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Extrait de Chinois (ma vie), Philippe De Jonckheere, 2001. |
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In le Lotus Bleu de Hergé. |
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Ma peinture alimentaire me devint un jour insupportable. Peindre des fenêtres, perché sur un frêle échafaudage, bien souvent léchafaudage à proprement parler nétait quune planche épaisse, mais pas très large, posée en travers de deux échelles à laide déquerres, qui décidément ninspiraient aucune confiance excessive, à de bonnes hauteurs, atteintes grâce à des systèmes de rallonges successives des échelles, ce qui, bien sur, ne contribuait nullement à la stabilité bringuebalante de lensemble, peindre des fenêtres donc, au fait dinstables édifices provisoires, évitant la chute plusieurs fois par jour, peindre des fenêtres donc, à dix dollars la fenêtre __ en allant vite, il était possible den torcher une en une heure-une heure et demie __ peindre des fenêtres donc dans les rigueurs de lhiver continental et de son faux printemps, peindre des fenêtres donc avait fini par me donner sur les nerfs. Un soir en revenant dun chantier dans le Sud de la ville, je traversais le quartier chinois, qui nest dailleurs pas très étendu à Chicago, au contraire de ceux de New York et de San Francisco. Je marrêtais dans une cantine pour avaler un bol de soupe aux nouilles, et tandis que javalais ce dernier, à petites lampées conscientes de devoir faire durer le simple plaisir du liquide chaud, qui brûle la gorge et réchauffe le ventre, mon regard se perdait au loin dans cette grande salle impersonnelle meublée de tables en formica blanc et de chaises métalliques qui grinçaient: de nombreux Chinois avalaient goulûment des ventrées de pâtes sautées fumantes ou des soupes brûlantes. La journée avait été marquée par de nombreux allers-retours, de haut en bas de léchelle, pour recharger de petites portions de peinture, de peur que cette dernière ne gèle, dans cet exercice répétitif je navais dérapé quune seule petite fois, je navais pas laissé tomber mon pot de peinture, ni mon grattoir, ni ma spatule, ni mon pinceau, ni mes cigarettes, je métais retenu avec flegme dune seule main, nous nétions pas très haut, au deuxième étage. Il faisait surtout très froid, mes collègues parlaient en Fahrenheit, ce qui ne me parlait pas toujours, et ce matin jétais trop engourdi et paresseux pour soustraire trente deux , multiplier par cinq et diviser par neuf, ils navaient pas parlé de valeur négatives __ lesquelles en Fahrenheit commencent bien après nos valeurs négatives en Celcius __ pour éviter quelle ne durcisse de trop, nous mettions beaucoup dessence de térébenthine dans notre peinture. Pas dincident majeur avec mes collègues non plus. Les autres étaient tous mexicains à lexception dun Portoricain, de mon ami chinois, James, donc, et de moi. Tous considéraient mon ami chinois, James, comme un étranger vraiment étrange, tandis quà leurs yeux je nétais quétranger, et dailleurs moins étranger, du point de vue de nos collègues mexicains, quAlejandro, le Portoricain avec lequel quelques tensions subsistaient toujours. De ce fait je faisais toujours équipe avec lui. Alejandro était un type plutôt tranquille, souvent de bonne humeur et qui aimait beaucoup regarder les femmes passer du haut de léchafaudage. Pour la couleur des vêtements de chacune delles, il avait une petite ritournelle, quelque chose du genre, ah cette femme en rouge, je suis sur quelle aime comme je bouge ( I see that woman in yellow, shed be fine on my pillow ou I see that woman in red, shed be fine in my bed ), il chantait ses refrains avec la voix dun Elvis portoricain, cela mamusait plutôt, parce que je naime pas du tout Elvis Presley, je gouttais donc beaucoup cette parodie spontanée, et bien que jeûs déjà entendu absolument toutes ses tirades au moins dix fois chacune, et ce pour toutes les couleurs de larc-en-ciel. Parfois jentrais dans le jeu et lui faisais remarquer que tel rouge nétait pas exactement rouge mais plutôt écarlate et je le mettais au défi de trouver une rime pour cette nouvelle nuance de couleur, il ruminait quelques minutes, puis se tournait vers moi, triomphant, et avec les mêmes airs de crooner hispanique, il me chantait: la prochaine fois que tu vois cette femme habillée décarlate, dis lui que de ne pas mavoir attendu, cest une scélérate (Next time you see that woman in scarlet, tell her that I wont be late), et de fait le travail navançait pas, le patron nous houspillait en espagnol, ce qui bien sur navait pas beaucoup deffet sur moi, il aurait tout aussi bien pu me houspiller en chinois, quant à Alejandro, il ne semblait pas en avoir cure non plus, pas que ce soit du chinois pour lui, non il ny prêtait jamais aucune attention et feignait plutôt dêtre un peu dur doreille, une surdité sélective appuyée à légard des Mexicains. La bonne humeur nous tenait chaud, un peu. Mon ami chinois, James, lui, paraissait un peu mélancolique du haut de son échelle, il peignait toujours seul sur une échelle simple, et ne semblait pas trop se plaindre des pieds de poulet __ pénible sensation quil est courant de ressentir, perché sur une échelle, les pieds appuyés, en leur milieu, sur le barreau de léchelle et le corps pesant de tout son poids sur la voute plantaire, toujours au même endroit __ ou tout du moins il nen disait rien. Après cette journée dans le froid, je buvais donc mon bol de soupe à toutes petites lampées brûlantes, retardant de la sorte le moment où il faudrait sortir de la cantine et affronter la nuit tombée froide. Dévisageant le vide donc, mon regard finit par buter sur une affichette adossée sur un des piliers de la cantine Help Wanted, ce qui en fait traduisait une offre demploi dont le détail devait sûrement être narré par le menu dans les succinctes indications en chinois au bas de laffichette. Ramenant mon bol et ma cuillère de fausse porcelaine vers le grand bac prévu à cet effet, où toute la vaisselle de la cantine trempait dans une eau javellisée, à peine trouble et tout juste bulleuse contre les parois du bac, je menquis auprès du type qui venait repêcher quelques bols retournés, à propos de cette offre demploi. Sans trop de ménagement, il me dit, toi attends ( you wait ) jusquà ce que vienne un homme tout petit, un peu bossu, vieux, poussiéreux en fait, habillé dans un costume sombre à fines rayures __ comme on noserait pas en vêtir un mafioso minable, même pour les besoins dun film de mauvaise qualité et de faible budget __ qui, dans un anglais encore moins amène que celui de son employé, me demanda tout de go ( il fallait bien que je la fasse celle-là, que je la place dans la bouche dun personnage chinois de ce récit, cest mon humour laborieux, cest ma patte ) ce que je voulais ( what you want ). Je compris de suite quil serait sans doute mal vu de corriger cette forme interrogative à la syntaxe mal dégauchie, et le plus poliment du monde je menquis du contenu de laffichette, il parut surpris __ ce qui en fait voulait dire quil navait jamais envisagé quun Blanc puisse offrir ses services à une cantine du quartier chinois. Littéralement en deux mots __ couper légumes ( cut vegetable ) __ il mapprit ce qui serait attendu du candidat à ce poste. Je finis par me mettre au diapason de cette conversation âpre et concise et demandait combien ( how much? ), me fut répondu trois cinquante heure ( three fifty hour ). Trois dollars et cinquante cents de lheure oeuvrée donc, cétait maigre bien évidemment __ je savais pertinemment comment faire encore baisser ce salaire, si daventure j'avais demandé si ma situation illégale,au regard des lois sur limmigration aux Etats-Unis dAmérique, ne serait pas un obstacle à mon avancement, la réponse naurait pas manqué de tomber, sèche mais concise, deux cinquante heure ( two fifty hour ), je savais maintenant éviter cette erreur naïve. Enfin je demandais quand étais-je censé commencer, lundi ( monday ), quelle heure? ( what time? ) huit heures ( eight ) et puis en se retournant, le petit patron de la cantine me dit dapporter mes couteaux ( bring knifes ), là non plus je ne jugeai pas utile de corriger mon futur employeur dans son pluriel erroné de mot knife, knives et non knifes. Il fallait donc venir avec ses propres outils, ce qui ne lassait pas de mamuser tandis que je remontais en bus Western Avenue, vers le Nord, vers mon quartier, le front contre la vitre embuée du bus surchauffé malgré les courants dair des arrêts fréquents, et pour cause, un arrêt à tous les blocs, jouissant de ce fait dun peu de fraîcheur mais surtout des vibrations du diesel poussif, vibrations amplifiées du fait de la résonance du carreau, ce que je trouvais toujours curieusement agréable, ce soir-là je navais pas mal à la tête, comme tous les soirs dhiver dailleurs, tant il semblait que le froid mordant était en fait une excellente parade contre les vapeurs délétères de lessence de térébenthine, lesquelles étaient au contraire sources de maux de tête opiniâtres en été, je souriai donc tout à moi-même en pensant à cette plaisanterie des chantiers en France adressée aux collègues à qui il manque toujours un outil ou lautre, surtout entre corps de métier: tes venu avec ta bite et ton couteau, toi ce matin, je souriais en me disant que si langlais du petit patron de la cantine avait été un peu plus délié, il aurait pu me dire quil fallait venir avec sa bite et son couteau. En outre le soir-même lorsque ma future ex-femme rentra et quelle me surprit à aiguiser nos couteaux de cuisine, et quelle sinforma du pourquoi de cet entretien soudain méticuleux, je tentai de lui expliquer cette plaisanterie typique des chantiers français, elle ne comprit rien à mes explications qui nétaient sans doute pas aussi claires quelles auraient pu lêtre, jen conviens, je nétais dailleurs pas sur que même un excellent traducteur __ fût-il rompu à trouver des équivalents à tous les jeux de langage auxquels se prêtent certains auteurs ( donnons rapidement quelques exemples de livres de langue française difficiles à traduire, pour toutes sortes de raison: la Disparition de Georges Perec, les Revenentes du même auteur pour les mêmes raisons épineuses de difficulté, ou plus exactement pour les raisons inverses de fil à retordre, un des receuils de sur lAlbum de la comtesse de Joel Martin, les sonnets de Joachim du Bellay en respectant leurs rimes richissimes, les livres de Céline, étant donné la pauvreté de largot anglais, tout San Antonio pour les raisons déjà invoquées pour Joel Martin et Louis-Ferdinand Céline ) __ je nétais pas sur donc quun excellent traducteur donc, ne soit parvenu à exprimer la chose avec davantage de clarté, restituant la saveur un peu particulière de cette expression ouvrière, toujours est-il que ma future ex-femme finit par faire ce quelle faisait toujours lorsque quelque chose lui échappait, elle sénerva et notre soirée fut largement mangée par une fâcherie au terme de laquelle elle ne parvenait toujours pas à comprendre, non seulement la beauté de l'idiomatisme qui faisait ma joie, mais pas davantage non plus les raisons qui mavaient poussé à démissionner de mon boulot de peinture alimentaire, pour un travail que je navais jamais fait auparavant __ jarguai que mon curriculum vitae ne me fut jamais demandé, sa rage redoubla contre mon ironie un peu hors contexte, il faut en convenir __ dans des conditions salariales qui nétaient pas avantageuses, ce en quoi elle avait raison, cétait dailleurs là le plus gros de son inquiétude, et jeus beau lui expliquer quen ce moment il faisait vraiment froid pour passer toute la journée dehors, et que je me réjouissais donc de travailler dans la chaleur dune cuisine, fut-ce à un salaire inférieur, elle nen démordait pas, jétais daprès elle en train de commettre une bourde immense. Enfin tout cela dégénéra, comme on peut sen douter, encore que fait curieux, aucun couteau ne fut brandi, ni jeté, et ce bien que les couteaux de cuisine, et notamment celui qui était grand comme ça, étaient en fait au centre de cette explication houleuse, parce que ma future ex-femme nentendait pas mautoriser à emporter nos couteaux de cuisine à mon nouveau travail, et que nous en aurions par ailleurs besoin à la maison. Je ne manquai pas dironiser sur ce besoin pressant en lui suggérant que si elle avait dans lidée de me jeter un de ces couteaux en travers de la figure, et que de fait ces derniers lui fassent défaut, le marteau dans latelier ferait parfaitement laffaire. Le soirée tourna au vinaigre, cest peu dire. Ma future ex-femme neut cependant pas tort sur tout dans ce litige, et de fait, je ne parvins à garder cet emploi que deux semaines. Daucuns enclins à la plaisanterie seraient sûrement tentés de mettre en équation, lutilisation de couteaux aiguisés comme des rasoirs, le nombre de doigts des deux mains dune personne normalement constituée __ et je suis de ces personnes équitablement équipées, du point de vue du nombre de doigts, sentend __ et le nombre de jours pendant lesquels je parvins à garder mon emploi, que lon pouvait précisément compter sur les doigts des deux mains dune personne nayant jamais travaillé comme coupeur de légumes dans un restaurant chinois. En cela les esprits fins ne seraient pas très éloignés de la réalité. De fait je ne cessais de me couper en coupant les légumes, non par zèle, chacun laura compris, mais davantage par maladresse et manque dexpérience sans doute __ je me doutais bien, sans avoir à lui demander, que mon nouvel employeur serait rétif à toute demande de formation __ et surtout aussi parce que jétais soucieux de tenir les cadences qui métaient imposées. Débiter de loignon, des six façons différentes, méthode dite à la chinoise, en quartiers, en petits dés, en rondelles, en gros morceaux, en hachis, en quarts coupés en deux dans le sens de la longueur, des poivrons en bâtonnets, de la tomate nimporte comment, le cuisinier nen avait cure qui de toute manière les écrasait, des courgettes en rondelles ou encore en deux coups de couteau dans le sens de la longueur puis en petits morceaux dans le sens de la largeur, du gingembre, en hachis ou en fines lamelles, des carottes, en bâtonnets, en rondelles, en quarts __ deux coups de couteau dans le sens de la longueur __ en ellipses, des navets en cinq morceaux aux formes indifférentes, des pommes de terre, en morceaux également, tout cet abattage devait être conduit avec frénésie: chaque légume débité, je poussais les morceaux vers la droite de ma planche à découper, un épais billot, déformé en tous sens par les coups maniaques du plat de la hache sur la viande, lattendrissage, le mot décrit mal la violence contenue dans ce geste, vers la droite du billot donc, entraînant la chute des morceaux dans des seaux de matière plastique rose. Sur la gauche du billot, un commis de la cuisine déversait sans ordre de nouveaux légumes à découper __ lui et moi étions parfaitement incapables déchanger un mot puisquil ne parlait pas ni langlais ni le français, pas davantage que je ne parle le chinois, pour certains légumes donc, comme les oignons ou les carottes, il me donnait des instructions de coupe de mouvements secs de la main, définissant ainsi les plans de coupe dans le vide avec des gestes de karatéka, cest à dire, les cinq doigts de la main unis, la main plate tendue perpendiculairement au billot, et je mexécutais le plus rapidement possible sachant quil me fallait évacuer les légumes débités vers la droite, aussi vite quils métaient apportées par la gauche, si je voulais garder un espace vide indispensable à mon travail, au centre du billot. Le commis qui mapportait les légumes semblait éprouver un sadique plaisir à affoler la cadence, en entassant en vrac précipitamment les nouveaux arrivages de légumes, sur la gauche du billot. Parfois je parvenais à prendre de lavance __ cétait plutôt rare __ ce qui me permettais de courir aux toilettes, lesquelles étaient indiciblement crasseuses. Au-dessus de lurinoir un autocollant invitait à se laver les mains avant de reprendre le travail __ en vertu de je ne sais plus quelle circulaire du Département de lhygiène et de la santé du travail. Au début jobtempérais toujours de bonne grâce, soucieux que jétais de faire bonne impression auprès de mon nouvel employeur, mais leau glaciale refroidit __ pour ainsi parler __ mes bonnes intentions premières. Lorsque je revenais au billot, je faisais toujours mine de messuyer les mains dans mon tablier, la deuxième semaine, je ne prenais même plus cette précaution, je ne donnais plus le change, voyant bien que lindifférence générale régnait en maîtresse dans la cantine cinoise du quartier Sud de la ville. Lorsque je revenais au billot, donc, invariablement le commis avait fait son oeuvre, le billot était plein à craquer de nouveaux légumes à débiter, et pour ce qui était des carottes et des oignons, je devais attendre que le commis revienne pour me donner les instructions de coupe, ce quil tardait toujours à faire. Il ne revenait en outre jamais les mains vides. Je payais donc assez cher mes pauses toilettes et cétait souvent du à lénervement de cette situation mesquine que je finissais toujours par me couper. La première fois que je me coupais, cela pissait le sang, je ne parvenais pas à contenir ce saignement aussi je courus aux toilettes, me lavai abondamment les mains à leau glaciale dans le lavabo maculé de tâches crasses, et je me confectionnais un pansement de fortune avec force épaisseur de papier toilette. Je me promis de revenir le lendemain avec une boîte de pansements. Je retournai au billot où la situation, contre toute attente, navait pas évolué. A ma plus grande surprise encore, le commis avait passé léponge, au propre comme au figuré, pour retirer les quelques gouttes de sang que je nétais pas parvenu à contenir, et il me demanda OK? Je répondis OK, __ imaginez un peu ce dialogue tiré dune pièce de théatre, le COMMIS: OK? lAIDE-CUISINIER:OK __ il repartit en cuisine et tandis que javais récupéré mon couteau et que je mapprêtais à reprendre lentement dans un premier temps, le découpage des courgettes, le commis resurgit de la cuisine avec un nouvel arrivage doignons et un petit sourire narquois au coin des lèvres. Je repris ma tâche un peu rêveur. Je parcourais du regard les murs gris de la pièce grise et froide dans laquelle jétais consigné au découpage des légumes, la pièce dans laquelle je travaillais nétait de fait pas une pièce à part entière, puisquelle était létroit et court couloir, qui reliait limmeuble au rez-de-chaussée et au premier étage duquel se tenait la cantine, et lautre immeuble dans lequel se trouvait la cuisine, ce couloir nétait évidemment pas chauffé et pire encore des courants dairs glaciaux sy engouffraient, chaque fois que le commis arrivait avec de nouveaux légumes, et repartait lesté des seaux que javais remplis de légumes débités, en cela, ma visée première de trouver un emploi où je ne travaillerai pas dans le froid était un échec complet, ce que je tus, bien sur, à ma future ex-femme pour ne pas lui donner raison inutilement. Les murs étaient gris, de ce même gris que lon trouve en bidon de vingt-cinq litres, que lon soulève donc avec les pires difficultés, que lon incline en tremblant, tellement il est mal aisé de maintenir en équilibre sur la tranche pareille charge, avec la peur de la catastrophe __ laisser échapper les vingt-cinq litres de peinture grise, épaisse et non diluée __ pour remplir palettes, assiettes, bols, seaux et pots, petites réserves que lon prend avec soi en haut de l'escabeau, de léchelle, de l'échafaud et de badigeonner des pans entiers de rambardes, descaliers et de planchers extérieurs. Toutes les boiseries extérieures de Chicago entier sont de ce même gris moyen, satiné quand il vient dêtre peint et un mois plus tard terne et sale. Un an plus tard, toutes les rudesses du climat ont tôt fait décailler cette peinture bon marché et il faut à nouveau décaper, gratter, poncer et repeindre en gris. En revanche en peinture dintérieur, pour les couloirs aveugles, halls et escaliers de service, cette peinture nétait pas si médiocre. Le couloir dans lequel je travaillais était donc gris. Jétais payé, modestement comme je lai indiqué, à la semaine, le vendredi soir. Le vieux monsieur un peu bossu, dans son costume élimé aux entournures, comptait ma modeste liasse de neuf billets de vingt dollars les plus miteux quil pût trouver dans son portefeuille, les donnait au commis et me tournait immédiatement le dos, le commis mapportait la liasse quil frappait dans le plat de ma main et aussi me tournait immédiatement le dos et repartait par la même porte derrière laquelle le vieux monsieur avait déjà disparu, protégé en cela par lécriteau PRIVATE ( PRIVE ) qui avait cela de péremptoire, que jamais je naurais osé pousser cette porte de mon propre chef, tant jétais certain quelle devait déboucher sur quelque assemblée crapuleuse pleinière, fumerie dopium, partouses avec de serviles prostituées thaïlandaises bon marché, séance de torture, supplice des cent morceaux __ les cheveux horripilés et le sourire extatique du supplicié __ ou autre décapitation au sabre __ Lao Tseu la dit il faut trouver la voie, je vais vous aider à trouver la voie, mais pour cela je vais vous couper la tête __ fertile imagination que la mienne, le vieux monsieur pouvait tout aussi bien être allé se rasseoir dans son fauteuil, campé devant un match de base ball __ White Sox leading seven to three bottom of the ninth, well be back __ les chaussettes blanches mènent sept à trois dans le fond du neuvième temps, nous serons de retour après cette page de publicité __ tandis quon lui apportait un potage aux vermicelles quil sucerait bruyamment, tout édenté quil était. Le deuxième vendredi, je reçus pareillement mon du et lorsque les neuf billets de vingt dollars, tous plus fatigués les uns que les autres, finirent leur course dans ma paume, javais pris ma décision: je ne ferai pas carrière comme coupeur de légumes dans cette cantine du quartier chinois au Sud de la ville. En quittant la cantine par la porte de service, il ne métait jamais permis de passer par la cantine, je sortais donc par la porte de service et débouchais, sur une allée sombre et mal odorante __ une odeur en fait indescriptible puisquelle était le savant mélange des détritus de la cantine, et jy avais contribué de quelques rognures doignons et de navets pourris, durine et dautres déjections de tous les soulographes du quartier, qui apparemment sétaient donnés le mot, pour ce qui était duriner et de rendre dans cette allée sombre, et aussi de vapeurs nocives et nauséabondes qui séchappaient du sous-sol du bâtiment den face, sous-sol duquel sexprimait une activité chimique dont je naurais su définir au nez la finalité. Sortant donc de lallée pestilentielle, je décidai dessayer de retrouver James à la sortie du travail. Je ne lavais pas vu depuis quinze jours __ les deux semaines de mon parcours révolu de coupeur de légumes __ et jentendais bien le mettre à contribution pour y voir plus clair dans lanalyse rétrospective de ma carrière éphémère de coupeur de légumes, dans une cantine du quartier chinois du Sud de la ville. Jarrivai juste à temps, James et mes anciens collègues venaient juste de débaucher, et notamment Alejandro qui m'accueillit dans un éclat de rire: I see that chinese babe was just pussy-dead ( la petite chinoise nétait donc pas une vraie siamoise ). Cette ironie me dégrisa immédiatement de toute cette colère accumulée en deux semaines, sans bruit, comme la neige tombe sur la neige. James, Alejandro et moi partîmes boire toute la nuit. Plus tard dans la soirée, tandis que nous étions fin saouls et que je décrivis mes deux semaines dans le couloir aux courant dairs de la cantine du quartier chinois au Sud de la ville à James et Alejandro, James nous expliqua avec patience __ patience vis à vis de mon ébriété et patience vis à vis dAlejandro qui toujours coupait James pour lui demander les pires insanités sur le comportement sexuel des Chinoises, sujet qui semblait lintriguer au plus haut point __ que mon ancien employeur, le vieux monsieur aux costumes rayés et élimés, avait utilisé une tactique fameuse du livre de la guerre, connue sous le nom d'encercler le dragon (surrounding the dragon), tactique qui consistait à affaiblir progressivement le dragon pour lanéantir tout à fait par des piques incessantes destinées à le faire souffrir de sa propre colère.
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