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La chenille Le Lézard Noir.
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Il a été dit que l’univers de Maruo Suehiro était très proche du romancier Edogawa Rampo, auteur du début du XXeme siècle de polars, maître de l’eroguro (érotisme grotesque) et grand admirateur de Edgard Poe (d’où son pseudo en transcription phonétique du nom de l’auteur américain). On retrouvait déjà chez Maruo des citations des livres de l’écrivain, et une connivence dans l’univers, des nains, des freaks, des mutilés, et puis une première adaptation d’un livre de Rampo, L’Ile Panorama. En voici une deuxième, qui raconte, dans les années 20, la relation difficile entre une femme et son mari revenu de la guerre défiguré, sans bras, sans jambes, sourd et muet.
Déjà, il faut dire la force du dessin de Maruo, puissant, élégant, précis, sensuel, qui arrive à atteindre le lecteur profondément dans la seconde. C’est fou combien son dessin pourtant très détaillé, très réaliste, parvient à frapper au niveau de l’indicible, d’une sidération difficile à définir. Quelque chose de l’effroi, mais au-delà de la simple frontalité de son dessin. Bien que concret dans son trait, son univers touche à l’onirique (au cauchemar) et suscite un trouble poétique (il y a du Browning là dedans, à la fois clinique et romantique).
Un auteur parfait pour des sujets tels que le sexe et l’horreur, la déviance et les sentiments exacerbés. Dans ce livre, le monde bascule continuellement, et pourtant raccorde toujours avec un questionnement réel sur le corps, la société et la marge.
Dans La Chenille, c’est une colère sourde et un désenchantement constant autour de la guerre et des conventions sociales qui parcours le récit, une exploration des sentiments ambigus du couple qui passe par une affirmation des sens, du toucher en particulier, dernier lien entre l’homme et la femme. Lien scandaleux d’abord pour son aspect répugnant a priori, mais surtout pour une société japonaise qui refuse de prendre en charge le corps mutilé, qui préfère le laisser sur le côté, reclus, alors même qu’il fait mine de l’honorer, et qui a choisi de le penser sans vie, sans désir, déjà mort.
Maruo prend le contre-pied de ça et affirme ce corps désirant en pleines pages, l’expose rageusement et franchement, force le regard là où il serait de bon ton de le cacher. Son choix d’utiliser le style pornographique à ce moment là est complètement cohérent en tant que geste de révolte et de vie, et aussi comme exploration des limites et de la norme. Érotisme, grotesque, une idée politique du corps où la victime de la société refuse de disparaître complètement, se veut encore parcourue d’une énergie sexuelle primale (on dirait un enfant) et sophistiquée (goût de la mise en scène et du spectacle dans la scène de la banane).
Cette énergie presque animale qui parcourt le mutilé est la dernière expression possible de l’homme en tant qu’être humain, sa seule possibilité de dialogue (il faut voir la scène impressionnante où, jaloux, il se tord et saute dans tous les sens tel un poisson hors de l’eau, comme une danse du désespoir et de l’amour). La parole perdue, le contact se fait par des biais particulièrement érotiques, le toucher, le goût, la vue. Ainsi, la force du regard du personnage, le détail et l’attention que Maruo peut avoir dans le dessin de ces yeux, qui deviendront eux aussi l’enjeu d’un érotisme, puis d’une perte.
A la fin, une parole aura lieu, simple et bouleversante, et là où l’on croyait à un livre sur l’effroi, le morbide et la déviance, tout se transforme en un livre sur l’amour.
Maruo est un auteur de toute façon intéressant, mais il a peut être fait là son chef-d’œuvre.