DELEUZE - SPINOZA - 20/01/81


La définition de l'affection. Exemple donné par Spinoza dans les lettres à Blyenberg : "Je suis mené par un appétit bassement sensuel", ou bien, autre cas : "J'éprouve un véritable amour". "Un appétit bassement sensuel", on sent que c'est pas bien, c'est mauvais en quel sens ? Là-dedans il y a une action ou une tendance à l'action, par exemple le désir. Qu'est-ce qui se passe pour le désir lorsque je suis mené par un appétit bassement sensuel ? Qu'est-ce que c'est que ce désir ? Il ne peut être qualifié que par son association çà une image de chose. Par exemple je désire une mauvaise femme ou pire encore plusieurs. Qu'est-ce que ça veut dire ? Il essaiera de montrer que, dans ce cas, ce qu'il appelle appétit bassement sensuel, c'est que l'action, de toute manière, par exemple faire l'amour, l'action c'est une vertu. Pourquoi ? Parce que c'est quelque chose que mon corps peut. N'oubliez pas, toujours le thème de la puissance, c'est dans la puissance de mon corps. C'est donc une vertu au sens où c'est l'expression d'une puissance. Mais si j'en restais là, je n'aurais aucun moyen de distinguer un "appétit bassement sensuel" du plus pur amour. Mais voilà, quand il y a "appétit bassement sensuel" c'est parce que, en fait, j'associe mon action, ou l'image de mon action à l'image d'une chose dont le rapport est décomposé par cette action. Dans l'exemple de Spinoza, si je suis marié, je décompose le rapport du couple. Mais bien plus, dans un "appétit bassement sensuel", je décompose toutes sortes de rapports. Au contraire, dans le plus beau des amours, ce n'est pas moins corporel, simplement la différence c'est que, dans le plus beau des amours, mon action, la même action physique, est associée à une image de chose dont le rapport se compose directement avec le rapport de mon action. C'est en ce sens que les deux individus s'unissant amoureusement forment un individu qui les a tous les deux comme parties. Au contraire, dans l'amour bassement sensuel, l'un détruit l'autre et l'autre détruit l'un. Il y a tout un processus de décomposition de rapports. C'est très concret. Seulement on se heurte toujours à ceci : Spinoza nous dit : finalement vous ne choisissez pas l'image de chose à laquelle votre action est associée. Ça engage tout un jeu de causes et d'effets qui vous échappe. En effet, qu'est-ce qui fait que tout d'un coup vous êtes pris par cet amour bassement sensuel ? Vous ne pouvez pas faire autrement. Spinoza n'est pas de ceux qui croient à une volonté. C'est tout un déterminisme qui associe les images de choses aux actions.

La formule de Spinoza est d'autant plus inquiétante : "Je suis aussi parfait que je peux l'être en fonction des affections que j'ai". Si je suis dominé par "un appétit bassement sensuel", je suis aussi parfait qu'il est possible, qu'il est en mon pouvoir. Et est-ce que je peux dire : je manque d'un état meilleur ? Spinoza est très ferme; dans les lettres à Blyenberg il dit que je ne peux pas dire que je manque d'un état meilleur. Ça n'a aucun sens. Lorsque, au moment où j'éprouve "un appétit bassement sensuel", je dis "ah, je manque du véritable amour!", si je dis ça, ça ne veut rien dire. Je manque de quelque chose, ça veut dire uniquement que mon esprit compare un état que j'ai à un état que je n'ai pas. En d'autres termes, ce n'est pas une relation réelle, c'est une comparaison de l'esprit. Spinoza va si loin qu'à ce moment-là il dit : "autant dire que la pierre manque de la vue". En effet, pourquoi est-ce que je ne comparerais pas la pierre à un organisme humain et, au nom d'une même comparaison de l'esprit, je dirais que la pierre ne voit pas et donc qu'elle manque de la vue.

Spinoza répond formellement à Blyenberg qu'il est aussi stupide de parler de la pierre en disant qu'elle manque de la vue, qu'il serait stupide, au moment où j'éprouve un "appétit bassement sensuel", de dire que je manque d'un amour meilleur. On écoute Spinoza et on se dit qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Je prends les deux jugements : je dis de la pierre qu'elle ne voit pas, qu'elle manque de la vue, et je dis de quelqu'un qui éprouve "un appétit bassement sensuel" qu'il manque de vertu. Est-ce que mes deux propositions sont, comme le prétend Spinoza, du même type? Elles sont tellement peu du même type qu'on peut faire confiance à Spinoza qu'il veut faire de la provocation.

Il veut nous mettre au défi de faire la différence entre les deux propositions. Mais on sent cette différence, et la provocation de Spinoza va peut-être nous permettre de la trouver.

Est-ce que dans les deux cas, pour les deux propositions "la pierre manque de la vue" ou bien "pierre manque de vertu", est-ce que la comparaison de l'esprit entre deux états, un état que j'ai et un état que je n'ai pas, est-ce que la comparaison de l'esprit est du même type ? Évidemment non. Pourquoi ?

Dire que la pierre manque de la vue c'est, en gros, dire que rien en elle ne contient la possibilité de voir. Tandis que, lorsque je dis qu'il manque du véritable amour, ce n'est pas une comparaison du même type puisque cette fois je n'exclue pas qu'à d'autres moments cet être-là ait éprouvé quelque chose qui ressemblait au véritable amour.

La question se précise : est-ce qu'une comparaison à l'intérieur du même être est analogue à une comparaison entre deux êtres ? Spinoza ne recule pas devant le problème. Il prend le cas de l'aveugle et il nous dit tranquillement que l'aveugle ne manque de rien. Pourquoi ? Parce qu'il est aussi parfait qu'il peut être en fonction des affections qu'il a. Spinoza a quelque chose derrière la tête pour nous donner de tels exemples. Spinoza continue : l'aveugle est privé d'images visuelles. Ça veut dire qu'il ne voit pas; mais la pierre non plus ne voit pas. Spinoza dit que, de ce point de vue, il n'y a aucune différence antre la pierre et l'aveugle. L'un comme l'autre n'a pas d'image visuelle, donc il est aussi stupide, dit Spinoza, de dire que l'aveugle manque de la vue que de dire que la pierre manque de la vue. L'aveugle est aussi parfait qu'il peut être, en fonction de quoi ?

Spinoza ne dit pas en fonction de sa puissance, mais l'aveugle est aussi parfait qu'il peut être en fonction des affections de sa puissance, c'est à dire en fonction des images dont il est capable. C'est les images de choses dont il est capable qui sont les véritables affections de sa puissance. Donc ce serait tout à fait la même chose de dire que la pierre n'a pas de vue et de dire que l'aveugle n'a pas de vue.

Blyenberg commence à comprendre. Pourquoi ? Où est la provocation de Spinoza ? C'est un exemple typique de à quel point les commentateurs se trompent en disant que Blyenberg est idiot, parce que Blyenberg ne rate pas Spinoza.

Blyenberg répond tout de suite à Spinoza en lui disant que c'est très joli tout ça mais vous ne pouvez vous en tirer que si vous soutenez une espèce d'instantanéité pure de l'essence. Blyenberg riposte en disant que vous ne pouvez assimiler : l'aveugle ne voit pas, vous ne pouvez faire une telle assimilation que si, en même temps, vous posez une espèce d'instantanéité pure de l'essence, à savoir : n'appartient à une essence que l'affection présente, instantanée, qu'elle éprouve, en tant qu'elle l'éprouve. L'objection est très forte.

Si, en effet, je dis : n'appartient à mon essence que l'affection que j'éprouve ici et maintenant, alors en effet je ne manque de rien. N'appartient à mon essence que l'affection que j'éprouve ici et maintenant.

Spinoza répond tranquillement : oui, c'est comme ça. C'est curieux.

C'est le même homme qui ne cesse pas de nous dire que l'essence est éternelle, que les essences singulières sont éternelles. C'est une manière de dire que les essences ne durent pas. Or il y a deux manières de ne pas durer : la manière éternité et la manière instantanéité. En douce, Spinoza passe de l'un à l'autre.

Il commençait par nous dire que les essences sont éternelles, et voilà qu'il nous dit que les essences son instantanées.

A la lettre du texte les essences sont éternelles, mais les appartenances de l'essence sont instantanées. N'appartient à mon essence que ce que j'éprouve actuellement, en tant que je l'éprouve actuellement. Et, en effet, la formule "je suis aussi parfait que je peux être en fonction de l'affection qui détermine mon essence" implique ce strict instantanéisme.

C'est le sommet de la correspondance, il va se passer quelque chose de très curieux. Spinoza s'énerve. En d'autres termes, Blyenberg dit : vous ne pouvez pas expulser le phénomène de la durée. Et c'est précisément en fonction de cette durée que vous pouvez devenir meilleur - il y a un devenir -, et c'est en fonction de cette durée que vous pouvez devenir meilleur ou pire. Quand vous éprouvez "un appétit bassement sensuel", c'est une instantanéité, vous devenez pire que vous n'étiez auparavant. Il y a une irréductibilité de la durée et, en d'autres termes, l'essence ne peut pas être mesurée à ces états instantanés.

Spinoza arrête la correspondance. Sur ce point, il n'y a aucune réponse de Spinoza.

C'est très dramatique. La réponse que Spinoza aurait pu faire est dans l'"Éthique". Spinoza ne veut pas donner l'idée de ce que c'est que ce livre dont il éprouve le besoin de cacher. Il ne veut pas donner à Blyenberg l'idée de ce que c'est que l'"Éthique". Il arrête la correspondance.

C'est à nous d'essayer de reconstituer cette réponse.

Spinoza sait bien qu'il y a de la durée. On est en train de jouer avec trois termes : intantanéité, éternité et durée.

L'éternité c'est la modalité de l'essence. L'essence est éternelle, c'est à dire qu'elle n'est pas soumise au temps.

L'instantanéité c'est la modalité de l'affection de l'essence.

Formule : je suis toujours aussi parfait que je peux l'être en fonction de l'affection que j'ai ici et maintenant. L'affection c'est véritablement une coupe instantanée, et en effet, c'est l'espèce de relation horizontale entre une action et une image de chose.

On est en train de constituer les trois dimensions de ce qu'on pourrait appeler, - je prends un mot qui n'est pas du tout spinoziste, il est de Husserl -, la sphère d'appartenance de l'essence. L'essence et ce qui lui appartient. Chez Spinoza il y a trois dimensions : l'essence elle-même, éternelle; il y a les affections de l'essence ici et maintenant qui sont comme autant d'instants, à savoir ce qui m'affecte en ce moment, et puis il se trouve que Spinoza distingue avec beaucoup de rigueur affectio et affectus. Affectio c'est l'affection, mais affectus ce n'est pas le sentiment. Il faut traduire affectus par affect. Spinoza distingue bien l'affection et l'affect. Qu'est-ce que c'est que l'affect ? Spinoza nous dit que c'est quelque chose que l'affection enveloppe. L'affection enveloppe un affect. L'affection c'est l'effet instantané d'une image de chose sur moi. Par exemple les perceptions sont des affections. L'image de chose associée à mon action est une affection. L'affection enveloppe, implique : au sein de l'affection il y a un affect. Et pourtant il y a une différence de nature entre l'affect et l'affection. Qu'est-ce que mon affection, c'est à dire l'image de chose et l'effet de cette image sur moi, qu'est-ce qu'elle enveloppe ? Elle enveloppe un passage, un passage ou une transition, mais il faut le prendre dans un sens très fort. C'est autre chose qu'une comparaison de l'esprit. Ce n'est pas une comparaison de l'esprit entre deux états, c'est un passage ou une transition enveloppée par toute affection. Toute affection instantanée enveloppe un passage ou une transition. Qu'est-ce que c'est ce passage, cette transition ? Ce n'est pas du tout une comparaison de l'esprit, donc c'est un passage vécu ou une transition vécue, ce qui ne veut pas dire forcément consciente.

Tout état implique un passage ou une transition vécue. Passage de quoi à quoi, entre quoi et quoi ? Si rapprochés que soient les deux moments du temps, les deux instants que je considère instant a et instant a', il y a un passage de l'état antérieur à l'état actuel. Le passage de l'état antérieur à l'état actuel diffère en nature de l'état antérieur et de l'état actuel. Il y a une spécificité de la transition et c'est précisément ça que Spinoza appelle durée. La durée c'est le passage vécu, le passage d'une chose à une autre, en tant que vécue.

Quand des siècles après Bergson fera de la durée un concept philosophique ce sera évidemment sous de toutes autres influences; ce sera en fonction de lui-même avant tout. Et pourtant lorsque Bergson essaie de nous faire comprendre ce qu'il appelle durée, il dit que vous pouvez considérer des états psychiques aussi proches que vous voulez dans le temps. Vous pouvez faire des coupes de plus en plus serrées, de plus en plus proches les unes des autres. Vous aurez beau aller jusqu'à l'infini, dit Bergson, dans votre décomposition du temps, en établissant des coupes de plus en plus rapides, vous n'atteindrez jamais que des états. Et Bergson ajoute : les états c'est toujours de l'espace, les coupes c'est toujours spatial, et vous aurez beau rapprocher vos coupes, vous laisserez forcément échapper quelque chose; c'est le passage d'une coupe à une autre, si petit qu'il soit. Ce qu'il appelle durée, au plus simple, c'est le passage d'une coupe à une autre, c'est le passage d'un état à un autre. Le passage d'un état à un autre n'est pas un état. Et ça, c'est un statut du vécu extraordinairement profond. La durée c'est le passage vécu d'un état à un autre, en tant qu'irréductible à un état comme à l'autre.

C'est ce qui se passe entre deux coupes. La durée c'est dans notre dos qu'elle se passe. La durée n'est ni là, ni là; elle est : qu'est-ce qui s'est passé entre les deux. La durée ira encore plus vite, par définition, comme si elle était affectée d'un coefficient de vitesse variable : aussi vite que j'aille, ma durée ira plus vite.

Le passage est irréductible aux deux états et c'est ça que toute affection enveloppe. Je dirais que toute affection enveloppe le passage par lequel on arrive à elle, et par lequel on sort d'elle, vers une autre affection, si proches soient les deux affections considérées.

Donc je vais avoir ma ligne complète, c'est une ligne à trois temps : a, a', a"; a c'est l'affection instantanée, l'affection du moment présent; a' c'est celle de tout à l'heure, et a" c'est celle d'après, celle à venir. J'ai beau les rapprocher au maximum, il y a toujours quelque chose qui les sépare, à savoir le phénomène du passage. Ce phénomène du passage en tant que phénomène vécu c'est la durée. C'est ça la troisième appartenance de l'essence. J'ai une définition un peu plus stricte de l'affect. L'affect ou ce que toute affection enveloppe et qui, pourtant est d'une autre nature, c'est le passage, c'est la transition vécue de l'état précédent à l'état actuel ou de l'état actuel à l'état suivant.

On fait une espèce de décomposition des trois appartenances de l'essence. L'essence appartient à elle-même sous la forme de l'éternité, l'affection appartient à l'essence sous la forme de l'instantanéité, l'affect appartient à l'essence sous la forme de la durée.

Or le passage, c'est quoi ? Il faut sortir de l'idée spatial. Tout passage, nous dit Spinoza, et ça va être la base de sa théorie de l'affect, tout passage est, il ne dira pas le mot implique. Comprenez qu'à ce niveau les mots sont très importants. Il nous dira de l'affection qu'elle implique un affect, mais justement l'enveloppé et l'enveloppant n'ont pas la même nature. Toute affection, c'est à dire tout état déterminable à un moment, enveloppe un affect, un passage. En quoi consiste ce passage ? Qu'est-ce qu'il est ? La réponse de Spinoza : il est augmentation ou diminution de ma puissance, même infinitésimale.

Je prends deux cas : je suis dans une pièce noire, je suis aussi parfait que je peux l'être en fonction des affections que j'ai; je ne vois rien puisque je n'ai pas d'affection visuelle. Tout d'un coup, quelqu'un entre et brusquement allume. Je suis complètement ébloui. J'ai mes deux états : l'état noir et l'état lumineux. Il y a un passage de l'un à l'autre, au point que tout votre corps a une espèce de mobilisation de soi pour s'adapter à ce nouvel état. L'affect c'est quoi ? C'est le passage. Les affections successives sont l'état noir et l'état lumineux. Le passage c'est la transition vécue de l'un à l'autre. Qu'est-ce que ça veut dire ? Le passage c'est nécessairement une augmentation de puissance ou une diminution de puissance.

Supposez que dans le noir vous étiez en état de profonde méditation. Tout votre corps était tendu vers cette méditation extrême, vous teniez quelque chose. L'autre brute arrive et éclaire. Vous êtes en train de perdre une idée que vous alliez avoir. Vous vous retournez et vous êtes furieux. Vous le haïssez. Dans ce cas là, le passage à l'état lumineux vous aura apporté une diminution de puissance.

En général, sans tenir compte du contexte, si on augmente les affections dont vous êtes capable, il y a une augmentation de puissance; si on diminue les affections dont vous êtes capable, il y a une diminution de puissance.

Toute affection est instantanée, c'est ça que Spinoza voulait dire à Blyenberg, et il ne voulait pas en dire plus. Il dira aussi que je suis aussi parfait que je peux l'être en fonction des affections que j'ai dans l'instant. C'est la sphère d'appartenance de l'essence instantanée. Mais en revanche l'état instantané enveloppe toujours une diminution ou une augmentation de puissance, et en ce sens il y a du bon et du mauvais. Si bien que, non pas du point de vue de son état, mais du point de vue de sa durée, il y a bien quelque chose de mauvais dans devenir aveugle et il y a quelque chose de bon dans devenir voyant puisque c'est, ou bien diminution de puissance ou bien augmentation de puissance. Et là ce n'est plus le domaine d'une comparaison de l'esprit entre deux états, c'est le domaine du passage vécu d'un état à un autre, passage vécu dans l'affect.

On ne peut rien comprendre à l'Ethique, c'est à dire à la théorie des affects si l'on n'a pas présent à l'esprit l'opposition que Spinoza établit entre les comparaisons de l'esprit entre deux états, et les passages vécus d'un état à un autre, passages vécus qui ne peuvent être vécus que dans des affects.

Je ne dirais pas que les affects signalent des diminutions et des augmentations de puissance, je dirais que les affects sont les diminutions et les augmentations de puissance vécues et pas forcément conscientes. C'est une conception très très profonde de l'affect.

Donnons leur des noms pour mieux nous repérer. Les affects qui sont des augmentations de puissance on les appellera des joies; les affects qui sont de diminutions de puissance, on les appellera des tristesses. Les affects sont ou bien à base de joie ou bien à base de tristesse.

La tristesse c'est l'affect qui correspond à une dimintuion de puissance, la joie c'est l'affect qui correspond à une augmentation de puissance.

Pour Spinoza, dans le domaine de la connaissance, tout rapport symbolique est absolument exclu, éliminé; que la seule dimension permanente du symbolisme ce sont les signes prophétiques ou sociaux, et il en faut car nous ne sommes pas menés par la raison. Si on était menés par la raison, c'est à dire par la puissance de penser ou de connaître, il n'y aurait aucun besoin d'aucun signe d'aucune sorte.

La tristesse c'est un affect enveloppé par une affection. L'affection c'est l'image de chose qui me donne de la tristesse. Cette terminologie est très rigoureuse. Cette image peut être très vague, très confuse, peu importe.

Ma question est : pourquoi est-ce que l'image de chose qui me donne de la tristesse, pourquoi est-ce que cette image de chose enveloppe-t-elle une diminution de ma puissance d'agir ? Qu'est-ce que c'est que la chose qui me donne de la tristesse ? On a tous les éléments pour répondre à cette question. Tout devrait se regrouper harmonieusement. La chose qui me donne de la tristesse c'est la chose dont les rapports ne conviennent pas avec le miens. Ça c'est l'affection. Toute chose dont les rapports tendent à décomposer un de mes rapports ou la totalité de mes rapports m'affecte de tristesse. En termes d'affectio, vous avez là une stricte correspondance. En termes d'affectio, je dirais que la chose a des rapports qui ne se composent pas avec les miens et qui tendent à décomposer les miens. En termes d'affect, je dirais que cette chose m'affecte de tristesse et donc par là même diminue ma puissance.

J'ai le double langage des affections instantanées et des affects de passage. Mais pourquoi Spinoza dit-il ça ? Vous voyez que tristesse et joie c'est les deux grandes tonalités affectives, ce ne sont pas des cas particuliers. On va avoir comme deux lignées : la lignée à base de tristesse et la lignée à base de joie. Et ça va parcourir la théorie des affects.

Pourquoi est-ce que la chose dont les rapports ne conviennent pas avec le mien, pourquoi est-ce qu'elle m'affecte de tristesse, c'est à dire diminue ma puissance d'agir ? On a la double impression qu'à la fois on a compris d'avance, et qu'il nous manque quelque chose pour comprendre. Lorsque quelque chose se présente ayant des rapports qui ne se composent pas avec le mien, j'ai une tristesse. Je hais la personne qui me dérange dans le noir. En tant que ma puissance d'agir est diminuée j'éprouve de la tristesse. Je le hais, ça veut dire que la chose dont les rapports ne se composent pas avec le vôtre, vous tendez, ne serait-ce qu'en esprit, vous tendez à sa destruction. Haïr c'est vouloir détruire ce qui risque de vous détruire, c'est à dire vouloir décomposer ce qui risque de vous décomposer. La tristesse engendre la haine. Remarquez qu'elle engendre aussi des joies. Donc les deux lignées, d'une part, la tristesse, d'autre part, la joie ne vont pas être des lignées pures. Qu'est-ce que c'est que les joies de la haine ? Comme dirait Spinoza, si vous imaginez malheureux l'être que vous haïssez, votre coeur éprouve une étrange joie. Spinoza fait à merveille un engendrement des passions. C'est joies de la haine ce sont des joies étrangement compensatoires, c'est à dire indirectes. Ce qui est premier dans la haine, quand vous avez des sentiments de haine, cherchez toujours la tristesse de base, c'est à dire que votre puissance d'agir a été diminuée, empêchée. Si vous avez un coeur diabolique, vous aurez beau croire que ce coeur s'épanouit dans les joies de la haine, et bien ces joies de la haine, si immenses qu'elles soient, n'ôteront jamais la sale petite tristesse dont vous êtes parti. Vos joies sont des joies de compensation. L'homme de la haine, l'homme du ressentiment, c'est celui, pour Spinoza, dont toutes les joies sont empoisonnées par la tristesse de départ, parce que la tristesse est dans ses joies mêmes.

Finalement, il ne peut tirer de joie que de la tristesse, tristesse qu'il éprouve lui-même en vertu de l'existence de l'autre, tristesse qu'il imagine infliger à l'autre pour lui faire plaisir à lui, ça ce sont des joies minables, ce sont des joies indirectes. On retrouve notre critère du direct et de l'indirect.

Je reviens à ma question : en quoi est-ce que une affection, c'est à dire l'image de quelque chose qui ne me convient pas, ou qui ne convient pas à mes propres rapports, en quoi est-ce que ça diminue ma puissance d'agir ?

Supposez que vous ayez une puissance, en gros la même. Premier cas : vous vous heurtez à quelque chose dont les rapports ne se composent pas avec les vôtres. Deuxième cas : vous rencontrez quelque chose dont les rapports se composent avec les vôtres. Spinoza, dans l'"Ethique", emploie le terme latin "occursus", la rencontre. Mon corps ne cesse pas de rencontrer des corps. Les corps qu'il rencontre ont tantôt des rapports qui se composent, tantôt des rapports qui ne se composent pas avec le mien. Qu'est-ce qui se passe lorsque je rencontre un corps dont les rapports ne se composent pas avec le mien ? Dans le livre 4 de l'"Ethique", il se passe un phénomène qui est comme une espèce de fixation. Qu'est-ce que c'est une fixation ? Une partie de ma puissance est tout entière consacrée à investir et à localiser la trace sur moi de l'objet qui ne me convient pas. C'est comme si je tendais mes muscles. En moi se fait cet investissement. J'investis la trace de la chose sur moi, j'investis l'effet de la chose sur moi. En d'autres termes, j'essaie d'en circonscrire au maximum l'effet, de le localiser. Je consacre une partie de ma puissance à investir la trace de la chose. Pourquoi ? Evidemment pour la soustraire, pour la conjurer, la mettre à distance. Cette quantité de puissance que j'ai consacré à investir la trace de la chose non convenante, c'est autant de ma puissance qui est diminuée, qui m'est ôtée, qui est comme immobilisée. Voilà ce que veut dire ma puissance diminue : ce n'est pas que j'ai moins de puissance, c'est que une partie de ma puissance est soustraite en ce sens qu'elle est nécessairement affectée à conjurer l'action de la chose. Tout se passe comme si je ne disposais plus de toute une partie de ma puissance : c'est ça la tonalité affective tristesse. Une partie de ma puissance sert à cette besogne indigne qui consiste à conjurer l'action de la chose. C'est autant de puissance immobilisée. Conjurer la chose, c'est à dire empêcher que la chose ne détruise mes rapports, alors je durcis mes rapports. Spinoza déplore ce temps perdu, il aurait mieux valu éviter cette situation. De toutes manières, une partie de ma puissance est fixée, c'est ça que veut dire ma puissance diminue. En effet, une partie de ma puissance m'est soustraite, elle n'est plus en ma possession, c'est comme une espèce d'induration. Une induration de puissance. Que de temps perdu.

Au contraire, dans la joie, je rencontre quelque chose qui convient avec mes rapports. Prenons un exemple de musique. Il y a des sons blessants qui m'inspirent une énorme tristesse. Ce qui complique tout, c'est qu'il y a toujours des gens pour trouver ces sons blessants au contraire délicieux et harmonieux, mais c'est ça qui fait la joie de la vie, c'est à dire les rapports d'amour et de haine. Ma haine contre le son blessant va s'étendre à tous ceux qui aiment ce son blessant : toute une partie de ma puissance s'indure pour tenir à distance les sons qui me pénètrent. La musique que j'aime, ça veut dire des rapports sonores qui se composent avec mes rapports. Si ma machine casse, j'éprouve de la haine. Je mets donc la musique que j'aime, tout mon corps compose ses rapports avec les rapports sonores : c'est ça la musique que j'aime. Ma puissance est augmentée.

Pour Spinoza, dans l'expérience de la joie, il n'y a jamais la même chose que dans la tristesse. Il n'y a pas du tout un investissement. Il n'y a pas du tout un investissement d'une partie indurée qui ferait qu'une certaine quantité de puissance est soustraite à mon pouvoir. Pourquoi n'y-a-t-il pas cela ? Parce que, lorsque les rapports se composent, les deux choses dont les rapports se composent forment un individu supérieur, un troisième individu qui englobe et qui prend comme parties. En d'autres termes, par rapport à la musique que j'aime, tout se passe comme si la composition des rapports directs s"effectue de telle manière que se constitue un troisième individu, individu dont moi et la musique ne sommes plus qu'une partie. Je dirais dès lors que ma puissance est en expansion ou qu'elle augmente.

Lorsque des auteurs parlent de la puissance, Spinoza de l'augmentation et de la diminution de puissance, Nietzsche de la Volonté de puissance, ce que Nietzsche appelle affect c'est exactement la même chose que ce que Spinoza appelle affect. C'est sur ce point que Nietzsche est spinoziste. Ils ont en tête quelque chose qui n'a strictement rien à voir avec la conquête d'un pouvoir quelconque. Sans doute ils diront que le seul pouvoir, c'est finalement la puissance. A savoir : augmenter sa puissance c'est précisément composer des rapports tels que la chose et moi, qui composons les rapports, nous ne sommes plus que deux sous-individualités d'un nouvel individu formidable.

Alors qu'est-ce qui distingue mon "appétit bassement sensuel" de mon amour le plus beau ? C'est exactement pareil. Après l'amour l'animal est triste. Spinoza ne dirait jamais ça. Mais il y a des gens qui cultivent la tristesse. L'Éthique est une véritable dénonciation : il y a des gens qui sont tellement impuissants que c'est ceux-là qui sont dangereux. Ce sont eux qui vont prendre le pouvoir. Les gens du pouvoir sont des impuissants qui ne peuvent construire leur pouvoir que sur la tristesse des autres. Ils ont besoin de la tristesse : ils ne peuvent régner que sur des esclaves, et l'esclave c'est précisément le régime de la diminution de puissance. Il y a des gens qui n'acquièrent de pouvoir que par la tristesse et en instaurant un régime de la tristesse, du type "repentez-vous", du type "haïssez quelqu'un et si vous n'avez personne à haïr, haïssez-vous vous-mêmes", etc ... Tout ce que Spinoza diagnostique comme une espèce d'immense culture de la tristesse. Tous ceux qui vous disent que si vous ne passez pas par la tristesse, vous ne fructifierez pas, ça, pour Spinoza, c'est l'abomination, et s'il écrit une éthique c'est pour dire non, tout ce que vous voulez mais pas ça.

Bon = joie, mauvais = tristesse. Le plus beau des amours ce n'est pas du tout un truc spirituel. C'est lorsqu'une rencontre marche, lorsque ça fonctionne bien. C'est un très beau fonctionnalisme. Idéalement, ça n'est jamais complètement comme ça, il y a toujours des tristesses locales et Spinoza ne l'ignore pas. Il y a toujours des tristesses et la question ce n'est pas de savoir s'il y en a ou s'il n'y en a pas, la question c'est la valeur que vous leur donnez, c'est à dire la complaisance que vous leur accordez. Plus vous investirez de votre puissance pour investir la trace de la chose, plus vous perdrez de puissance.

Dans un amour de joie, qu'est-ce qui se passe ? Vous composez un maximum de rapports avec un maximum de rapports de l'autre : corporels, perceptifs, toutes sortes de natures. D'une certaine manière on ne cesse d'inventer. Lorsque je parlais du troisième individu, ça ne voulait pas du tout dire que ce troisième individu préexistait, c'est toujours en composant mes rapports avec d'autres rapports, sous tels profils, sous tels aspects, que j'invente ce troisième individu dont l'autre et moi-même ne seront plus que des parties, que des sous-individus.

Chaque fois que vous procédez par composition de rapports et par composition de rapports composés, vous augmentez votre puissance. Au contraire "l'appétit bassement sensuel", ce n'est pas parce qu'il est sensuel qu'il est mal; c'est parce que, fondamentalement, il ne cesse pas de jouer sur les décompositions de rapports. C'est vraiment du type : fais-moi mal. La scène de ménage. Les petites joies de compensation. C'est des contagieux, des propagateurs, ils ne vous lâcheront pas tant qu'ils ne vous auront pas inoculé leur tristesse. Bien plus, ils vous traitent de con si vous dites que vous ne comprenez pas, que ce n'est pas votre truc. Ils vous disent que c'est ça la vraie vie.

Il faut inventer les individualités supérieures dans lesquelles je peux entrer à titre de partie car ces individualités ne préexistent pas. L'augmentation de puissance et la diminution de puissance, ce sont les deux affects de base.

Si je regroupe l'ensemble de la théorie spinoziste que l'on peut appeler Éthique, je dirais, quitte à employer un terme trop compliqué, qu'il y a une sphère d'appartenance de l'essence. Cette sphère d'appartenance comporte, pour le moment, trois dimensions.

L'essence est éternelle. Votre essence singulière, votre essence à vous en particulier. Vous êtes un degré de puissance, c'est la formule. C'est ça que Spinoza veut dire lorsqu'il dit, textuellement, "je suis une partie de la puissance de Dieu". Ça veut dire que je suis un degré de puissance. Ce degré de puissance pourra varier. Il a une latitude. Je suis un degré de puissance et c'est en ce sens que je suis éternel. Personne n'a le même degré de puissance qu'un autre. C'est une conception quantitative de l'individuation, mais c'est une quantité spéciale puisque c'est une quantité de puissance. Une quantité de puissance, on a toujours appelé cela une intensité. C'est à cela uniquement que Spinoza affecte le terme éternité. Je suis un degré de la puissance de Dieu, ça veut dire que je suis éternel.

Deuxième sphère d'appartenance : j'ai des affections instantanées. C'est la dimension de l'instantanéité. Suivant cette dimension les rapports se composent ou ne se composent pas. C'est la dimension de l'affectio. Composition ou décomposition entre les choses.

Troisième dimension de l'appartenance. Les affects, à savoir chaque fois qu'une affection effectue ma puissance, et elle l'effectue aussi parfaitement qu'elle le peut, aussi parfaitement que c'est possible, l'affection effectue ou réalise ma puissance. Elle réalise ma puissance aussi parfaitement qu'elle le peut en fonction des circonstances, en fonction du ici maintenant. Elle effectue ma puissance ici maintenant en fonction des choses.

La troisième dimension c'est que, chaque fois qu'une affection effectue ma puissance, elle ne l'effectue pas sans que ma puissance augmente ou diminue. C'est la sphère de l'affect. Donc ma puissance est un degré éternel, cela n'empêche pas que, dans la durée, elle ne cesse pas d'augmenter et de diminuer. Cette même puissance qui est éternelle en soi ne cesse d'augmenter, de diminuer, c'est à dire de varier dans la durée. Comment comprendre ça, enfin ?

Je viens de dire que l'essence est une quantité de puissance. Si c'est une quantité, c'est une quantité intensive.

Une quantité intensive ce n'est pas du tout comme une quantité extensive, c'est inséparable d'un seuil, c'est à dire qu'une quantité intensive c'est fondamentalement, en elle-même, une différence. La quantité intensive est faite de différence. Est-ce que Spinoza va jusqu'à dire une chose comme ça ? Spinoza dit explicitement "pars potentiae", partie de puissance. Il dit que notre essence est une partie de l'essence divine. Partie de puissance c'est forcément une partie intensive. Dans la scolastique, au Moyen-Age, est absolument courant l'égalité de ces deux termes : gradus et pars, partie ou degré. Les degrés c'est des parties très spéciales, c'est les parties intensives. En deuxième point, je souligne que dans la lettre I2 à Meyer, Spinoza développe un exemple géométrique qui a fait l'objet de toutes sortes de commentaires. Il paraît très bizarre, et Leibniz, qui a eu connaissance de cette lettre, déclare qu'il admire tout particulièrement Spinoza pour cet exemple géométrique qui montre que Spinoza comprenait des choses que ses contemporains ne comprenaient pas, dit Leibniz.

Voilà la figure que Spinoza propose à notre réflexion : deux cercles dont l'un est intérieur à l'autre, mais surtout qui ne sont pas concentriques. On marque la plus grande distance et la plus petite d'un cercle à l'autre. Voilà ce que nous dit Spinoza : vous ne pouvez pas dire que dans le cas de cette double figure vous n'avez pas de limite ou de seuil. Vous avez un seuil, vous avez même deux limites : le cercle extérieur et le cercle intérieur. La plus grande distance d'un cercle à l'autre, et la plus petite distance. Ça revient au même. Vous avez un maximum et un minimum. Considérez la somme des inégalités de distances (le texte latin est très important). Il ne nous dit pas, littéralement, de considérer la somme des distances inégales, c'est à dire la somme des segments qui vont d'un cercle à un autre. Il nous dit la somme des inégalités de distances, c'est à dire la somme des différences. Il dit que cet infini là est très curieux, que c'est une somme infinie. La somme des inégalités de distances est infinie, et pourtant il y a une limite. Il y a une limite puisque vous avez la limite du grand cercle et du petit cercle. Donc il y a de l'infini et pourtant ce n'est pas de l'illimité. Ça c'est un drôle d'infini? C'est un infini géométrique très particulier, c'est un infini que vous pouvez dire infini bien qu'il ne soit pas illimité. En effet, l'espace compris entre les deux cercles n'est pas illimité. L'espace compris entre les deux cercles est parfaitement limité.

Je retiens juste l'expression de la lettre à Meyer : somme des inégalités de distances, alors qu'il aurait pu faire exactement le même raisonnement en s'en tenant au cas plus simple de la somme des distances inégales.

Pourquoi veut-il mettre en sommation des différences ? Qu'est-ce qu'il a dans la tête ? Il en besoin en vertu de son problème des essences. Les essences sont des degrés de puissance, mais qu'est-ce que c'est un degré de puissance ? Un degré de puissance c'est une différence entre un maximum et un minimum, c'est par là que c'est une quantité intensive. (...)

Somme d'inégalités de distance. Toutes essence est degré de puissance. Chaque degré de puissance est une différence entre un minimum et un maximum. Dès lors tout s'arrange très bien : vous avez l'essence-degré de puissance, en elle-même comprise entre deux seuils et ça va à l'infini parce que, si vous abstrayez un seuil, ce seuil lui-même est une différence entre deux autres seuils, etc ... à l'infini. Vous n'êtes pas seulement une somme de rapports, vous êtes une somme de différences entre rapports. Vous êtes un degré de puissance éternel, mais degré de puissance signifie différence entre un maximum et un minimum.

Deuxième appartenance de l'essence : l'affection effectue votre puissance à chaque moment, c'est à dire entre les deux limites, entre le maximum et le minimum, et en ce sens, de quelque manière qu'elle réalise votre puissance ou votre essence, votre affection est aussi parfaite qu'elle peut l'être. Elle effectue votre puissance de telle manière que vous ne pouvez pas dire qu'il y a quelque chose qui n'est pas effectué.

Troisième dimension. Oui, mais par là-même, l'affection qui effectue votre puissance ne l'effectue pas sans diminuer ou augmenter votre puissance dans le cadre de ces seuils, de ce maximum et de ce minimum. Tantôt en augmentant votre puissance, tantôt en la diminuant.

Toutes ces idées qui paraissaient d'abord comme se contredire sont prises dans un système d'une rigueur absolue. Vous ne cessez pas d'être une vibration. Une vibration avec un maximum d'amplitude, un minimum d'amplitude. Dans la durée, qu'est-ce qui correspond au maximum et au minimum ?

Le minimum c'est la mort. La mort c'est l'affection qui effectue, à l'instant ultime de votre durée, qui effectue votre puissance en la diminuant au maximum. Le contraire de la mort, c'est la joie. Ce n'est pas la naissance puisque vous naissez au plus bas de vous-mêmes. C'est une joie spéciale que Spinoza appelle la béatitude. La béatitude c'est en même temps l'expérience de l'éternité. Là vous effectuez votre puissance de telle manière que cette puissance augmente au maximum, c'est à dire sous tous les rapports à la fois. A partir de là, qu'est-ce que c'est que la vie éthique ?

Dans ce système d'appartenance de l'essence, les choses se ramifient beaucoup. On a vu que la dimension de l'affect a comme deux pôles : les affects diminution de puissance ou tristesse, et les affects augmentation de puissance ou joie. Mais en fait, il n'y a pas que deux dimensions. Il y en a trois. Les affects de diminution ou d'augmentation de puissance, là Spinoza est formel, ce sont des passions. Qu'est-ce que ça veut dire ? Comme dans toute la terminologie du 17ème siècle, passion est un mot très simple qui s'oppose à action. Passion c'est le contraire d'action. Donc les affects d'augmentation de puissance, c'est à dire les joies, ne sont pas moins des passions que les tristesses. A ce niveau, la distinction entre joie et tristesse est une distinction à l'intérieur de la passion. Il y a des passions joyeuses et il y a des passions tristes. Ce sont les deux sortes d'affects-passions.

Pourquoi est-ce que même les joies ont des passions ? Spinoza est très ferme. Il dit que c'est forcé parce que ma puissance d'agir peut augmenter, elle a beau augmenter, je n'en suis pas encore maître. Je ne suis pas encore maître de cette puissance d'agir, donc l'augmentation de la puissance d'agir tend vers la possession de la puissance, mais elle ne possède pas encore la puissance. Donc c'est une passion. Mais Spinoza ajoute que, en revanche, si vous supposez quelqu'un qui est en possession de la puissance d'agir, on ne peut plus dire que sa puissance d'agir augmente, il la possède au maximum. De quelqu'un qui possède au maximum sa puissance d'agir, il est sorti du régime de la passion, il ne pâtit plus. Est-ce qu'on peut dire qu'il a encore des affects ? La réponse de Spinoza me paraît formelle : oui, il a encore des affects, mais ces affects ne sont plus des passions. Il a des affects actifs.

Qu'est-ce que veut dire affects actifs ? Ça ne peut être que des joies. Ces joies ne sont pas du même type que les joies augmentation de la puissance d'agir, qui elles étaient des passions. Il y a donc deux sortes d'affects de joie : les joies-passion et les joies-action. Les joies-passion sont toutes celles qui se définissent par l'augmentation de la puissance d'agir, les joies-action sont toutes celles qui se définissent comme découlant d'un puissance d'agir possédée. Concrètement, qu'est-ce que ça veut dire ? Ce sont les affects sous lesquels l'essence s'affecte elle-même. C'est comme une affection de soi par soi. L'affect est passion ou passif tant qu'il est provoqué par quelque chose d'autre que moi. Lorsque c'est moi sui m'affecte, l'affect est une action. Dans la terminologie de Kant vous retrouvez une chose comme ça lorsqu'il définit très bizarrement, il dit que l'espace c'est la forme sous laquelle des objets extérieurs m'affectent, mais le temps c'est la forme sous laquelle je m'affecte moi-même. Et Kant développe toute une théorie très curieuse de l'affection de soi par soi.

Chez Spinoza ce n'est pas le même problème mais les affects actifs c'est les affects par lesquels je m'affecte moi-même.

Pourquoi est-ce que dans la béatitude c'est toujours moi qui m'affecte ? C'est qu'à ce moment là, lorsque je possède ma puissance d'agir, j'ai tellement composé mes rapports, j'ai acquis une telle puissance dans la composition de mes rapports que j'ai composé mes rapports avec le monde entier, avec Dieu lui-même, c'est le stade ultime, que plus rien ne me vient du dehors. Ce qui me vient du dehors c'est aussi ce qui me vient du dedans, et inversement. Il n'y a plus de différence entre le dehors et le dedans, à ce moment là, tous les affects sont actifs.

Le troisième genre de connaissance qui est l'éternité ou la béatitude, Spinoza le définira comme la coexistence intérieure de trois idées : l'idée de moi, l'idée du monde et l'idée de Dieu, mais telles que lorsque Dieu m'affecte, c'est moi qui m'affecte à travers Dieu. Et inversement lorsque j'aime Dieu c'est Dieu qui s'aime à travers moi. Il y a une espèce d'intériorité des trois éléments, de la béatitude : Dieu, le monde, et moi. Si bien que tous les affects sont actifs. Mais on reverra ça.

Qu'est-ce que c'est que cette puissance pleinement possédée de telle manière qu'il y ait des affects actifs. Ma sphère d'appartenance s'enrichit de plus en plus.

L'infini de Spinoza n'est pas un infini qui est infini par la multitude des parties, c'est à dire un infini non numérique. C'est le premier paradoxe. Il y a même trois paradoxes qui renvoient à trois thèmes différents du spinozisme. C'est un infini qui n'est pas constant puisqu'il peut être le double ou le triple ; donc c'est un infini inégal. Deuxièmement c'est un infini qui comporte des limites puisqu'il y a un maximum et un minimum. Troisièmement c'est un infini non numérique.

Cet infini a un second caractère. L'espace entre les deux cercles est limité. Bien plus, c'est cette limite qui permet de définir les conditions de cet infini. Bien plus, cet espace limité comporte lui-même une infinités de distances, donc c'est un infini qu'on ne peut pas dire illimité, c'est un infini qui renvoie à des conditions de limite. C'est un infini non numérique puisqu'il n'est pas infini par la multitude de ses parties. Spinoza tient la géométrie contre l'algèbre, il croit très fort à l'avenir de la géométrie. Si par exemple vous prenez une grandeur irrationnelle c'est le même cas. Vous avez un infini proprement géométrique parce que l'infinité ne dépend pas d'un nombre; ce n'est pas parce qu'il y a un nombre de parties même plus grand que tout nombre donné que c'est l'infini. Ce n'est pas un infini de la multitude des parties.

Ces trois caractères sont cohérents, mais renvoient à trois situations différentes dans le spinozisme.

(...) Spinoza fait partie des philosophes de son temps qui ont dit que vous ne naissez ni raisonnable ni libre ni intelligent. Si vous devenez raisonnable ou libre, c'est à partir d'un devenir. Mais il n'y a pas d'auteur qui soit plus indifférent, par exemple au problème de la liberté comme appartenant à la nature de l'homme; il pense que rien du tout n'appartient à la nature de l'homme. C'est un auteur qui pense tout en termes de devenir. Qu'est-ce que ça veut dire devenir raisonnable ? Devenir libre ? Une fois dit qu'on ne l'est pas. On ne naît pas libre, on ne naît pas raisonnable. On est complètement à la merci des rencontres, on est complètement à la merci des décompositions.

Les auteurs qui pensent que nous sommes libres par nature, c'est ceux qui se font de la nature une certaine idée. On ne peut pas dire que nous sommes libre par nature si on ne se conçoit pas comme une substance, c'est-à-dire comme une chose relativement indépendante. Si vous vous concevez comme un ensemble de rapports, et pas du tout comme une substance, la proposition "je suis libre" est strictement dénuée de sens. En revanche peut-être a un sens la question "comment devenir libre". De même être raisonnable ça peut se comprendre si je me définis comme un animal raisonnable, du point de vue de la substance, c'est la définition aristotélicienne qui implique que je sois une substance. Si je suis un ensemble de rapports, c'est peut-être des rapports rationnels, dire que raisonnable est strictement dénué de tout sens. Donc si raisonnable, libre, etc. ont un sens quelconque ça ne peut être que comme le résultat d'un devenir. Ça, c'est déjà très nouveau. Etre jeté au monde c'est précisément risquer à chaque instant de rencontrer quelque chose qui me décompose.

D'où il y a un premier aspect de la raison. Le premier effort de la raison, chez Spinoza, c'est une espèce d'effort extraordinairement tâtonnant. C'est toute une espèce d'apprentissage pour évaluer, pour avoir des signes me disant un peu quels rapports me conviennent et quels rapports ne me conviennent pas. Il faut expérimenter, chacun doit découvrir ce qu'il aime et ce qu'il supporte. C'est un peu comme ça que l'on vit lorsqu'on prend des médicaments. Il faut faire des sélections. Il y a quelque chose qui dépasse la simple application de la science. C'est comme faire l'apprentissage d'un musique. Ce premier aspect de la raison c'est ce que Spinoza appellera la sélection et la composition. Arriver à trouver par expérience avec quels rapports les miens se composent, et en tirer les conséquences, c'est-à-dire à tout prix fuir le plus que je peux la rencontre avec les rapports qui ne me conviennent pas, et me composer au maximum avec les rapports qui me conviennent. C'est la première détermination de la liberté ou de la raison. Alors le thème de Rousseau, ce qu'il appelait lui-même le matérialisme du sage, une espèce d'art de composer des situations, cet art qui consiste surtout à se retirer des situations qui ne vous conviennent pas, à entrer dans les situations qui vous conviennent, c'est ça le premier effort de la raison.

A ce niveau nous n'avons aucune connaissance préalable, c'est vraiment de l'expérimentation vécue, et je ne cesse pas de me tromper, et c'est petit à petit que s'esquisse comme une espèce de début de sagesse qui revient à ce que disait Spinoza depuis le début, à savoir que chacun a une vague idée de ce dont il est capable. Les gens incapables ce ne sont pas des gens qui sont incapables, c'est des gens qui se précipitent sur ce dont ils ne sont pas capables et qui laissent tomber ce dont ils sont capables. Spinoza demande ce que peut un corps, à savoir le tien, le mien, c'est cette espèce d'expérimentation de la capacité. En même temps il faut construire cette capacité et on n'a pas de savoir préalable. Personne ne sait ce dont il est capable.

Je pense à la belle époque de l'existentialisme, juste après la guerre. Il y avait un thème que Jaspers avait lancé et qui était un thème très profond. Il distinguait deux types de situations : les situations limites et les situations simplement quotidiennes. Les situations limites peuvent nous tomber dessus tout le temps, c'est simplement des situations où on ne peut pas dire d'avance. Quelqu'un qui n'a pas été torturé ne peut avoir aucune idée de s'il tiendra le coup ou non. J'apprends au dernier moment, parfois trop tard, ce dont j'étais capable. Et inversement, tant de gens meurent et ne sauront jamais ce dont ils étaient capables. C'est des surprises.

Aucune science préalable. Vous comprenez ce que veut dire Spinoza. La science, vous allez peut-être y arriver à une science des rapports, ce sera une drôle de science. Ce ne sera pas une science théorique. La théorie en fera peut-être partie, mais ce sera vraiment une science vitale. Pour le moment vous ne pouvez vous guider que sur des signes. Le signe c'est un langage follement ambigu. Le langage des signes c'est le langage de l'équivoque. C'est l'équivocité. Un signe a toujours plusieurs sens. C'est là que Spinoza définira toujours le signe, en y englobant toutes sortes de signes, par l'équivocité. Le signe c'est l'expression équivoque. Les signes, c'est les dignes du langage, qui sont fondamentalement équivoques, selon Spinoza, et d'autre part il y a les signes de Dieu, les signes prophétiques, et d'autre part encore il y a les signes de la société : récompenses, punitions, etc. Signes prophétiques, signes sociaux, signes linguistiques, c'est les trois grands types de signes. Or à chaque fois c'est ça le langage de l'équivocité. Nous sommes forcés de partir de là, de passer par là, pour construire notre apprentissage, c'est-à-dire pour sélectionner nos joies, éliminer nos tristesses, c'est-à-dire avancer dans une espèce d'appréhension des rapports qui se composent.

Arriver à une connaissance approximative par signes des rapports qui me conviennent et des rapports qui ne me conviennent pas. Donc le premier effort de la raison c'est exactement faire ce qui est en mon pouvoir pour augmenter ma puissance d'agir, c'est-à-dire pour éprouver des joies passives, pour éprouver des joies-passions. Les joies-passions c'est ce qui augmente ma puissance d'agir en fonction des signes encore équivoques où je ne possède pas cette puissance.

Comment cet apprentissage peut-il me mener à un stade plus sûr, où je suis plus sûr de moi-même, c'est-à-dire où je deviens raisonnable, ou je deviens libre ? On le verra la prochaine fois.