Une
créature travaille obstinément la matière de ce livre, comme un ver
creusant une viande, et vient régulièrement filer à sa surface :
c’est une ligne d’horizon, sur laquelle se découpe une ville sans
limite, pointillée d’immeubles décharnés comme des signes.
Cette ligne d’horizon maigrelette est une ligne de survie pour les deux
héros de ces récits : tout regard porté avec insistance sur elle
est un regard de moins tourné vers leur propre solitude métaphysique.
Caporal et Commandant tiennent leur vie par un regard tenace, suspendus à
ce simulacre d’extériorité ; dès qu’ils le quittent du regard,
leur espace proche perd toute consistance assurée, toute règle, les lois
de la physique y sont occupées par l’impermanence du cauchemar. Ordre
lointain des ruines contre suffocante imprévisibilité des chairs
touchables.
Et de quoi est-elle la frontière vraiment ? Si le regard
des deux sentinelles n’est qu’illusoirement porté vers un extérieur,
c’est que l’existence même d’une extension du monde au-delà de
l’impuissance même à le formuler est, par cette ligne, réglée comme
question ; cette crête de ville esquissée — ou encore la nappe
infinie de son plan — fait bloc de sa distance, c’est l’endroit où
s’arrête l’illusionnisme et où commence la surface de papier. S’y
rejoignent le simulacre narratif (c’est avec elle que se trace l’espace
de jeu dialogique des deux héros) et la fin de tout simulacre (elle
s’abandonne au dessin).
La démarcation, la distinction, lorsqu’elle perd l’écart de ce mirage
diagrammatique — lorsqu’elle vient constituer l’univers étriqué de
formes, de machines et de végétaux où Caporal & Commandant
réinventent la tragédie antique, lorsqu’elle saisit leurs corps-mêmes
dans le dessin ferme d’Emmanuel Le Glatin — devient aussitôt incertaine.
Les membranes sont poreuses, labiles ; elles s’abdiquent d’autant
plus comme cloisons que nous approchons de celle par laquelle l’usage
sépare vie et mort. Et quand la frontière est à ce point poreuse entre
vie et mort, l’expérience de la première cesse d’être une farce aveugle à
son propre mouvement par tous les effets de menace que la seconde fait
peser sur elle ; la frontière se rejoue alors entre la vraie vie (celle qui ne bricole pas l’éternité) et l’arrangement frelâté avec son image qu’en ordonne un certain monde : entre la jouissance immédiate d’un abandon à la vie nue, saugrenue et indocile, et sa régulation par la cité.
De ces lignes fumantes, comme d’une portée brûlée sur laquelle elle se
chante, se dégage l’écho d’une ritournelle ; on pourrait en croire
l’objet perdu dans la ligne d’horizon. Pourtant, on entend peu à peu que
la généalogie, l’enfance et la triste hypnose des origines en sont les
motifs.
La lecture du précédent recueil de Caporal & Commandant[1] nous y préparait, plantant déjà quelques jouets dans le décor ;
mais les jouets sont un mauvais tour que les adultes jouent à leurs
enfants, un mauvais tour sous lequel ils les enterre. Les jouets
semblent n’avoir pas d’autre fonction que de baliser un retour sans
appel à la sinistre comédie familiale dont ils sont les fétiches
inquiétants. Et l’enfance n’est qu’un souvenir mal réveillé qui prépare
au deuil de chaque jour.
Plus que jamais, l’écriture de Jérôme Le Glatin se fait articifielle
jusque dans son traitement du silence (le long récit muet central est un
des plus beaux réalisé par les deux frères) ; elle appuie ainsi le
sentiment métaphysique d’une parole d’avant la parole singulière, d’une
parole comme moule de toute parole, parole comme sanction grimaçante
contre la parole, telle qu’elle serait infiniment bégayée dans les
formulations de l’effondrement. Que dire devant le désastre qui ne nous
étouffe pas de honte sur le champ ?
Cette facticité de l’écriture zèbre les récits d’un contraste énergique
entre la théâtralisation des formes et l’étonnante proximité charnelle
des deux créatures qui s’en dégagent en luttant contre elle, abattant sa
puissance par celle du poème dont ils font leur vie.
Enfin, il aura fallu que les Hoochie Coochie aient
eu la bonne idée de donner au dessin d’Emmanuel Le Glatin toute son
ampleur par un format généreux pour que les lecteurs se rendent compte
qu’il existe vraiment, pleinement : on ne dit pas assez souvent
combien certains dessins sont fragiles et solubles dans un travail
éditorial mégoteur ou pusillanime. Maintenir jusqu’ici ce travail au
format des comics était le meilleur moyen de le rendre invisible.
Alors qu’il est question de faire rentrer au chausse-pied tout ce qui se
dessine dans le minable rectangle uniforme d’un iPad, c’est le moment
de le dire aux éditeurs : ne publiez plus rien au-dessous de
30×40 !