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On connaît Jean Teulé aujourd’hui surtout pour ses romans, peut être aussi pour ses apparitions dans des émissions télévisées sur Canal+ ou sur Antenne 2. Avant ça il a fait du cinéma.
Mais dans les années 80 il a commencé en faisant de la bande dessinée à partir de photos qu’il retouchait. Il serait donc ce qu’on appelle un artiste « touche à tout », ce qui ne veut pas dire grand-chose mais qui peut donner une piste pour appréhender son dernier travail en bande dessinée, Gens de France et d’ailleurs, dont l’intégrale a été édité chez Ego Comme X en 2005. Parce que ce livre peut donner l’impression que Teulé y déploie plusieurs facettes de son art, plusieurs modes d’écriture.
Dans Gens de France et d’ailleurs, Jean Teulé fait du journalisme.
C'est-à-dire qu’il part en reportage, va sur les lieux d’un fait divers, va à la rencontre de ses personnages, il enquête, fait des interviews, prend des photos, rapporte le tout. Il y a aussi une valeur de témoignage dans son travail, sur une époque surtout, clairement les années 80 dans les décors, les costumes, une image parfois proche de la New Wave, un esprit proche des revues comme Métal Hurlant ou L’Echo des Savanes.
A cette époque là, ce n ‘est pas une démarche courante, Cabu et d’autres font du reportage mais ils sont peut nombreux, et ils ne le font pas comme Teulé le fait. Sa particularité, c’est qu’il organise son récit autour de photographies qui installent un rapport au réel singulier : les photos sont là pour attester d’un « avoir été », d’une présence sur le terrain, de l’existence du sujet, elles font office de preuve.
Sauf qu’elles sont retouchées, que Teulé les contamine (un de ses livre de bande dessinée s’appelle Virus) d’une expression personnelle et y laisse la trace visible de son geste, il leur insuffle une artificialité, il les déréalise, les rend d’abord graphiques, sensibles, subjectives. La photo devient le vecteur d’une ambiance, d’une mise en scène qui s’affiche comme telle, presque théâtrale, et le réel se trouble, le journalisme est perverti, la vérité perd de son importance au profit du récit. Alors donc, Teulé, avant tout, raconte.
On se dit du coup que dans Gens de France et d’ailleurs, Jean Teulé fait de la littérature. Parce que le récit est primordial, et qu’il est soutenu par une forte idée du style dans l’écriture.
Car ce style, il frappe d’abord dans les textes. Teulé a « une plume », un style puissant, rythmé, léger et incisif. Que ce soit dans l’effroi ou l’humour, c’est un trait vif qui claque, un lyrisme sec.
La voix de teulé est un miracle d’équilibre entre la distance, l’ironie, et la tendresse pour ce qu’il raconte, faux méchant, faux cynique et vrai humaniste. Le ton est résolument personnel, dans une narration à la première personne découvrant peu à peu un « je » qui émerge de partout, un portrait en creux de son auteur, là aussi dans les eaux troubles où se rencontrent la mise en scène et l’autobiographie, où l’auteur se livre, dit ses émotions, parle de sa vie, mais ne cache jamais le procédé, le personnage qu’il se construit, le masque qu’il peut porter. Teulé semble tricher tout le temps mais ne ment jamais.
Difficile pourtant de détacher l’écriture des textes de son montage, du rythme des cases, du jeu avec les images où souvent les mots sont reliés aux photos par des traits qui pointent le sujet et précisent l’objet. Montage, découpage, rythme narratif et visuel entremêlés, bien sûr tout ça emmène encore ailleurs.
Dans Gens de France et d’ailleurs, Jean Teulé fait de la bande dessinée. Pourtant, en cherchant sur Internet ce qui se dit sur son travail, il n’est pas rare de tomber sur la même question, « Teulé fait il de la bande dessinée ? », voire sur l’affirmation qu’il n’en fait pas. Evidemment que oui, c’est de la bande dessinée, et puis pas de loin ou dans les marges, Teulé fait un travail sur l’espace de la page, sur l’entrelacement texte/image, il découpe, colle, agence, fait circuler l’œil dans une parfaite compréhension du langage du médium.
Et il y a peut être aussi quelque chose d’un autre ordre. Voilà comment il parle du processus de fabrication de ses images dans une préface de son livre Copy rêves au début des années 80 : « Je mets le négatif dans l’agrandisseur. Je l’agrandis au format de la case et j’en fais trois tirages. Un sous-ex, un normal et un sur-ex. Et je fais ça pour chaque case. Ensuite, je mets ça dans mon photocopieur et là, pareil, trois tirages : sous-ex, normal, sur-ex. Ce qui fait qu’après chaque image, j’ai donc 9 photocopies. Je mets la plus sombre de côté, j’en prends une moyenne sur laquelle je colle des petits bouts de toutes les autres photocopies pour avoir de la lumière là où moi je le décide et non pas le soleil ! Ensuite, je fais une nouvelle photocopie de celle qui est couverte de collage et c’est sur celle-ci qu’intervient la partie dessinée. Puis, je décalque à la table lumineuse la photocopie la plus sombre que j’ai mise tout à l’heure de côté. Ensuite, je mets un peu de trame que je gratte en partie. »
Cette technique ne s’applique que pour la première partie de l’œuvre de Jean Teulé, mais elle est révélatrice d’une certaine démarche par rapport à l’image.
C’est une manière d’avancer par empilements, retranchements, copie de copie, il y a une désacralisation de l’original, un amour de la chose imprimée ou photocopiée, et aussi un travail sur un matériau considéré comme une simple étape qui viendra s’intégrer à un projet narratif plus vaste, l’image comme matière à sculpter, voire maltraiter, avec comme principe premier de « rentrer dans le format de la case », la structure en premier lieu, tout ça me semble être profondément une démarche d’auteur de bande dessinée. Pas la seule, pas nécessairement la meilleure, mais c’en est une indubitablement.
Il y a aussi le potentiel de la bande dessinée pour accueillir sans douleur des démarches esthétiques qui avancent comme une mosaïque, l’impureté du médium qui n’a aucun mal à faire cohabiter littérature, peinture, reportage, photo, journal intime, d’où émerge un objet nouveau, cohérent et équilibré ; qui fait que Gens de France et d’ailleurs est un livre beau, singulier et unique, une construction à la fois solide et vivante.
Cette mosaïque, c’est aussi le portrait fantasmagorique que fait Teulé de la France, portrait promis par le titre et la couverture bordée d’une bande tricolore. C’est alors un visage hallucinant et extravagant qui se dessine, composé d’individus à la marge, de violence, de folie, et de fulgurance. A lire ce recueil aujourd’hui, alors que le pays se pose bêtement la question de son identité, on se dit que Teulé propose une réponse magistrale et punk qui décadre le regard et la pensée, quelque chose comme un chant grave et sautillant, un regard noir suivi d’un clin d’œil.
Julien Meunier