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Extrait de Pola Journal, 1998, Portsmouth, Polaroid.
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Lorsque
je suis arrivé à Portsmouth en juin 1995, le grand
appartement vide ne contenait que cette chaise. J'étais
frappé par sa laideur a priori, ses formes
n'étaient que purement fonctionelles et la couleur de son
similicuir n'irait à l'évidence pas avec aucune de
mes affaires qui allaient bientôt peupler mon grand
appartement. Je m'assis cependant dessus, je remarquais tout de
suite qu'en dépit de son aspect rudimentaire elle
m'offrait exactement le confort que j'avais toujours rêvé
qu'une chaise me donnât. Et de fait, pendant trois ans,
j'ai toujours eu plaisir à m'assoir sur cette chaise pour
me mettre au travail. Je m'étais parfaitement accoutumé
à ses plus imperceptibles craquements, au poids de son
dossier dans ma main quand je la tirai de dessous ma table de
travail ou quand je la rangeais, le siège sous la table. A
vrai dire dans cette grande pièce elle demeura le seul
élément de mobilier effectivement prévu et
conçu pour que l'on s'assoit dessus. En fait je ne m'étais
jamais vraiment aperçu qu'en dehors de cette chaise sur
laquelle je m'asseyais maintenant sans y réfléchir
il n'y eût pas d'autre chaise, de fauteuil ou de canapé
dans la grande pièce principale, ce furent mes premiers
visiteurs qui visiblement embarassés de savoir où
il était convenu qu'ils s'assoient qui finirent par me
mettre la puce à l'oreille, je leur prêtais alors
cette chaise ( dont ils n'avaient pas l'air de se rendre compte
de son confort optimal miraculeux ) et j'allais m'assoir sur un
coin des deux coffres de la pièce principale. La hauteur
de cette chaise ( un peu plus haute m'a-t-il toujours semblé
que la normale pour une chaise ) était également
parfaite ( en toute honnêteté, tout dans cette
chaise était parfait à mes yeux, n'était-ce,
toujours, la couleur de son similicuir qui de fait jura toujours
dans la grande pièce principale d'avec les objets qui
finirent par l'entourer ), ainsi, lorsque je peignais au sol (
j'ai toujours peint et dessiné au sol ) ou que j'étalais
de grands tirages à terre, assis sur la chaise, il me
semblait toujours que je fûs à une hauteur idéale,
me donnant exactement le recul que je souhaitais, et pour les
séries d'images plus amples ou pour les peintures plus
grandes, je montais sans mal sur la chaise et de là-haut
aussi, juché debout sur la chaise, j'étais toujours
à la bonne distance pour embrasser d'un seul regard
circulaire mon travail. De même, il me suffisait de monter
sur cette chaise pour atteindre le plafond en levant les bras ce
qui m'épargna de nombreuses fois de devoir sortir mon
escabeau, et en y réfléchissant mieux maintenant,
je n'ai effectivement jamais sorti mon escabeau de son placard à
balais lorsque j'habitais à Portsmouth. De nombreuses fois
j'ai bu à toutes petites lampées un doigt d'un de
mes très bons whiskies ( j'ai toujours eu du très
bon whisky chez moi ), assis sur cette chaise, parfois même
au milieu de la grand pièce principale, il m'a toujours
semblé que la raideur du dosseret m'empêchait
toujours de sombrer tout à fait dans le confort et le
relachement quasi-atharaxique qu'il eut été normal
de ressentir après déjà un demi-verre de
très bon whisky, et que cette raideur était
précisément là qui m'empêchait de
m'apesantir gardant à l'esprit toutes mes facultés
de concentration au demeurant indispensables pour apprécier
à leur très juste valeur toutes les nuances
légèrement tourbées de mon très bon
whisky. Cette même raideur, en dépit du confort
parfait du siège m'aidait beaucoup dans mon travail aussi,
puisqu'attablé, mon dos était maintenu, m'empêchant
de s'affaiser tout à fait et plus tard d'en ressentir des
courbatures fourbues. Non, jamais chaise ou tout autre élément
de mobilier ne m'avait si parfaitement convenu, n'était-ce,
vraiment, la couleur du similicuir recouvrant le siège et
qui décidément ne s'accomodait nullement du
voisinage chromatique d'aucuns des objets et des meubles de la
grande pièce principale. En juin 1998, je décidai
de revenir en France. Dans la cohue du déménagement,
parmi les cartons,
la chaise était là, assez imperturbable, comme
inammovible, toujours prête à m'offrir son confort
si particulier et si parfait pour des moments de répit. Le
dernier jour je suis descendu dans la rue pour jeter toutes
sortes de déchets dans la large poubelle sur le trottoir
d'en face dans la London Road et c'est à cette occasion
que je me suis aperçu, pour la première fois en
trois ans, que je passais régulièrement devant sa
devanture, que onze chaises, en tous points exactement identiques
à la mienne, peuplaient la petite salle de lecture de la
minuscule bibliothèque municipale de North End, mon
quartier à Portsmouth. Si le mystère de la
provenance de cette chaise se dissipait d'un seul coup (puisqu'à
l'évidence la petite bibliothèque municipale de
North End était en face de chez moi, elle ne pouvait
maintenant être autre que le lieu de provenance de
ma chaise ), un autre problème ( un problème de
consience celui-là ) survenait: que devais je désormais
faire de ma chaise puisque j'en connaissais maintenant l'initial
propriétaire? En cela mon problème ressemblait à
celui d'une personne qui adopterait un chien égaré,
en ferait ce que l'on appele son fidèle compagnon, et puis
des liens s'étant créés, le précédent
maître du chien referrait surface: que faire du chien?
J'imagine que dans ces cas là, la règle qui prévaut
est de laisser le chien décider, ce qui revient quand même
à fuir un peu ses responsabilités d'homme et
d'accepter le jugement du chien en quelque sorte. Cela ne
garantit en aucun cas que la décision du chien soit juste
et cela ne m'aidait pas du tout à résoudre mon
problème avec ma chaise qui avait apparemment retrouvé
son maitre précédent, puisqu'à l'évidence
je ne pouvais pas demander ce qu'elle en pensait à la
chaise ( je ne dis plus "ma chaise" ). Comme je
l'ai abondamment souligné, j'avais développé
un rapport un peu particulier avec cette chaise qui m'avait
toujours donné toute satisfaction en tant que chaise, elle
était comme je l'ai dit, tout ce qu'une chaise pouvait
être pour moi, me donnant tout le confort que j'avais révé
jusque là qu'une chaise m'offrît. D'un côté,
je me disais qu'on ne se sépare pas comme ça de la
chaise que l'on a toujours envié d'avoir, d'un autre côté,
la petite salle de lecture de la bibliothèque municipale
de North End faisait un peu pitié avec ces onze chaises à
la douzaine, toutes ces chaises partageant avec celle qui fut ma
compagne pendant trois ans une patine admirable, une patine
municipale ai-je envie de dire. Ce jour-là, la
salle de lecture était pour ainsi dire vide, mais je ne
jugeais pas que ce fût là un prétexte pour ne
pas rendre la chaise, après tout, la personne responsable
des achats dans cette bibliothèque municipale avait signé
un bon d'achat pour douze chaises et non pour onze, or on pouvait
surement faire confiance à cette personne, elle devait
savoir mieux que personne combien de chaises étaient
nécessaires pour sa salle de lecture et qui aurais-je été
pour contester cette estimation faite par une personne idéalement
placée pour savoir combien il fallait qu'il y ait de
chaises dans la petite salle de lecture de la bibliothèque
municipale de North End. Et je crois que c'est le respect de
cette compétence que je n'entendais pas discuter et puis
aussi le sentiment de pitié qu'inspirait cette petite
salle de lecture d'un quartier populaire de Portsmouth, dans
laquelle je ne manquais pas d'imaginer avec romantisme que peut
être une vocation pour la littérature puisse naitre
dans la tête d'un des plus jeunes habitants du quartier qui
à son tour deviendrait un écrivain ou encore, qu'il
fût possible que la chaise vienne à manquer ( si la
chose ne s'était pas déjà produite durant
les trois ans pendant lesquels j'avais indûment fait mienne
cette chaise ) à une personne agée et qui ce jour
là n'aurait pas pu trouver, dans un épais traité
de philosophie la réponse existentielle à une
question qui avait tarraudé une vie entière. Je
remontais, empoignais une dernière fois le dossier de la
chaise et la descendis comme ça, par le dossier, sans plus
de ménagement, je me donnais une contenance dans la dureté
de mes gestes, je finis par déposer la chaise devant la
petite baie vitrée de la salle de lecture de la
bibliothèque municipale de North End. Là sur le
trottoir, contre la baie vitrée elle n'était plus
séparée de ces consoeurs de manufacture que par le
carreau de la baie vitrée et je ne doutais pas qu'une
personne employée de la bibliothèque finirait par
s'apercevoir que la douzième chaise de la salle de lecture
avait fini par reparaître. Je remontais vers chez moi sans
un regard derrière moi: mon appartement était
maintenant vide, les derniers cartons avaient été
descendus par Katy
et Julien,
l'appartement était tel que je l'avais trouvé en
arrivant à Portsmouth en 1995, la chaise en moins. Je n'ai
depuis jamais retrouvé de chaise qui me convienne comme
celle là me convenait en tous points, dans son équilibre
parfait entre la raideur du siège, l'épaisseur
exacte de son molleton, sa hauteur sans doute un peu supérieure
aux normes préconisées dans la profession des
fabricants de chaises, et sa largeur qui convenait si
parfaitement à celle de mes hanches. Je me console
parfois, de ce confort disparu en revoyant mon vieillard au soir
d'une existence qui ne fut pas toujours rose lire avec
gourmandise quelques belles phrases de Descartes ou de Platon, ou
à la petite tête blonde plongée dans les
récits de Moby Dick ou de l'Ile mystérieuse,
tous deux assis sur celle qui fut, durant trois ans, ma
chaise.
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