Y’a pas beaucoup d’auteurs de BD érotique qui ont laissé un nom. En Italie, pour faire vite, il a Manara et Crepax.
Dans les années 70, Guido Crepax déboule avec panache dans la bande dessinée de genre, Très dans son époque et en même temps complètement novateur dans la forme, il fait feu de tous bois, Sf, horreur, aventure, et surtout érotisme.
Ou Porno ? Disons porno, parce que le cul est très représenté, crument même si élégant, parce que cette élégance n’a rien à voir avec un voile ou un décadrage du sexe, Crepax ne rougit pas, il y va franchement mais n’abdique pas la forme. Disons porno aussi parce que si parfois il y a une pudeur, un trait elliptique, c’est moins par souci de ne pas franchir la ligne que par un souci de style, d’effet graphique, ce qui n’empêche pas le trash par ailleurs ; disons donc que le porno n'exclue pas le style et que Crepax s’attache aux deux en même temps, que chez Crepax le style n’est pas une représentation déguisée ou décalée du sexe, un cache sexe quoi, mais une forme, une mise en forme du sexe en dehors des questions de pudeur ou de morale, mais plutôt tourné vers des questions de rythme et de picturalité (la morale cependant est une question du scénario bien sûr, c’est un des sujets majeurs de ces deux récits).
Picturalité (ça existe ce mot ?) parce que l’unité chez Crepax n’est pas la case ou la séquence mais la page comme surface, toute sa mise en scène se fait à partir d’un regard général qui embrasse la page dans son ensemble. Le premier effet recherché n’est pas la clarté du récit mais la vibration visuelle de la page lorsque le lecteur la tourne, comment sa totalité frappe l’œil. Dans un second temps seulement on peut se plonger dans la narration. Celle-ci n’est d’ailleurs jamais aisée, souvent brouillée ou rendue difficile par le dessin très détaillé.

C’est particulièrement vrai dans la première histoire de ce recueil qui en compte deux. Dans Justine, adaptation fidèle de La Nouvelle Justine de Sade, tout semble se confondre, les drapés très présents, les cheveux, les poils, les plis des visages, on met un certain temps à débrouiller tout ça pour comprendre la case. Si tout se mélange, c’est que l’histoire de Justine ne semble pas connaitre de limite dans les ressorts édifiants de ses aventures, et qu’à un moment, les corps entre eux sont absurdes, un gribouillis, un agglomérat confus.

Les livres de Crepax se donnent difficilement, ce n’est pas une lecture facile et l’auteur semble ne jamais chercher à séduire son lecteur. D’autant plus que les textes choisis sont particulièrement durs et sombres, et que Crepax se plait à appuyer ce côté-là, visages grotesques de gargouille pour les hommes, visages et corps cadavériques pour les femmes (une constante d’ailleurs dans son œuvre), situations sadiques et violentes racontées cliniquement et dans la longueur, et moralité toute relative des histoires (c'est-à-dire très morales au bout du compte, mais enfin faut s’accrocher quand même).
Il y a comme quelque chose d’indigeste dans ce livre de Crepax, un trop plein qui repousse d’abord, empêche l’accès instantané dont on a l’habitude en BD, fera le tri entre les lecteurs onanistes et les autres, et seulement ces derniers auront le courage de s’atteler à la lecture (enfin y’a des petits malins qui sauront bien jongler avec cette double lecture, une seule main mais deux cortex). De toute façon le monde est pourri, les forts se servent des faibles, on ne jouit des corps que dans la douleur, et les BD de Crepax se lisent dans l’effort, tout est logique.

Histoire d’O est un peu différent, formellement surtout, puisque c’est là qu’on voit que Crepax a une formation d’architecte.
On dit partout qu’il a une écriture cinématographique, c’est un peu vrai, mais c’est surtout faux, c’est une écriture d’architecte, qui n’est pas dans la séquence, pas dans la narration, mais dans l’agencement et la cohabitation des cases en soi. Dans Histoire d’O d’ailleurs, une sorte d’emphase se fait, quelque chose de moins clinique et de plus lyrique, qui se joue non pas dans le récit mais bien dans les symétries et asymétries, les espaces pleins ou vides, les rappels de formes, la page comme une structure d’abord, un récit ensuite.

Et parfois, la page entière semble mise en pause, temps suspendu ou simultané qu’on explore, pour le simple plaisir d’organiser des cadres

(alors pour l’écriture cinéma, le mouvement et le temps on repassera, de toute façon « cinéma » c’est ce qu’on dit de la BD quand elle impressionne mais qu’on veut pas chercher pourquoi).
Quant à Manara, il arrive dans la décennie suivante et s’emploiera à reprendre, détourner, affadir et aplatir les travaux de son ainé.

Julien Meunier