérer tout ce savoir clivant comme un simple système de repli, une rétractation commune à toute doctrine sur des séries binaires dont l'alternance des termes fait apparaître des séparations essentielles, toujours plus ou moins redevables de celle entre "nature" et "culture", le dernier dinosaure.

    N'ayant pas d'amont pas d'aval, j'ai fini par considérer que cette rétractation ce repli constituait la fatigue de toute science, de toute démarche de connaissance, qui lui fait céder aux diversions-à-la-peur-du-noir et la transforme inévitablement en histoire naturelle dans laquelle le chien par exemple est le contraire du chat, et j'aimerais commencer en ne vous cachant pas les problèmes que ça pose en matière d'italiques.

    Une histoire naturelle s'est maintenue depuis le 19e siècle grâce à un impensé critique devant la tradition et a consacré puis entretenu un partage confortable des prérogatives (idéal pour le développement d'un capitalisme naturaliste et pour ma vocation de poète à l'âge où on croit que les vocations et les poètes existent) : d'un côté le "monde prosaïque de l'activité", de l'autre celui de la "poésie", selon la distinction qu'à la fois Bataille laque, noue, lace, entérine et critique dans son texte sur Baudelaire dans La Littéraire et le Mal.



    Dans les savoirs clivants qui entretiennent la contrariété entre chien et chat il existe une opposition un peu particulière puisque le second terme, son chat, son chien, est rarement défini de façon précise (le vocabulaire varie selon les auteurs ; on pourra donc contester, probablement, qu'y soit à l'œuvre un binarisme) ; c'est l'opposition au concept (ou conceptuel) d'un tas de discours qui ont en commun de poser la question du savoir à partir de la catégorie du saisissable : le laisser-être, le lâcher-prise -- le lâcher-des-usages en fait --, sont alors des termes possibles pour désigner le "contraire" abusif du concept, souvent réduit à sa dimension d'opérateur verbal des abstractions (celui qui émiette, rogne les bouts, empapillote et des fois sans grand soin). C'est particulièrement le cas du discours d'inspiration heideggerienne sur la poésie, bavard et tenace, en France encore plus que partout ailleurs. Ce rapport au savoir m'intéresse parce que n'ayant de connaissance que celle que je déduis de nouer, laquer, lire, tordre et couper des tomes, je ne comprends pas a priori pourquoi on voudrait lâcher les usages et tout mélanger dans de l'être, être parmi les êtres, la dépression.

     
    LE PARADIGME POSTHEIDEGGERIEN
    Soit, par exemple, un passage célèbre de Heidegger sur Hölderlin :
    Wir haben das eine noch nicht bedacht, dass die Stimme des Sagens gestimmt sein muss, dass der Dichter aus einer Stimmung spricht, welche Stimmung den Grund und den Boden bestimmt und den Raum durchstimmt, auf dem und in dem das dichterische Sagen sein Sein stiftet.
    Il y a une chose que nous n avons pas encore considérée, c'est que la voix [Stimme] du dire doit être accordée [gestimmt sein muss], que le poète parle à partir d une disposition d esprit [Stimmung] qui détermine [bestimmt] le fond et le sol et fait résonner [durchstimmt] l espace sur lequel et dans lequel le dire poétique institue son être [sein Sein, un son pénible de vuvuzela][1. Traduction adaptée de celle de G-A Goldschmidt ; ses conférences sur Heidegger et la langue allemande ont alimenté les remarques qui suivent.]
    Pour qui parle rien qu'un peu allemand (c'est une des quelques connaissances que fuir m'a concédée), ce passage est d'une étanchéité totale : la répétition, la déclinaison saturante d'un signifié-racine (ici Stimme, décliné en Stimmung, gestimmt, bestimmt, durchstimmt) fait de la phrase une sorte d'homéostat, un système autonome à la réflexivité suffocante[0. La traduction de Julien Hervier tente de rendre justice à ce système, mais où Heidegger utilise des mots on ne peut plus commun en allemand, le français poétise inexorablement : "Nous n avons pas encore considéré le fait que la tonalité (Stimme) du dire ne doit pas détoner (gestimmt sein muss), que le poète parle en vertu d un ton (Stimmung) qui détermine (be-stimmt) la basse et les bases, et qui donne le ton à l espace sur et dans lequel le dire poétique instaure un être."]. Ce qui a lieu n'est pas de l'ordre d'une ventilation ou d'un balayage, mais plutôt d'un Wirbel, avec son œil qui fait comme les serpents tournants de Kitaoka : on a l'impression que ça bouge tout autour de ce qu'on regarde, mais c'est une illusion.



    Les phrases heideggeriennes attirent, comme des guivres bordelogyres, tournent tournent verführerisch, sans trop savoir ce qu'elles chérissent. (Légende)

    En même temps chaque mot te regarde et te prévient de son retour, inchangé autrement qu'éventuellement plus pur, tout propre, eigen, concentré plus qu'intensifié, ratatiné dans l'étymon fait rollmops, chaque mot te fait bien comprendre qu'il est (n'est que) le déroulé naturel d'un monosyllabe essentiel, foncier.

    Des mots vidés, purgés, mis au service de la grande pantomime du rangement, voilà le récit de sauvetage qu'on se raconte dans les veillées où cette langue est parlée. Le déplacement n'est qu'une restauration : la langue y profite de sa propre confirmation. Les signifiés-racines sont figés dans l'essence (nombre de verbes substantivés ; c'est toutefois plus commun en allemand qu'en français), articulés les uns aux autres selon des tunnels génitifs qui hiérarchisent leurs relations avant qu'un verbe souvent au passif ne vienne caractériser ce que le sujet grammatical subit sans que le sujet réel soit spécifié. Parce que le sujet réel, en fait, c'est une transcendance dont la langue elle-même est porteuse : gestimmt reconduit à l'idée d'une poésie lyrique, qui doit jouer de sa langue comme d'un instrument ; durchstimmt, à l'idée d'un tonnerre, d'un bruit sourd qui traverse, parcourt, "fait résonner" l'espace [Raum].

    Cette langue est juste, puisqu'elle est en accord -- naturellement en accord -- avec la Stimmung, c'est-à-dire quelque chose comme le feeling, une synthèse curieuse entre l'ambiance, la "vibe" d'un lieu et le tempérament, l'humeur, la disposition d'une personne, qu'on pourrait traduire chez Heidegger par "la tonalité d'âme", nécessairement accordée : stimmen signifie entre autres "accorder" ; mais das stimmt c'est, le plus familièrement du monde ouais c'est vrai, t'as raison etc. C'est-à-dire qu'en allemand, d'une certaine façon, la même racine détermine l'avoir raison et le réson. Le pun[1. Pun (anglais littéraire, critique, populaire et global) : « the use of words or phrases to exploit ambiguities and innuendoes in their meaning » (usage de mots ou de phrases pour exploiter les ambiguïtés et sous-entendus de leur signification).] est déjà prêt, tentant, et Heidegger résiste mal aux tentations de ce genre.

    L'idée est que le "dire" du poète [das Sagen], càd irgendwie sa "voix" en tant qu'elle résonne aux oreilles des autres hommes, n'est pas relatif à une advention du sujet mais à une "instauration" (ou établissement, ou institution, selon les traductions de Stiftung) de l'être dans ses conditions de vie (sol [boden], sous-sol / fondement / fondation profonde [Grund], espace [Raum]). Le poème accompli  le bloc de marbre poétique  est la validation de cet être essentiel, la vérification dans le monde d'une résonance parfaitement accordée entre la disposition d'esprit [Stimmung] et la voix [Stimme]. Merci mon corps.

    -Ung est un suffixe dérivationnel qui a souvent une valeur d'abstraction : la Stimmung serait la "voix" abstraite, sourde, intérieure. La Stimme en serait l'expression, qui doit être accordée pour que le Sagen s'institue [stiften], c'est-à-dire conquière une assise communautaire, une forme partageable. Accordé à quoi ? Stimmen en allemand n'appelle pas de complément : "das stimmt", c'est vrai. Die Stimme stimmt mit der Stimmung. C'est comme si en français on écrivait la voix s'accorde aux voies de l'âme... Ah tiens.

    KOMM MEIN KIND ICH ZEIG DIR WIE DIE STIMME MIT DER STIMMUNG STIMMT (M. H., mangeur d'enfants, professeur de mangeage d'enfants, légende)

    Les lignes de déhiscence de la phrase sont simplement celles de la langue, et cette validation en langue, par elle, est une consécration. Le poète joue juste, chante juste : l'accord, redondant, fait de la langue elle-même la clé harmonique d'une vérité. Tu reconnais bien là le style de ton corps.

    Heidegger dit ailleurs: Eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst insofern er der Sprache entspricht. "En réalité c'est la langue qui parle. L'humain parle seulement dans la mesure où il correspond à la langue" -- impossible là encore de rendre le pun spricht / entspricht en français, qui donne au tout en allemand l'aspect d'un proverbe bouffon ; d'ailleurs "correspond" ne va pas, on dirait mieux "répond", comme dans répondre à une norme ou à une exigence [0. Il y a l'idée d'un écho rebondissant, avec le ent-, préfixe qui dit la réactivité presque automatique, le déclenchement et le rejet, et presque toujours le rejet par la négation, le "contraire" excluant ; voir ce qu'en dit Klemperer dans dans son introduction à la LTI : "Heroismus - statt eines Vorwortes".]. En réalité c'est la langue qui parle, l'humain parle seulement dans la mesure où il correspond à ses livres, ses index, ses éléments de rangement et ses imagiers, son vocabulaire, ses fournitures scolaires et parfois même ses meubles (coiffeuse janiforme où...).

    Cette langue m'intéresse, parce qu'à l'instar d'autres qui me sont plus familières et aimables, elle travaille la tautologie au corps par la répétition ; pourtant, alors que les autres me ravissent (chez Stein, Bernhard, Tarkos, Quintane, la variation et la permutation intensifient, les substitutions ventilent, les puns refreshent), je trouve la langue d'Heidegger étouffante et grotesque. Warum denn ? Pourquoi tous les puns ne se valent-ils pas ?

    Peut-être parce que la lecture de poésies d'inspiration heideggerienne m'a antérieurement irrité, et que je suis rompu à l'aspect "citant" de ce style-là. Aspect citant au sens où ces poésies "citent la langue", mais contrairement à la tradition "littéraliste", disons, elles manifestent une foi comique en leur résonance dans le monde. Cette foi, comme d'autres, se double d'un discours éminemment moral sur la connaissance qui fait du "concept" l'ennemi absolu. Dans ce contexte, leurs puns me passent au-dessus parce qu'ils ne renouvellent pas leur langue mais la ramènent à l'état de son âge d'or fantasmé.

     
    LE GRAND CHAPERON LANGUE
    (ET LA CATÉGORIE DU "SAISISSABLE")
    Une telle regénération, Heidegger l'appelle de ces vœux, puisque toute sa philosophie insiste sur le fait que la langue a subi la nécrose du concept. D'où qu'Heidegger instaure une langue nouvelle, une langue d'essences [2. Une langue d'essences : une langue où une clef harmonique appelée "lalangue" chaperonne le discours et dispense de prendre en compte les altérations des termes et les modulations produites par leurs enchaînements au fil de leurs usages.], à l'ambition visant l'anhistorique mais tout entière vouée à une restauration. Une langue qui a l'ambition de penser, par opposition à celles qui calculent (rechnen).

    L'idée d'un âge d'or soutient l'édifice. Chez Heidegger c'est à la fois un anhistorique hiératique et un antéconceptuel flottant (une statue et sa toge) : lecture hénologisante des présocratiques, qu'il rapatrie dans l'Être ; adhésion à la Sippe, un germanisme clanique qui fonde le glorieux Sonderweg, l'idée d'une exception historique de la "race allemande" pervertie par la civilisation gréco-latine et la culture européenne[2. Selon les propos de Rudolf Borchardt, un juif allemand nationaliste et révolutionnaire, dans une lettre de 1933 : Das deutsche Volk en masse hat eben die europäische Kultur, die ihm importiert worden ist, nie wirklich rezipiert und sich vielmehr immer zu großen Teilen in stummer Auflehnung gegen sie befunden & Nur im deutschen Volke lebt immer heimlich und hält sich zäh in den Winkeln der Einzelnen und der Gesamtheit der wütende Argwohn, durch das Christentum eigentlich gefoppt zu sein und durch Rom nur ausgebeutet und dupiert, durch die Höfe genarrt, durch Mittelalter und Kirche verhöhnt, durch die Wissenschaft dummgemacht, durch Frauenkultur und Höflichkeit entnervt, durch den Geist verraten, & das Reich, buchstäblich zugrunde gerichtet. ("La masse du peuple allemand n'a jamais vraiment intégré la culture européenne, qui lui fut importée, et s'est toujours en grande partie sourdement révoltée contre elle... Il n'est que dans le peuple allemand que survit, secret mais tenace, dans les recoins de son esprit particulier comme général, le furieux soupçon d'avoir été mystifié par le christianisme, exploité et dupé par Rome, berné par l'esprit de cour, raillé par le Moyen-Âge et l'Église, abêti par la science, rendu indolent par la culture des femmes et par la politesse, trahi par l'esprit... /et ainsi/ fondamentalement détourné du destin du Reich.")] ; chez Bataille par exemple, c'est plus fin : l'âge d'or est proprement intemporel, c'est davantage une constante anthropologique inassimilable par l'exercice du savoir -- même et surtout avec beaucoup d'exercice et beaucoup de savoir. Il y a un reste décisif, un centre creux qu'il s'agit de faire résonner (sur la nature de ce reste, sa référence à Nietzsche et les implications d'une telle géographie du savoir, je reviendrai).

    D'où une collusion entre des poètes postbatailliens qui insistent sur l'incompréhensible et l'inassimilable (le reste du conceptuel), qui révèrent Bataille pour avoir réintroduit la question du sacré dans un monde baigné de philosophies de l'histoire (la gnose postnietzschéenne, le savoir intuitif, salvateur et damnateur). Un exemple ici, celui de Jean-Paul Michel, qui répond aux questions d'Alain Veinstein, et des poètes postheideggeriens, parfois tendance mallarméenne, qui ont pour ambition de véhiculer un sens plus pur et "plus immédiat" auprès d'une "communauté" ou dans un "monde" qui ne correspondent pas forcément aux contours du monde heidegerrien.



    Heidegger et Bataille, bien que de façons complètement différentes, sont à la recherche d'une source : un en-deçà du conceptuel pour Heidegger, qui passe par le fantasme d'un primitif fondamental (qui au lieu de se "saisir" de son objet, pratique le "laisser-être") ; un débordement du conceptuel qui laisse échapper ce reste dont on peut dire qu'il est d'une certaine façon ce que Bataille appelle le non-savoir (et dont on fait l'expérience par le "dessaisissement").

    Ces conformations raisonnantes ont en commun d'accorder la question du savoir sur la clé du saisissable. Est de l'ordre du concept tout ce qui est utile dans l'élaboration d'un ensemble compact qui organise la profusion (c'est l'idée de "l'outil conceptuel") ; toute attitude devant le monde qui ne laisse pas les combinaisons subsumer les essences appartient, d'une certaine manière, à l'autre domaine, autonome, du non-conceptuel (et qui chez Heidegger notamment n'assume pas sous ce nom l'origine de sa protestation ; à vrai dire n'importe quel vocable fera l'affaire et chaperonnera le pôle invariablement positif : l'ouvert, la patrie, l'être, pour raisons personnelles j'y ajouterais le mérou, car il est malaisé de dire de quoi le mérou est le chat).
    DE QUOI MÉROU EST-IL LE CHAT?
    Une simple intuition, mais obsédante, me fait penser que c'est justement le rapport à la profusion qui constitue l'élément décisif de mon esthétique (de lecteur, de spectateur, de consommateur, d'écriveur, de coupeur de tomes, de mélangeur de rœœmens...).

    La profusion m'occupera très bientôt ; mais il reste à élucider la manière dont, en fin de compte, ceux qui ne voulaient surtout pas que tout se vaille ont fini par constituer des blocs d'ennemis solidaires, où conceptuel rejoint par exemple à la fois discursif et abstrait...

    Vico, dans Origines de la poésie et du droit, a proposé l'analogie poète - primitif, et dans sa Science Nouvelle, il sépare la langue de la connaissance et celle de la poésie ; grosso modo, celle-ci serait la vraie langue du monde, vraie parce qu'en contact avec le primitif, donc l'authentique. Tout ça est connu, mais m'intéresse davantage le paragraphe sur le général et le particulier, qui fait écho à une fameuse thématique heideggerienne :
    Che la Ragion Poetica determina, esser' impossibil cosa, ch'alcuno sia e Poeta, e Metafisico egualmente sublime: perchè la Metafisica astrae la mente da' sensi; la Facultà Poetica dev' immergere tutta la mente ne' sensi: la Metafisica s'innalza sopra agli universali; la Facultà Poetica deve profondarsi dentro i particolari. (Scienza Nuova, OP IV-II, §821)

    La nature de la poésie fait qu il est impossible qu'on soit en même temps poète sublime et métaphysicien sublime, car la métaphysique abstrait l esprit des sens, et la faculté poétique doit immerger entièrement l esprit dans les sens ; la métaphysique s élève jusqu aux universaux, la faculté poétique doit descendre dans le particulier.
    L'idée que la poésie est l'empire du singulier et de l'intériorité alors que la science est le domaine de l'universel et de l'abstraction pose une frontière qui établit des statuts, définit des rôles et des prérogatives, prérogatives qui intègrent gentiment leurs limites : d'un côté, lepoète doit travailler à une résonance globale de son soi dans le monde, est ainsi dispensé d'interpréter, lui suffit de produire un dévoilement/dégagement de singularité irréductible (il est : le connotateur tapi dans le dire) ; de l'autre, lefilosof doit s'abstraire, dégager des rapports de généralité dans l'ensemble, organiser le tout en totalité (il est : le dénotateur du commun). Cette division du prophétariat instaure deux langues : celle de lefilosof, sophistiquée et par là même vouée à la nécrose de l'abstraction ; celle de lepoète, plus pure, et revenue à la "misère primitive des mots" avec le fantasme érémitique-forestier qui fait coucou derrière (en compagnie d'autres figures). Merci l'humain, le dernier dinosaure.

    Je note que pour Vico l'impossibilité ne concerne que le fait d'être sublimement l'un et sublimement l'autre, ce qui signifie qu'il est possible d'être médiocrement l'un et l'autre -- je reviendrai aussi sur cette notion de médiocrité, à laquelle je préfère l'anglais average, qui dit bien ce que le terme français empéjoré ne dit plus : l'idée d'une "moyenne" présente dans le terme dépréciatif de Durchschnittlichkeit chez Heidegger (de Durchschnitt : littéralement coupe à travers).

    Bref le romantisme maintient la division de Vico, et Jochmann, dans ses Rückschritte der Poesie (Régressions de la poésie, 1882) prend le romantisme au mot et solde les comptes : la poésie est un archaïsme vidé de toute fonction, devenu inutile à l'établissement du savoir. Ce qui demeure : des témoignages de singularité, parfois touchants.

    Viennent l'anthropologie moderne et les sciences humaines qui, forcément, s'intéressent à la poésie, mais ne peuvent lui assigner un rôle qu'en réactivant artificiellement sa dimension mythologique et sa fonction cultuelle. Là encore, le romantisme est pris au mot, mais le mot dupe : si inutile il y a, c'est forcément que s'y tapit du cultuel, au moins du somptuaire. Anthropologie moderne : intégration à coups de marteau de la poésie à l'économie du monde. Encore un récit de sauvetage.

    Mauvais lecteur de poésie (peut-être parce qu'il l'aborde comme "fait anthropologique"), et suivant cette tradition qui déjà commence à dater, Bataille, dans son étude sur Baudelaire (dans La Littérature et le Mal), reconduit la division mais introduit un déplacement : la poésie est séparée du "monde prosaïque de l'activité", toutefois un bon poème est possible, celui qui inscrirait en son sein la rupture entre savoir discursif et non-savoir (dessaisissement "qui ne soit pas un moment" du saisissement).

    Pour mieux comprendre l'évolution de ce partage chez des (jeunes ou vieux) contemporains, je m'intéresse à un type, exemplaire de la ligne dure de cette tradition. Exemplaire il l'est parce qu'il est célébré, qu'il a une œuvre déjà conséquente et qu'il est aussi théoricien de sa pratique. Il est par ailleurs revenu récemment, à la radio, sur des éléments essentiels de son art poétique. Je m'intéresse donc à son discours sur la poésie et pas immédiatement à ses textes.

    Sa logique est celle d'une réconciliation de la pensée et de l'imagination au-delà ou en deçà du conceptuel : il déplore une solution de continuité et se met en quête d'un liant mais ses conceptions du particulier et du général maintiennent le caprice souverainiste postromantique : je ne me laisserai pas subsumer.

     
    CAS DE DISCOURS POSTHEIDEGGERIEN : YVES BONNEFOY
    J'aurais pu prendre Michel Deguy mais j'ai pris Yves Bonnefoy, interrogé par Alain Veinstein dans Du jour au lendemain, France Culture, 25/06/2013 : lien. Je suis conscient de l'injustice qu'il y a à commenter par écrit les éléments d'un entretien -- oral. Mais ces paroles ne sont que la répétition maîtrisée de travaux théoriques écrits.
    Voici les extraits que j'ai choisis (choix plutôt honnête je crois, qui ne caviarde pas les réflexions et maintient des énoncés intégraux -- transcription en note [1. "La fonction de la poésie me paraît tout simplement de rendre aux mots leur(s) capacité(s) désignative(s) qu'ils n'ont plus dans la langue du concept, dans la langue du discours. (Veinstein : "La langue abstraite...") ( &) La pensée conceptuelle nous prive de la possession de ce lieu (le monde comme lieu partagé, ndm) car elle remplace les choses de notre monde proche par des figures qui sont des abstractions. Et, dans ces conditions, nous sommes séparés les uns des autres par notre intellect ordinaire, et la poésie est là pour reformer cette unité du moi et de l'autre qui se perd. (...) C'est cela, tout simplement, que l'on doit faire ; il ne s'agit donc pas de dire quelque chose, il s'agit d'instaurer une parole plus immédiatement partageable et plus immédiatement désignatrice des choses dont nous avons besoin les uns et les autres. ( &) La masse des mots qui sont autour de nous, à nous submerger, c'est celle des mots conceptualisés, des mots qui sont représentation(s) de figures et les mots vivants sont noyés, en fait, sous cette masse. Il s'agit de les faire reparaître et pour cela la parole poétique est fondatrice car, par le rythme, par les rythmes qui montent du corps, elle bouscule les enchaînements conceptuels."])



    Je ne pense pas que cet extrait appelle beaucoup de commentaires, il me semble limpide dans son affirmativité. Je peux simplement souligner quelques raccourcis ou vont-de-soi, qui constituent pour moi les impensés de ce discours, et en dérouler la logique.

    "la langue du concept, la langue du discours..." / "la langue abstraite..." : Les appositions sont souvent le lieu de ces vont-de-soi.



    Des vont-de-soi, prêts à l'usage légendaire : des formes neutres mises au service de la grande pantomime du rangement.

    Ici l'analogie non-problématisée concerne le concept et le discours. Que dit cette analogie ? Que le discursif est une langue, que cette langue est autonome, et qu'elle ne couvre la vocation désignative du langage que dans la mesure où elle rend captable, s'appuyant sur des relais qui sont comme des antennes-relais : des constructions hautes, sophistiquées, élaborées, juchées sur d'autres, sophistiquées, élaborées, ayant des fondations enfouies. C'est une langue qui ne partage pas mais qui distribue, alors qu'en poésie (domaine), la langue offre au partage immédiat son doigt tendu : "REGARDE !" ou en allemand : "GUCK MAL !", c'est pourquoi j'utilise parfois pour moi-même l'expression poème malcouquant : il s'agit de nous faire voir (vision).

    Chez Bonnefoy, je ne peux m'empêcher de voir dans cet index un brin pressant (oui, je regarde le doigt) le doigt du prêche, du sermon (les célébrations sont diverses), tendance prophétisante (panoplie de futurs, tutoiement constant). Heidegger disait de sa propre langue qu'elle était une formale Anzeige (une "annonce formelle", une proclamation). Il y a ça chez le plus nobellisable de nos grisons : du prône ; et je trouve ça grossier, vraiment.



    Yves Bonnefoy me fait penser au Noé de la fresque d'Uccello (Le Déluge ou le retrait des eaux), figure occupée à un récit de sauvetage qu'aucun rescapé ne vient corroborer (légende).

    Au-delà des équivalences par l'apposition, les affirmatives pures doivent être lues comme telles :
    La pensée conceptuelle nous prive de la possession de ce lieu [le monde comme lieu partagé, ndm] car elle remplace les choses de notre monde proche par des figures qui sont des abstractions.
    L'abstraction, dans la langue heideggerienne, c'est la discontinuité introduite dans l'expérience par le concept (Heidegger aime la trame, le continu, c'est pourquoi il aime cruiser sur Collins Avenue, même si ça l'oblige à monter dans un dispositif). L'idée sous-jacente est encore qu'il existe une zone autonome du langage entièrement occupée par "la pensée conceptuelle". Le verbe "priver" est le premier moyeu moral de ce passage : nous prive de quoi ? De la possession de ce lieu qu'est le monde (encore Heidegger). Nous prive comment ? En opérant des substitutions qui détachent de l'origine, en introduisant des incongruences (cf. le reproche de Pline concernant les testa non pertinente). La plaie conceptuelle "sépare les uns des autres" ; c'est le fantasme communautaire heideggerien par excellence : la communauté n'est pas un réseau redistributif, c'est un espace d'échange des libéralités.
    "La poésie est là pour..." : wow. Such essentialisme. La poésie est une manifestation essentielle ("elle est là", hein), mais quand même au service de, avec la vocation de... J'ai tendance à penser que la poésie n'est pas "là" : il n'y a pas de de tous temps les hommes ont fait de la poésie. "Poésie" est le vocable (comme dans sous le vocable de) d'une hétérogénéité de pratiques et d'objets : c'est "poésie" qui maintient la poésie dans sa peau [4. "La peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau" écrit Nathalie Quintane, formule qui me semble poser parfaitement la question des petits abus métonymiques qui bâtissent les empires d'essences : perception d'ensembles clos où il y a parties grouillantes, de "touts" où il y a couches, pelures, segments, multiplicité débordante etc.]. Ce qu'il y a, "là", c'est un désir de poésie, historiquement constant. Ce désir est, dans certaines traditions et à certaines époques, un désir de "se dessaisir" ou de "se laisser-être", càd un désir d'authenticité, de transparence à soi et au monde, de communion universelle. C'est un désir mystique quand il se vautre dans l'interprétation (le langage ordinaire offusque autre chose), chamanique quand il refuse l'interprétation (le langage ordinaire ne désigne pas les choses, il est les choses). Et si vous voulez mon avis (mais a-t-on vraiment le temps pour ce genre de conneries), le problème n'est pas tant dans langage ou dans choses que dans ordinaire.

    Je passe sur "reformer cette unité", expression à laquelle on pourrait adjoindre un des mots favoris de Bonnefoy : "indéfait" (indélace, indénoue, indélaque, etc). Doublement négatif, il insiste sur le regret, l'âge d'or, la restauration d'un ordre figé. "L'indéfait du monde" est encore cet antéconceptuel fantasmé : l'écho, le répons de l'homme et du monde est brouillé par "la langue du concept". Ça n'entspricht plus (ça ne colle plus et ça ne répond plus). Je n'insiste pas non plus sur "instaurer une parole...", élément de culte heidegerrien hypertraçable (retour de stiften, chien fidèle -- probablement par opposition à rechnen & wandern, chats volages et sournois).

    "La masse des mots qui sont autour de nous, à nous submerger, c'est celle des mots conceptualisés, des mots qui sont représentation(s) de figures et les mots vivants sont noyés, en fait, sous cette masse." m'intéresse un peu plus. On y entend que le danger vient de la profusion, en tant que cette profusion est une masse déferlante, un déluge : la profusion (l'Überfülle, le trop-plein) est funeste. Seule l'abondance (la Fülle, le rassasiement, le comblement) est bonne. Et l'abondance, c'est un mot pour chaque chose, pas un de plus (comptez voir les adjectifs dans les poèmes de Bonnefoy... mais le classicisme a toujours méprisé l'adjectif).

    Or ce rapport à la profusion m'intéresse parce qu'il est aussi partiellement le mien : d'un côté la profusion claque, angoisse, affole, harcèle ; de l'autre elle fait la bise, rassure, enjoue. C'est tendu, tendax, c'est difficile oui c'est dur pour tout le monde vous savez de ne pas être tout.

    Et le "reste" alors, qu'est-ce qu'il reste ? "Was liegt am Rest ?" À lire et entendre les discours d'autres malcouquants c'est de l'organique, du corporel. Finalement ce sont des iconoclastes adorant le pinceau, posant en peintre. Qu'ils déplorent, dans des élégies platoniciennes infinies, l'occupation du monde par les représentations, ne les empêche pas de maintenir des représentations du corps (du corporel) tributaires d'une tradition métaphysique de la pureté et de la transparence à soi ; le soir on les entend prier à l'écoute je demeure, un grand merci mon corps de me donner le ton.

    Voilà quelques affirmations (légende).