La Galerne
« Je ne suis rien.
Je ne serais jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, j’ai en moi tous les rêves du monde.
»
Fernando Pessoa
« Qu'étais-je venu faire dans cette « Galerne »?
»
Il y a peu, en regardant, un jour d'ennui, un reportage à la télé
sur les premières expéditions du Grand Nord, je notais l'annonce
passée par un explorateur anglais pour trouver un équipage
:
On recherche des hommes
pour voyage dangereux,
faible salaire,
froid mordant,
longs mois d'obscurité,
retour aléatoire.
J'y trouvais ma définition personnelle de la vie, de ce qu'était
devenue la mienne - une lente dérive nocturne, d'où je ne
reviendrais pas. Quelque chose en moi avait agonisé, puis s'était
effrité en miettes, s'était dissout et avait fini par larguer
définitivement les amarres. J'étais rincé, poncé
comme un galet, délié.
À 26 ans, je m'imaginais parfois n'avoir déjà plus
d'avenir. En revanche, je conservais toujours l'ardeur imbécile
pour ne pas me plaindre plus que d'autres. Je mangeais sans appétit
le morceau d’une rupture avec une semi-divinité, qui m'avait
servi de religion six ans durant. Je devais à un ami, par des détours
compliqués, de m'avoir rendu le gâteau encore plus dégueulasse
au goût. J'étais comme un pauvre con à bord d'un train
sur une voie de garage, mais j'en avais soupe de poser des rails et des
traverses, marre de m'échiner, de dégobiller, de causer,
de chercher à expliquer, raz le pompon de tenter des évasions
de prisons en prisons. Dans cet invraisemblable obscur mic mac, au fuselage
comme du béton, aucune réponse ne pouvait plus percer, seulement
se propager comme de la mauvaise herbe la certitude d'être déjà
écrit, scannérisé jusqu'au trognon, digéré
jusqu'à l'os, fait comme le plus mort des rats. Piégé.
Et pourtant, de partout, on me poussait encore à m'élancer.
Je n'écoutais plus, je ne percevais plus leur voix, je bouillais,
je sentais glapir et monter, grandir, une de ces fureurs en moi, un dégoût,
une haine, une eau noire, qui contredisait les lois les plus élémentaires
de la physique en ne s'évaporant pas à cent degrés,
en ne me quittant plus. Je gardais mon maelström pour moi, j'en voulais
à la terre entière, mais je n'en pipais mot. La capsule
paraissait bien étanche, ne filtrait rien et tiendrait le coup,
mais je la savais aussi si tremblante et brûlante, maladive et nerveuse
- soleil atterrant d'existence, de misère, de violence et d'horreur,
prompt à creuser des rigoles de magma en tous sens sous la terre,
à faire voler tout le décor en éclats - que l'envie
me titillait sans arrêt de la balancer comme une bombe contre n'importe
quelle paroi autour de moi, être vivant ou chose.
La vie s'était occupée de moi, m'avait caressé de
ses piquants, frotté avec du gravier et du verre pilé, défait.
Elle avait fait, somme toute, en sorte que je devienne suffisamment méfiant
et terrorisé, pour me résoudre à simplifier mes vues,
pour accepter sans condition de réduire mon bonheur à du
très humain, exempt de toute pensée révolutionnaire
ou de métaphysique brouillonne, de manière à ce que
je ne désire plus seulement que me ménager un confort bien
individualiste et ordinaire.
La vie est un ignoble marché : « si tu ne veux pas connaître
le traitement à l'électricité, la gégène
existentielle, la tristesse permanente sur ton visage ou un esprit torturé
qui te ne donnera jamais aucun répit et t'égarera si loin,
que l'idée même de bonheur en deviendra pour toi absente
- si tu ne veux pas souffrir, deviens un petit homme, accepte d'être
commun et déterminé, jouis des joies ordinaires, apprends
à les reconnaître et à t'en satisfaire, sois bon,
sois doux avec toi-même, traite-toi comme un convalescent, polis
soigneusement et avec reconnaissance les barreaux de ta cage, apprends
que ce n'est pas toi qui est lâche, mais la vie qui te force à
ne pas rutiler jusqu'au cosmos, rappelle-toi que tu es seul dans ta peau
et que personne ne peut t'aider, que les civilisations des hommes de tous
temps n'ont pas fonctionné autrement, que le seul remède
à cette farce est l'art de la respiration, donc respire, ne crache
pas du feu, ne souffle pas de souffre, n'oublie jamais quel âne
en culotte tu es, ne te résigne pas, mais conçois que ton
intelligence s'arrête à une frontière, au-delà
de laquelle tout est trop dense, misérable et insensé, rien
que du xénon empoisonné, respire, respire, hume, flâne,
plisse les yeux au soleil et tais-toi!»
J'en étais donc à vivoter dans ces joyeuses perspectives,
me remodelant, me spécialisant de manière autodidacte dans
la couture du moi et de la volonté, subsistant, à droite,
à gauche, avec de petits boulots. La vie, qui passait par là,
m'a jeté un coup d'œil et en constatant que je n'étais
plus cet être enragé, a décidé qu'elle en avait
fini avec moi. Pour l'instant. Le monde a repris des couleurs, les angles
se sont arrondis et j'ai rencontré charlotte, comme une chance
offerte par un bon génie, belle, souriante et fraîche, venue
me souffler qu'il existait toujours du lointain, du possible et de l'inconnu
et me proposer, comme si j'étais un chat qui en possédait
neuf, de doucement m'engouffrer dans ma deuxième vie. J'ai flâné
un temps autour d'elle, je me suis laissé aller à un heureux
frémissement, à fantasmer sur ce que nous pourrions sereinement
devenir, et puis la réalité, occultée un moment,
est revenue me présenter la facture d'un remboursement bancaire.
Mes parents, bien étrangers à mes réflexions, me
pressaient également de remplir un rôle quelconque et de
cesser, par pitié, de brasser de l'air. J'ai consulté les
offres d'emploi sur Internet et j'ai déniché un poste de
serveur dans les Alpes. Cela me semblait tout à fait approprié
: logé, nourri, enneigé et montagneux, éloigné,
un poste avec lequel je pourrais me refaire, me réapproprier une
confiance et un tempérament, avec lequel je pourrais meubler le
temps nécessaire pour achever ma « convalescence ».
Un boulot qui devait me conduire jusqu'en avril et, peut-être même,
me permettre de temps en temps de skier.
Charlotte m'a accompagné sur le quai de la gare. Je m'autorisais
joyeusement de me prendre pour Corto Maltese ou Humphrey Bogart et, une
fois jouée la scène proverbiale des adieux, une fois que
le contrôleur ait fait claquer le clap final, je suis parti pour
La Plagne.
Je rejoignais à La Plagne une équipe baroque, haute en
couleurs, dans le bar-créperie-brasserie « La Galerne ».
« Qu'étais-je venu faire dans cette « Galerne »?
»
Nous servions des crêpes et des galettes à toutes heures,
snack le midi et spécialités savoyardes le soir.
La patronne était une bonne femme coriace, une bretonne dure comme
la pierre, un sourire carnassier, un cou de taureau et des poumons musclés.
Monique, comme elle s'appelait, régnait sur sa galère, depuis
ses deux galettières, et ce comme un nègre féroce
martelant le rythme des rameurs sur ses deux tambours.
- Roule! roule! roule! Allez, allez... bouge! bouge! Tiens-toi droit bon
sang! Pas si épaisses les tranches de pain! Pas plus de quatre
par corbeille! Holà, mais c'est de la charpie ce pain! Respecte
le pain, imbécile! Tu sais pas couper du pain?! Abruti! Tu veux
mon poing dans la gueule!?! Tes additions sont faites?! Où en est
la dix? Et la quatre! Va me chercher de la chantilly! Tu te presses, oui!
... J'ai fini ta commande? Bon, alors, roule! mais roule! dégage
de là! Hors de mes pattes! Je ne veux plus te voir!
La tension avec laquelle elle s'évertuait à brouiller nos
cerveaux à chaque service était si physique, que l'on pouvait
y enfoncer les doigts comme dans du beurre. Elle se donnait tout le mal
qu'elle pouvait pour déchaîner les foudres de l'Enfer sur
nos têtes, qui avaient bien autre chose à penser que d'esquiver
ses attaques, accaparées qu'elles étaient par les commandes
en rafales et le service. Tout le monde en prenait pour son grade, les
serveurs, les commis, la plonge... Cependant, après chaque orage,
comme on remonterait un pendule, elle tordait comme elle pouvait sa bouche
en un sourire et s'inquiétait paradoxalement de nous, faisait pleuvoir
les louanges et nous maternait avec une fausse sollicitude :
- Ca va, toi? Tu fais la gueule? Si t'es pas content, tu peux partir...
Non? Mmmmhh... Tu n'as pas bonne mine! Tu as bu? Tu as mangé? Il
faut boire surtout, il faut boire beaucoup à la montagne!
À bord, le maître après Dieu, c'était le cuistot,
un vieil homo misogyne et piquant, une crème, un tendre, un lettré,
un artichaut qui se travestissait en chardon pour maintenir les distances
et ménager sa paix. La Paix! Il avait fait la vie, il avait couru
les cuisines des plus grands restos d'Europe, il avait même été
chef à New York, il avait connu La Callas, qui un jour lui avait
fait quitter sa cuisine pour pointer un doigt sur son cœur et lui
désigner de cette manière "la seule richesse possible"
("Une grande dame, La Callas, et intelligente!"), il avait traîné
sa carcasse 58 ans durant et maintenant il n'aspirait qu'à La PAIX.
Il ne voulait pas faire la saison cette année. On était
venu le chercher en voiture pour être sûr qu'il ne filerait
pas à l'anglaise, qu'il ne se débinerait pas, « et
puis bon... et c'était délicat de refuser vis à vis
de la famille... » (sa nièce était la petite amie
du fils de la patronne). En deux mois, il n'avait eu droit qu'à
deux jours de congé. Sans lui, tout s'écroulait, tout s'effondrait!
Plus de plat du jour, plus de resto, plus rien! Il était le premier
arrivé à sept heures du matin et il partait un peu avant
nous, une fois bouclé le dernier service, alors que les derniers
clients finissaient leurs desserts. Nous, nous attendions qu'ils déguerpissent
pour vite dresser les tables et passer un coup d'aspirateur avant de nous
évanouir à notre tour. Les commis, eux, faisaient le ménage
en vitesse dans la cuisine.
René, le cuistot, buvait toujours un coup avant de partir, vissé
au bar par la fatigue. C'était le moment, comme les choses se décantaient,
que la fin s'annonçait et que les clients encore présents
nous avaient généralement oublié, où nous
en buvions un également. Si monique était de bonne humeur,
si la recette avait été bonne, où si elle était
trop obnubilée à ruminer les plans de son futur restaurant,
nous en profitions aussi pour griller une cigarette, mais en restant pudiques,
discrets, en nous fondant dans le décor tout de même! Car
si elle sortait de sa léthargie et nous apercevait fumer, autant
dire que ce doux moment de répit était impitoyablement mâché,
déchiqueté, pulvérisé. Béranger, mon
jeune compère, dont je dresserai un petit portrait par la suite,
avait pris l'habitude de fumer planqué aux chiottes. Pour ma part,
je n'ai jamais pu m'y résoudre. Je n’étais plus à
un âge, où apprivoisant l’expérience l’on
flirte naïvement avec les interdits, caché des adultes derrière
des paravents de papier chinois.
René avait pris ma petite gueule en affection et j'ai deviné
qu'il avait intercédé un jour auprès de la mégère,
pour qu'elle me foute la paix. Il ne supportait pas qu'on aboie inutilement
après les gens (surtout lors d'un service de deux cents couverts,
où les erreurs étaient inévitables, mais, somme toute,
jamais tragiques - il ne s'agissait que de bouffe, merde!). Que l'on manque
de considération aux gens, il supportait pas, René!
- Moi, j'en ai eu des gens sous mes ordres, des tribus de crétins
congénitaux même, des branleurs qui savaient pas distinguer
une carotte d'un navet... et je peux aussi avoir un langage sacrement
crû! Mais jamais je leur ai parlé comme à des chiens,
pour les rabaisser, pour les humilier. J'ai toujours su donner mes ordres
poliment, moi! Tiens, regarde mes deux monstres... et bien ces deux-là,
ils en font des conneries! Et pourtant ils feraient n'importe quoi pour
moi, ils se coupent en quatre quand je leur demande quelque chose! Parce
que je ne leur ai jamais manqué de respect, j'ai toujours privilégié
ce qu'il y avait de bon en eux. Moi, je ne prends que ce qu'il y a de
bien en chacun - le reste, je m'en fous! La vieille, elle peut pas comprendre
ça, tu la changeras pas!
La vieille, de fait, contre toutes les apparences, c'était un caractère
faible, qui ne savait en définitive exprimer son autorité
autrement qu'en grinçant de toutes ses dents. Un être schizophrène
et pathétique, à qui nous servions de psychothérapie
à chaque service. Un être qui avait toute sa place caricaturale
dans un roman, mais qui aurait dû laisser la réalité
en paix. Enfin bon, cette chose existait, c'était impensable!
- J'suis pas Lacan, moi, je refuse de lui servir de cure soir et midi
à cette folle, que je lui ai dit, un soir, au cuistot.
- Je sais bien..., qu'il a répondu – et on est resté
comme deux cons à contempler le liquide lumineux dans nos verres,
perdus dans un entrelacs de réponses et de solutions, qui s'aspiraient
toutes les unes des autres, comme des serpents qui se mordent la queue,
si bien qu'on savait plus quoi dire.
Il faut dire aussi, que là-bas, la fatigue, les rhumes, les sinusites,
la fièvre, l'alcool, ça arrangeait pas nos intellects.
Un des trucs qu'il avait trouvé, le cuistot, pour se lâcher
un peu, c'était de s'en prendre à une jeune serveuse, Anne.
Anne, elle, elle avait bien compris que c'était un pis-aller, aussi
elle laissait faire avec complaisance, et même, elle se marrait.
Il la poursuivait, une carotte énorme ou une saucisse poisseuse
dans une main et il lui hurlait : « Tu la veux celle-là,
hein, morue, pouffiasse!! Chienne en chaleur! Tu la veux, hein, la rouquine!?!
Ca te calmera, tiens! Dès le matin, à me faire chier dans
ma cuisine, celle-là : "Et c'est quoi le plat du jour, et
c'est quoi l'entrée du jour, et nanana et nanana et le dessert
du jour, c'est quoi?" Qu'est ça peut t'foutre?!? Pouffiasse!
Tout c'qu'tu veux, c'est t'faire troncher! Prends cette saucisse, ça
ira mieux! Ah, celle-là, celui qui la baisera, faudra lui donner
une médaille! »
Il ne fallait pas s’y tromper et y regarder à deux fois.
J’aimais la simplicité de ces deux-là, cette prodigalité
mutine dans l’adversité martelée cruellement au jour
le jour par monique, leur générosité complice. Avec
presque rien, un peu d’humour et quelques dispositions pour purger
l’autre avec un peu de soi, on peut réussir à se maintenir
longtemps la tête hors de l’eau.
Il savait donc se soulager. Mais moi, je n'avais personne à qui
m'en prendre et puis ce n'est pas mon genre. J'aurais toujours pu me retourner
contre monique, fomenter une mutinerie, m'emparer de la sainte Barbe et
monter à l'assaut, mais j'étais constamment sur le fil.
Elle n'attendait qu'un prétexte, la garce, pour me vider et j'en
étais encore à vouloir tout de même m'enraciner un
peu. Je souhaitais du solide, c'est bien naturel et je me disais que ça
se tasserait ensuite. J'en étais à la phase de curiosité,
où les habitudes s'aménagent et sans lesquelles nous ne
pouvons rien, aussi je filais doux. Puis il faut dire aussi que pour pouvoir
se lever le matin, monique, elle devait renifler dans l'air qu'elle jouissait
sur nous d'un pouvoir absolu, que nous étions aussi remplaçables
que des vieux chiffons. Si jamais elle se sentait défiée,
qu'elle s'apercevait que nous étions si excédés que
nous étions prêt à en découdre et même
à lui laisser le choix des armes pourvu qu'elle relève le
gant, elle se défilait toujours, elle s'arrangeait pour disparaître,
le temps que ça se calme, que la rage se dilue bien dans nos veines,
puis elle réapparaissait, tout sourire, bonhomme, avenante, histoire
de bien nous embrouiller et que nous ne sachions plus comment formuler
nos griefs. Elle savait moduler les contextes, jouer avec le réel,
tout en comptant sur notre fatigue et notre lassitude, de manière
à faire germer tout un tas de doutes en nous, de manière
à ce qu'on soit plus trop sûr de ce qu'on lui reprochait
vraiment, à elle, qui nous offrait du boulot, qui nous nourrissait,
nous logeait, nous apprenait un métier, etc., etc.
Le rafiot prenait donc eau de toute part, la coque menaçait de
se fendre en mille morceaux à toute heure, cependant des mauvais
djinns ou l'étrangeté complexe du monde se chargeaient d'écoper
et l'histoire continuait d'avancer, tremblante, brinquebalante, invraisemblable,
fumante, tendue à en craqueler de toute part et parée à
nous exploser à la gueule à la moindre secousse. Le show
tenait du miracle, mais pourtant nous le présentions ponctuels
tous les jours, tous les soirs. Chaque nouvelle aube, c'était Broadway,
même si les coulisses et la scène étaient rongées
jusqu'aux mites.
Je travaillais donc douze heures par jour, en dormais cinq ou six selon,
écrivais, dessinais ou restais tout simplement prostré accoudé
au bar de « La Cheminée » pendant les 120 minutes de
pauses de trois à cinq et partageait les quatre heures restantes
entre les douches du matin et le temps précieux à repousser
l'heure du coucher en buvant des bières le soir. Vers vingt-trois
heure, minuit, après le travail, en prenant conscience avec effroi
que dès neuf heures nous serions de retour sur les planches, nous
fondions toujours, moi, Béranger, le cuistot et les commis, sur
la « Cheminée », comme un essaim de brebis affolées
voulant se cacher d’un dangereux prédateur, recherchant une
issue, tentant tant bien que mal de nous changer les idées, nous
efforçant de creuser un tunnel dans ce cauchemar, en buvant comme
si le temps était suspendu et nous était alloué pour
l'éternité. Mais les trotteuses de nos montres filaient
sans que l'on puisse nullement tirer sur leurs rênes, elles nous
donnaient des suées à les entr'apercevoir galoper. L'alcool,
la fatigue et les médicaments, que j'avalais de surcroît
pour ma part, comme des bonbons, pour soigner mon nez devenu une centrale
nucléaire et ma gorge un goulet obstrué de lames de rasoirs,
accéléraient encore ces vertiges et bientôt nous étions
cliniquement morts, aspirés dans un coma, qui n'était même
pas du sommeil et dont nous sortions le plus souvent en sursaut en empoignant
le réveil, pour voir si nous n'avions pas dépassé
l'heure fatidique et anéanti nos perspectives d'avenir savoyardes.
Chaque jour, en constatant sans plaisir que les prochaines heures ne démarraient
par aucun manquement au devoir, je me glissais alors, reconnaissant, dans
ma peau de larbin et les démangeaisons commençaient aussitôt.
Les premiers temps, j'arrivais tôt à la « Galerne »,
à la suite de René, pour me ménager le loisir de
déjeuner tranquillement et peut-être même, de penser
un peu, en accompagnant cet ersatz de vie intérieure d’une
ou deux délicieuses cigarettes roulées. Mais je ne tins
pas le rythme longtemps et je dus bientôt renoncer au thé
le matin, ne possédant plus le quart d'heure nécessaire
à vider la théière. Je me contentais dorénavant
d'avaler en vitesse un café en fumant la moitié d'un clope.
Aussitôt, je passais l'aspirateur, je brossais les chiottes, je
dressais la terrasse, je la balayais, je lavais les vitres, je triais
les cartes de menus, je rinçais et remplissais les pots de moutarde
et de ketchup, je remettais une couche de combustible dans les petits
réchauds à fondue. Je devais toujours m'activer, toujours
paraître accaparé, ou bien recevoir les coups lacérant
des éclairs de Zeus. Néanmoins, cet aspect ménager
du job comptait parmi les heures les plus tranquilles, les plus molles,
parmi lesquelles nous dénichions toujours quelques secondes en
creux, où nous tapir un moment pour nous la couler douce, hors
de portée des miradors de monique. Venait ensuite, en trombe, comme
une herse qui tombait violemment sur le monde, le siècle de vitesse
du service - et alors un des commis en cuisine imitait toujours le bruit
de la sirène d’alarme d’un sous-marin et hurlait, hilare,
dans ses mains en cornet : « ils arrivent ! ils arrivent ! »
- et cette fois les heures devenaient des murs si rigides et si lisses
que nulle part nous n'aurions pu échapper aux orgasmes rugissants
de la patronne.
Béranger et moi, nous prenions les tables d’assaut, à
peine les gens assis, pour prendre les commandes avec de magnifiques sourires
de faux cul – nous nous battions presque pour cela – puis
on rappliquait dare-dare en cuisine pour leur annoncer la couleur. Pour
les crêpes et les galettes, nous nous adressions directement à
monique. Nous devions alors rester plantés là, au garde
à vous, le temps qu’elle étale sa pâte. On la
regardait cuisiner droits comme des « i », prêts au
premier hochement de tête de sa part à lui refiler l’assiette
qui tremblait dans nos mains. Elle ne laissait jamais le temps aux aliments
de cuire, elle te balançait le jambon, les œufs, les champignons,
le fromage râpé, au milieu d’une mare de pâte
pas cuite, elle nous arrachait l’assiette des mains, elle y jetait
la crêpe informe et puis « roule ! »
J’avais atterri à « La Galerne » grâce
à la recommandation bidon de momo. Monique, quand elle avait reçu
le fax de mon CV, y avait lu le nom du resto, « Le petit soleil,
spécialités orientales », et les avait appelé.
Il n’y avait pas été de main morte, il m’avait
taillé un costume royal, du sur-mesure :
- Oh, yann, c’est un excellent serveur ! Y bosse dur et puis il
passe très bien avec les clients, toujours très gentil,
plein d’humour, avenant, efficace, serviable…
Monique, qui avait gobé sans peine la supercherie, quand elle me
voyait courir à perdre haleine dans tous les sens, en sueur, affolé
comme un bourdon, n’oubliait jamais de me rappeler de quelle espèce
de cloaque de faignants elle m’avait tiré d’affaire:
- Ah, t’es pas chez les arabes ici! Tu peux pas t’la couler
douce ici ! Nan, nan, nan, nan… Y faut courir! Hè, ça
t’change, hein ? C’est plus aussi relax qu’avant…
Le midi, je gérais la terrasse, vaille que vaille, qu'il vente,
qu'il pleuve ou qu'il neige, et il y eut même ainsi des jours délirants,
où il faisait si froid que pas un client ne se serait risqué
à s'y installer, mais où, cependant on me priait de faire
les cent pas pour la « meubler », pour attirer le chaland,
sans écharpe, sans bonnet et sans gants, parce que ces accessoires
hivernaux présentaient vulgairement! Je me souviens que je sortais
avec l'éponge mouillée pour passer un coup sur les tables
et qu'elle gelait instantanément dans ma main. Si j'osais entrebâiller
la porte pour renifler un peu de chaleur, on me hurlait : « Dehors!
Sur la terrasse! Tu n'as rien à faire ici! Dehors, dehors! »
Je devais, pour achever de colorer la farce dans les tons les plus chatoyants,
m'arranger et partager un minuscule studio avec un jeune homme de 20 ans,
B éranger, vendu par le sort à ces négriers le même
jour que moi. Les adultes, à force de brimades et de piques cruelles,
étaient parvenu à lui faire perdre toute confiance en lui,
à en faire un chien errant craintif et teigneux, à le rendre
assurément cinglé et terrorisé par la vie, le monde,
les humains et en particulier, parce que son cerveau était un laboratoire
freudien, les filles. Sa mère, à ce qu'il m'en contait,
l'avait tellement harcelé et torturé, que tout en recherchant
désespérément, maintenant qu'il pouvait conduire
seul sa trajectoire, l'affection des filles, il réclamait tout
autant exercer sa vengeance sur elles. Il était pris dans ce nœud
et il ne savait pas par quel bout de la corde tirer pour le délier.
Au départ, béranger s'en tirait très bien, mieux
que moi en vérité, formé qu'il était à
l'école hôtelière. Mais il m'avait prévenu
: « À chaque nouvel emploi, c'est pareil! J'assure les premiers
jours et puis je me barre en vrille! » De fait, il en était
à son cinquième établissement depuis le début
de la saison. Soit il les avait quitté de son propre chef, dans
un de ses moments d'impulsivité irascible, soit ses patrons l'avaient
surpris à voler et, uniques juges augustes de leur monde, vidé.
Cleptomane, il l'était pathologiquement béranger! Si bien
que je le mis en garde : « Mon petit gars, j'ai rien contre toi
et je crois même que l'on peut s'entendre... Mais si tu me fais
une entourloupe, si tu me crées une embrouille, où que tu
sois je te retrouve et je t'arrache la tête. »
Je n'ai pas l'habitude de parler aux gens de cette façon, mais
il valait mieux insister sur certains cloisonnements fondamentaux. Il
m'a jaugé - il scrutait ma détermination - il a semblé
se livrer à un rapide calcul, puis il a rétorqué
:
- T'as l'air sérieux quand tu dis ça... T'as de sacrées
épaules aussi! Tu m'éclaterai, non?
- Oui.
- Bon, il n'y aura jamais d'embrouille entre nous.
J'ai fait ce que j'ai pu pour ce petit bonhomme. J'ai essayé de
le tenir, de le paterner sans que ça en ait l'air et de lui restituer
un minimum de confiance. Béranger était un défoncé
perpétuellement en manque, toujours errant à la recherche
d'une furieuse bouffée de joint ou autre. Il branchait n'importe
qui sur le trajet de l'appartement au restaurant, ou du restaurant à
l'appartement en passant par la "Cheminée". Je ne m'en
mêlais jamais, je toisais ses "amis" dealers en gonflant
ma musculature et le plantais là sans sommation. Ça le gênait.
Constamment fauché, il s'acharnait également à croire
que je lui glisserais un billet. Il ne tardait pas à trotter pour
me rejoindre. Il radotait chaque jour qu'il ne comprenait foutrement pas
à qui il avait affaire. Ma personnalité lui demeurait une
vitre sans teint, opaque, qu'aucune de ses analyses décousues et
incultes ne lui permettait de forer. Béranger s’occupait
aussi de la déco du studio. Il recouvrait chaque jour un peu plus
les murs de posters de filles à poil et de ses paquets de cigarettes
vides. Ainsi voguait la galère. J'avais toujours un bras tendu
contre sa poitrine pour lui rappeler les distances. On s'arrangeait grosso
modo.
Une nuit, une nuit avec une longue queue de poisson et un beau timbre
de voix, où l'idée de s'être porté volontaire
pour ce séjour dans le septième cercle de l'Enfer se faisait
plus lourde, nous tassait davantage les épaules et nous pressait
de gagner un peu de leste sur notre longe comme autant de répit,
nous avons suivi le cuistot dans une boîte de nuit. Béranger
a commandé une bouteille de Gin et trois verre que René
a payé, puis est allé se perdre au milieu de ses chimères
sur la piste de danse. Il ne m'a pas fallu longtemps, pour ma part, pour
atteindre mon point de résistance. « Qu'étais-je venu
faire dans cette « Galerne »? » Je me laissais aspirer,
affalé sur la banquette de moleskine, par l'absurde vertigineux
du monde, je n'en revenais pas d'accepter jusqu'à quel point les
humains avaient pu dériver, je refusais de perdre connaissance
devant tant de non-sens, éclairé pourtant au néon
comme rien moins que l'ordre logique et ordinaire du monde. La boîte,
les clients, la barmaid, suintaient le vide, qui me semblait dégouliner
d'eux sous la forme de toiles d'araignée laiteuses. Voir la montagne
m'aurait fait du bien. Reprendre mon souffle. Pouvoir, puisque les choses
tournaient mal, me détourner des gens et reporter mon attention
sur les choses, sur la nature rutilante du monde, et laisser alors simplement
agir son baume, lui faire confiance, lui remettre un temps la bride de
mon existence et ne plus avoir à me perdre dans des détours
trop compliqués, laisser la nature prodigieusement peuplée
des lacs, des forêts, du ciel et de tout ce que vous savez, me remettre
les idées à l'endroit.
Mais à minuit, à La Plagne, qu'espérez-vous pouvoir
faire? La nuit, la montagne est interdite. Il n'y a rien d'autre à
faire que picoler, licher, s'estourbir.
Les touristes auront toujours les feux de cheminées, pour les mieux
logés du moins, les jeux de société en famille, le
temps et l’envie de lire, la possibilité de se chauffer entre
soi, bien chez soi, lovés comme des chats au milieu des gants,
des chaussettes et des combinaisons, qui gouttent en séchant au-dessus
des radiateurs. Ils ont, pour eux, la religion des vacances, leur croyance
inébranlable dans leurs vacances, qui se raconteront nécessairement
fantastiques, trou rempli de grâce dans la coque de leur routine
et par lequel ils auront pu, un peu, se déverser dans l’oubli.
À La Plagne, ils ignorent donc la nuit, les masques et les lunettes
de soleil les empêchent de rien voir la nuit, ils n’ont d’yeux
que durant le jour pour la réflexion éblouissante de la
lumière sur la neige. Mais les saisonniers, n’étant
pas nés, eux, pour les doux plaisirs, n’ont d’autre
alternative que d’aller dépenser dans les bars ce qu’ils
ont gagné dans la journée. Les plus enthousiastes pourront
toujours, bien sûr, chercher à nouer des relations, se vautrer
dans la séduction… Personnellement, ma concupiscence me laissait
en paix. Charlotte me demeurait comme une promesse, je roulais avec son
souvenir sans férir, je ne voulais surtout pas croire que la vie
me jouait un autre tour. Cette ascension, en étant revenu de si
bas, me suffisait à toute autre volupté. Je cognais comme
une brute sur ma volonté pour la faire filer droit, pour qu’elle
m’emmène où je souhaitais aller, un vent se levait,
je pouvais de nouveau larguer les voiles et c’était bien
tout l’essentiel. Oui, heureux et frissonnant, à en être
surarmé et à détruire d’un seul regard tout
ce qui grinçait et cahotait et crachait et soufflait dans ce foutu
monde, chez ces foutus gens, dans cette foutue ville ! L’envie de
ce qui brille, de ce qui fait briller la vie, l’Or, la fièvre
d’un autre Eldorado, revenait me grignoter la nuque, se présentait
de nouveau habitable. Je voulais y croire. Je faisais attention. Je sondais
les tournants dans les couloirs de la station, je me surveillais penser,
je ne lâchais plus ma badine. Cette fois, je ne me laisserai pas
fissurer. Les fentes, par où s’engouffre la nuit, je ne les
laisserai pas me choisir pour terrier.
Nous nous nourrissions, charlotte et moi, régulièrement
de textos, tendres, banals. C’était des « Bonne nuit
», « Bonjour », « Tu me manques », «
Je pense à toi », que nous dépliions doucement pour
l’autre, de manière neuve et maladroite, en ne sachant cependant
pas trop comment éviter de voir les bords écornés
de ces mêmes messages que nous avions échangés, chacun
de notre côté, avec nos précédents conjoints.
Je fantasmais d’être aimé. Je me laissais porter. C’était
bon de se dire qu’une jeune fille m’attendait, pensait à
moi, et tout et tout, même si on était présentement
éloigné. C’était grisant, ça m’enrobait
de sucre. Oh, il était tout de même trop tôt pour dire
qu’on était amoureux ! Mais rien que se savoir non pas seul
mais deux dans le broyeur de l’existence, ça fait que vous
n’en sentez plus les mâchoires.
J’eus tout de même droit à un jour de congé,
un mardi - monique, je crois, ayant reniflé, avec un flair sans
faille, habitué à sentir ces choses-là, que me pousser
un jour de plus, c’était me faire chuter dans la folie et
ouvrir chez moi l’infini de la haine rien que pour son petit restaurant,
me faire tomber là-dedans, sans plus de retour. J’avais bien
pensé profiter de ce répit pour skier, mais je ne pus faire
autrement que de me couler dans l’alcool comme dans un bain chaud.
J’allai de bar en bar, je ne dépensais pas un radis, me faisant
systématiquement payer un coup en échanges de rapides croquis.
Au Blue Night, une boîte louche, que le peuple des petits patrons
et patronnes jaloux de La Plagne assaillaient de rumeurs, s’acharnant
en particulier sur celle accusant le Blue Night du blanchiment de l’argent
des mafias de l’Est, le patron me pris en affection, parce que je
ne réussis pas trop mal son portrait et que je devinais (pur coup
de chance, le Dieu des ivrognes éclusait à mes côtés
!) son origine polonaise. Néanmoins, le fait de me cuiter, tout
en griffonnant toujours des trucs à droite à gauche, en
ne cessant jamais de dessiner et en martelant mon incompréhension,
ma fureur toute sociale, de voir que rien n’avait changé
depuis l’époque des mines de fer, concernant les conditions
de travail à La Plagne, dû engendrer, dès ce moment
et sans que je m’en rende compte, une certaine suspicion des gens
à mon égard. Cette soûlerie et le simple fait d’écrire
pendant mes heures de pauses m’ont en effet vite assuré une
réputation d’intellectuel, en tout cas d’un mec nécessairement
louche, peu fréquentable. Mes incessantes questions sur les droits
du travail (il était pourtant bien naturel que je recherche à
couvrir mes arrières dans cette histoire roussie !) mon aisance
à parler, mes manières en rien celles d’un saisonnier,
firent penser à beaucoup que j’étais un journaliste
en reportage, un agent troskiste, que je n’étais de toute
façon pas ce que je prétendais être. Le barman de
la « cheminée » me fit même cette réflexion,
alors que je sirotais tranquillement un thé chez lui : «
tu me fais peur, toi ! tu es un intellectuel ! » J’étais
un intellectuel, ah ! oui, nécessairement effrayant ! Et une nuit,
où je rentrais, vanné, épuisé, au studio par
le télé-métro, je rencontrais un saisonnier qui m’informa
(premières nouvelles !) que j’étais en vérité
journaliste en reportage pour le compte du Nouvel Obs ! Cela lui avait
été colporté par la fille du vestiaire du Blue Night
dans l’oreille gauche et resusurré par la barmaid dans l’oreille
droite! Que voulez-vous de plus tangible, de plus prouvé, d’aussi
scientifique et indéniable sur un plan épistémologique?
!
Cette conversation, en plus de m’écarquiller les yeux et
l’intelligence à en croire que leur globes dans leur orbites
allaient se déchirer la panse, me conduisit tout droit, une nouvelle
fois, au Blue Night. Un petit détour, avant de rejoindre Morphée
et le minuscule territoire du studio, où je pouvais encore cultiver
un zest de bon sens et de vérité, en cachette, pour moi
seul, en recentrant avec effort mes idées, en faisant le vide,
en me nettoyant le cortex sans personne pour me tirer par le bras et me
souffler au nez une de ses maladies mauvaises, une de ses pentes mentales,
un de ses rhumes raisonnés, une de ses sales réflexions
glissantes, glaireuses et mal intentionnées.
Je voulais voir ce qu’il en était vraiment de ces commérages,
prendre la température.
Je ne fus pas déçu. Le personnel fut avec moi un très
révérencieux majordome, d’un seul tenant : le videur
déroula le tapis rouge, le patron lui-même, vint me serrer
diplomatiquement la main, mais sans plus me manifester la familiarité
des premières fois. Tout le monde fut très poli, aimable,
politique et ambassadeur, c’est-à-dire très distant.
La barmaid, d’habitude causante, joueuse, séductrice, demeura
toujours éloignée de moi au bar, absolument aux aguets,
tenant manu militari en respect toute petite chance de moi, d’engager
une conversation.
Très amusé, j’ai contenté tout ce petit monde.
J’ai exhibé oreillette, portable, carnet et stylo, et ai
feint, prenant mon air le plus absorbé, d’écouter
des messages professionnels. Je ponctuais l’écoute de ces
nouvelles et ordres de ma rédaction de nombreuses notes et commençais,
assis à ce comptoir, singeant celui très soucieux de se
montrer journalistiquement à la hauteur de sa tâche, de compiler
mon futur article. Ce n’était que de bonne guerre et merde
aux cons ! Béranger ramena deux types au studio cette nuit-là
et ils firent la fête ; mais je dormais si bien, repus, vengé,
qu’entre deux rêves profonds, c’est vraiment par réflexe,
par principe, que j’y allais de ma tirade outrée et les foutais
dehors.
Cet Enfer absurde, ce pic isolé, où l’enfermement,
l’altitude, vrombissaient sur les cerveaux à les en rendre
atones, fous, rien dans ma vie, ni mon éducation, ne m’aurait
permis d’en tomber un peu amoureux et de, peut-être, parvenir
à l’excuser. Ce n’était nullement mon monde.
Je partageais heureusement cette étrangeté - de cette façon
je me sentais tout de même moins seul - avec René, qui me
disait : « Ca ira, yann, ça ira. Nous, nos têtes fonctionnent
bien. »
Oui, il fallait être solide pour survivre, avoir les rouages bien
huilés. Un soir, j’ai appris la mort de Maurice Blanchot.
J’ai annoncé la nouvelle à René.
- Ah, merde alors ! Bah, d’un autre côté, il était
déjà mort, le pauvre vieux…
À « La Cheminée », on a quand même bu
un verre à sa santé, histoire de le saluer une dernière
fois. Nous savions l’un et l’autre quelle intimité
singulière peut se développer entre un bouquin et son lecteur.
Et chacun de notre côté, il nous était arrivé
de venir confidentiellement habiter le livre de Blanchot qu’on lisait.
Ces lectures-là vous restent. Moi, c’était Thomas
l’obscur ; René, L’amitié. Dans le bar, des
saisonniers ont surpris des bribes de notre conversation :
- Mais qui c’est ce Maurice Blanchot dont vous parlez ?
- Comment vous savez pas ! Mais c’était un fameux skieur
! Il est mort aujourd’hui ! Il est assez connu pourtant sur La Plagne.
- Ah ? Un skieur ? Bizarre… ben je le connais pas. Bon, ben à
la santé de Maurice alors…
- Ouais, à Maurice, l’as de la glisse !
- À Maurice !
- À Maurice !
Pourquoi leur expliquer ? C’était mieux comme ça.
La Plagne a été construite dans les années soixante-dix
sur le site d'anciennes mines de fer (l’histoire aime à être
ironique). Tout a alors été fait en sorte pour que les gens
n'aient pas à mettre le nez dehors, hormis lorsqu'ils s'en vont
skier sur les pistes, quand ils quittent leurs appartements et rejoignent
les boutiques de location, les supermarchés, les bars, les restaurants,
les pizzerias, les crêperies, les saunas, les salons d'esthétique,
les cinémas, les complexes sportifs. Une ville, non, pas une ville
: une station orbitale, un lieu de transit, un urbanisme trop pressé,
sans finesse, rudimentaire, sans aucun recoin un rien préservé,
sauvage, naturel, où s’asseoir et lire ou méditer.
La station forme ainsi un vaste réseau labyrinthique de galeries,
corridors, couloirs, où ne perce jamais le jour et que l'on emprunte,
hagard et malheureux, pour se rendre en tout point. Des kilomètres
de galeries marchandes, des télé-métros ou bien des
œufs pour couvrir les distances entre les morceaux épars de
la station qui parsèment la montagne, de gigantesques méga
structures, qui m'évoquaient les immenses vaisseaux spatiaux de
croisière de certaines fictions et me permettaient de me faire
une assez juste idée de ce que serait Mars, une fois colonisée
par les hommes. Et cependant, cette coupure avec le monde extérieur,
ce pied de nez fait au froid, n'empêchait pas, chez moi, qui arpentais
la terrasse de la « Galerne » dans la journée, des
engelures et des craquelures de se creuser au dos de mes mains - que je
devais sans arrêt tartiner de crème - des saignements de
nez soudains à cause de l'altitude ou encore d'impromptues bouffées
d'angoisse dues au manque d'oxygène. De surcroît, j'avais
toujours la bouche pâteuse et soif. Quelle soif! Bigre, que j'avais
soif! D'autres sources, d'autres sources! - il doit bien exister une eau
potable quelque part!
J'en avais ma claque! Je rassemblais toutes les pièces de ce puzzle,
considérais l'ensemble, triste, terne, moche, moche, moche ! un
état des lieux parmi des ruines parcouru en claudiquant et le cœur
percé. Je n’avais de ces montagnes plus que cette impression
d’un monde à veau l’eau, qui appuyait sur l’âme
en la faisant doucement rendre une sale substance toute bilieuse. Ne trouvant
plus aucune raison de rester, je pris la décision de rendre mon
tablier. J'appelais monique :
- Monique? C'est yann... Je souhaite vous avertir, afin que vous preniez
toutes vos dispositions, que je romps toute collaboration avec vous. Dès
demain, vous vous passerez de mes services. Je suis prêt à
libérer l'appartement dès le moment où vous m'aurez
réglé ce qui m'est dû. Dès ce soir, si vous
pouvez me payer ce soir.
- Hein?! Quoi! Qu'est-ce qu'il raconte? ... Y me dit que je dois me passer
de ses services! Y débloque ou quoi?! Allô? Allô, mon
grand? Tu m'écoutes? Tu es soul ou quoi? Tu as bu?
Mais j’étais parfaitement sobre. Elle pouvait bien imaginer
qu’on m’avait monté la tête, paniquer, se répandre
en promesses, je ne voulais plus faire sa fortune.
- Mais pourquoi? Qui y a t'il mon grand?
- Il y a, monique, que je ne vous aime pas.
Ça la sciait un peu, ça ! Elle ne pouvait comprendre que
je n’entretenais pas cette marotte d’aller et venir en tout
sens pour me garnir de dollars comme un sapin de Noël, mais pour
nourrir un besoin vital de dénicher en dessous des plus triviales
tâches quotidiennes de quoi flâner dans des mondes neufs,
et que seul cet arrangement sine qua none me garantissait tant bien que
mal de me maintenir à 37°, me permettait sans trop de casse
de parvenir à adorer la vie. Besoin d’être touché
tout simplement. D’accorder une valeur à mes journées.
Besoin de peu de choses pourtant – travailler dur dans un huis clos
permanent ne me gênait en rien – mais besoin de toucher terre
alors dans les moindres recoins, besoin que la vie sorte de terre sous
mes pieds, de ne pas perdre l’appétit de l’essentiel.
Monique, qui si elle entretint jamais des vertus du cœur, ce fut
alors comme des habits qu’on ne réserve qu’aux grandes
occasions, monique, ainsi, se cognant partout avec des vociférations
méchantes, ne pouvait, au contraire, que me déborder, m’échouer
comme une coquille de noix, ne pouvait que me rendre infiniment malheureux,
fané par ses haines et ses mauvaises humeurs sans logique. Elle
n’avait pas conscience, enragée capitaliste, qu’en
tant que patronne, elle avait des droits, mais aussi des devoirs, celui
incontournable, entre autres, d'être poli envers son personnel.
Elle était inapte à concevoir que des « ouvriers »
s’attachent à l’idée que le monde soit un peu
rond, que la fortune ne profite pas au seul plus fort, mais soit entreprise
pour, finalement, arranger tout le monde. Que celui qui décide
cette chasse à la fortune le premier, l’entrepreneur, ait
davantage, même, de responsabilités que les autres, puisque
n’ayant pas à lui une seule fin, cette fortune précisément,
mais aussi en arrière plan l’objectif de la partager avec
les rabatteurs qui la traquent chaque jour pour lui, que celui-là
doive donc être plus gentil que les autres et non pas moins puisqu’il
prétend diriger, cela, tout cela, ça lui passait largement
par-dessus bord à monique. De l’attention, de la psychologie,
des possibilités à compacter l’expérience et
à la trier, de la temporisation, des talents de médiateur,
de la distance face à tous les petits évènementiels,
de l’autorité, une humeur égale, une posture auguste,
de la volonté, de la gratitude, le réflexe de veiller à
ce que des employés se reposent suffisamment, à ce qu’ils
se sentent bien, à ce qu’il ne leur manque pas trop ou bien
rien que du superflu métaphysique contre quoi on ne peut rien –
toutes ces capacités que requiert la condition du mammifère
chef d’entreprise, monique ne pouvait en prodiguer aucune. J’avais
fini par admettre qu’elle demeurait interdite à l’idée
que ses employés pussent envisager travailler dans l’affection
de leur emploi, pussent aimer s’investir pour elle. Elle en aurait
perdu le mépris avec lequel elle nous traitait et la logique de
son monde se serait désintégrée. Le mépris
est la bonne conscience du patron, son assurance que la terre tourne dans
le bon sens. Les employés n’ont pas à aimer, ni leur
travail, ni leur patron. L’ordre cosmologique de monique distribuait
ainsi les places dans l’histoire : il y avait les maîtres
et puis les esclaves. Proies et prédateurs. C’était
le Destin, celui brandi par les romains comme terme d’une explication
universel, celui encore qui ordonne dans l’absolu la religion indienne.
Une fois le sort jeté, il n’y a plus à revenir dessus.
On doit s’y ranger sans rémission. Le reste, tout le reste,
importe peu. Dérives, hérésies et discussions.
« Tu fais ce que tu veux », fit-elle en dernière sommation.
Je pouvais en effet faire ce que je voulais et lui tirer ma révérence,
elle jetterait son filet dans la nuit et tout plein de petits poissons
s’y jetteraient à leur tour, trompés par les luminescences
illusoires de ses leurres, de ses appâts.
Le lendemain matin, je me présentais à neuf heures tapantes
à « La Galerne ». Béranger, qui m’avait
sauté dessus dès le réveil, n’avait dès
lors cessé de me mettre en garde : « T’as intérêt
à être en forme ! Elle a promis de te pulvériser,
de t’écraser, de te piétiner, de t’écrabouiller…
! ! Elle en a pleuré de rage, tu sais… Et puis elle a été,
bien sûr, exécrable avec tout le monde. » Je le regardais
en secouant la tête. J’étais tout calme, je me sentais
merveilleusement bien. Le goutte-à-goutte sonore de l’évier
qui fuyait m’enchanta de m’évoquer « Blue Moon
» et je me mis à siffloter Elvis en mesure. Matinée
radieuse. Pourquoi étais-je venu dans cette « Galerne ».
Sans doute, parce qu’alors j’ignorais que la « Galerne
» était un vent d’Ouest-Nord-Ouest, à la capacité
de fumer les esprits comme des jambons, de les sécher, de les raidir,
de les casser comme des petits bruits de rien du tout trop secs.
Dès mon arrivée, monique me tendit une enveloppe contenant
quatre cent Euros. Sans vergogne, la monique, culottée, elle provoquait
une certaine admiration tout de même. C’était la même
admiration que j’avais parfois ressentie, quand elle engueulait
les clients sans manière, maîtresse chez elle.
- Vous vous foutez de ma gueule, monique ? !
- Tais-toi ! Tu prends ça et tu dégages !
Oh, non, je n’allais pas dégager. Je lui mis sous le nez
le cahier, où j’avais inscrit, jour après jour, toutes
mes heures. En quatorze jours, 144 heures, 72 heures par semaines. Sur
la base du smic hôtelier, soit 36 francs à l’heure…
en étant, par ailleurs, assez bon, assez con, pour omettre le tarif
adjoint aux heures supplémentaires… et en ôtant même
- ça c’était toute ma nature lèche-la-loi qui
s’exprimait et il n’y a rien à faire contre ça
- une heure par jour pour le repas… et quand bien même, pourtant,
à la « Galerne», le repas du personnel ne dépassait
jamais quatre minutes sous les ordres cinglants de monique de se ruer
fissa dans les brancards… bref, elle me devait, au bas mot, 740
Euros. Autant dire, j’étais pas non plus si naïf, je
pouvais me brosser ! J’ai proposé un consensus, 650 qu’il
lui coûtait seulement mon consensus.
- Consensus, quoi consensus ! ? ! Parle français déjà,
petit con ! Ce sont tes heures ! Regarde un peu !
Monique, assez folle pour se penser omnisciente, pour croire que la réalité
elle pouvait l’ouvrager comme ça l’arrangeait, comme
s’il s’était s’agit de son rubicube, elle a arraché
la feuille de mon cahier et elle l’a déchiré. Là,
j’étais plus d’accord du tout. J’étais
très fâché. Je l’ai rejoint derrière
le bar. J’avançais menaçant.
- Tu vas me frapper ! Tu vas me frapper !
C’était une bonne idée, ça aurait rétabli
l’équilibre, elle n’aurait plus eu tous les torts.
Mais non, moi, pacifiste et républicain, j’ai sonné
la gendarmerie. Je suis tombé sur ce brave gars Andrew, qui mangeait
soir et midi au restaurant, même qu’il avait des prix spéciaux.
Mon affaire, ce n’était pas, of course, de sa compétence.
Non, non, il ne pouvait rien faire. Il n’avait pas à se fatiguer,
j’avais bien compris.
J’ai composé le numéro des renseignements sur mon
portable.
- Allô ? Bonjour Mademoiselle, je souhaiterais être mis en
relation avec l’inspection du travail de La Plagne, j’ai dit,
plein de courtoisie.
- Arrête, qu’elle a rugi, je te donnerai tout ce que tu voudras
!
- 650.
- 620 !
- Allô… mademoiselle, mettez-moi en relation, s’il vous
plaît.
- Des menaces ! du chantage chez moi ! Enfin, tout de même, elle
s’est décidée : Raccroche, raccroche ! Je te les donne
! Tu les as, tu les as !
- Et tant que vous y êtes, vous me paierez aussi, comme vous l’aviez
promis, le trajet en navette d’Aime à ici ! 8 Euros 20.
- Tu peux te toucher !
- Allô ?
En cuisine, ils avaient laissé la porte entrouverte pour ne pas
rater une miette du spectacle. Morts de rire qu’ils étaient.
Vengés un peu, à leur tour, quelque part. Au moment des
« au revoir », les poignées de mains étaient
bien franches. Ça faisait plaisir. Monique tournait partout autour
de moi, affolée. Je m’éternisais un peu, exprès.
J’ai été boire un café à la «
Cheminée », ensuite, histoire quand même de les saluer.
La radio murmurait, tout pour moi semblait-il : « Je n’ai
pas peur de la route / faudra voir, faut qu’on y goûte / des
méandres au creux des vents et tout ira bien / le vent l’emportera…
». C’était l’exact milieu de ma vie, un peu de
mon temps qui passait, encore, toujours, et j’étais vivant.
***
Je pris le train de nuit pour Rennes. Par la fenêtre, de revoir
la campagne, le plancher des vaches, ça m’émouvait
un peu. C’est comme si elle me faisait du gringe la campagne bretonne,
heureuse de me revoir au bout du compte, même si notre vie n’avait
pas toujours été rose. Tout allait bien comme le jeu de
jambe agile d’un boxeur. Un jour, me disais-je, un jour tu es né
et depuis tu as été en vie, oui, et tout est devenu très
difficile, tout est devenu une longue lutte contre ce moi qui fait obstacle
à tout, une longue lutte contre ce moi qui fait obstacle à
tout et rien d’autre que cela. Cependant la vie pluvieuse est toujours
pleine de promesses. Et aujourd’hui, quelques questions bien sûr
flottent sans que l’on puisse les crever dans leur bulles, toujours
quelques pointes d’étonnement te figent, et quoi ? Tout va
bien, tu rentres chez toi, tu sens que tu colmates toi-même, tout
seul, avec presque rien, avec tes miettes d’existence, avec tes
poussières, le vide de l’immense chambre des réponses
du monde. Les champs, les ponts, les villes, les bêtes, les choses,
pendant que le train défile, remuent, ouvrent un œil lourd,
t’aperçoivent, se drapent dans de nouvelles couleurs et fuient
encore plus près du bord de la terre. Il y a tant d’espace,
les traînées du ciel, quelques rumeurs molles qui montent.
Le monde ne serait que ce vertige, où le soleil glisse d’un
côté du globe et puis de l’autre ? Qu’est-ce
que le soleil me disait ce matin-là ? Il embrasait aussitôt
chacun de mes mots, dès que je faisais mine d’ouvrir la bouche,
il était le seul spectacle, l’unique orchestre, et me priait
de me taire. Chaque jour, voilà tout, me disait-il, tu reçois
de toi-même de bonnes ou de mauvaises nouvelles, et tu creuses,
d’autres chantent, toi tu creuses, tu te trifouilles, tu te manges
l’âme en salade et quelque part, aussi, tu crois aux nues.
Tu peux les croire, tu atteindras le cœur de la nuit, où le
rire et le sel ont la même saveur, tu en atteindras le cœur
et tu le feras sauter.
Retour à Rennes
Je rebasculais dans la réalité rennaise. J’achetais
un bouquet de roses et filais droit chez Charlotte. Elle ne répondit
pas à mes coups timides, essorés, sur sa porte. C’est
qu’elle était avec son amant, thomas, un tout jeune homme,
qu’elle qualifiait de « bavard, arrogant et vaniteux »,
qu’elle préférait à moi parce qu’elle
ne l’aimait pas, qu’il ne l’aimait pas, et que les choses
ainsi étaient bien plus simples, pour elle, qui sortait aussi d’une
longue relation qui avait fini mal. Cela, je ne le savais pas alors, je
faisais la planche dans ma féerie, j’avançais en souriant.
Si elle n’était pas chez elle, alors où irai-je la
trouver ? Je rechignais à l’appeler. Je voulais lui faire
la surprise. Je songeais aux Beaux Arts, où elle était étudiante.
J’errais, mon bouquet à la main, dans les couloirs absolument
vides de ce temple scrogneugneu, de ce tout petit monde totalitaire, où
l’on vous parlait d’Art, mais où on ne vous le montrait
jamais, ou alors décervelé, emplafonné dans le cul-cul
humain, dûment étiquetté, servi dans une tambouille
qui en passait tout le goût. Les Beaux Arts sont un gruyère.
On ne sait même plus ce qui y est intéressant : la chair
ou les trous. Je passais dans des salles, où étaient compilées
ensemble, les unes à la suite des autres, de longues chaînes
d’ordinateurs. Quelques étudiants fixaient avec une concentration
artiste les écrans bleus. Je crois qu’ils ne me virent même
pas.
J’appelais charlotte finalement. Tiens, elle était chez elle
! J’y étais passé ? C’est qu’elle devait
dormir encore à poings fermés. Pouvais-je venir maintenant
? Heu… Maintenant, maintenant ? Oui, mais, c’est que…
J’étais déjà en route.
Nous avons eu une petite explication, charlotte et moi, quand j’arrivais
avec mes fleurs. Elle était honnête, faut reconnaître.
Étais-je jaloux ? Non, je ne crois pas, pas si tôt. Et puis
nous n’avions échangé aucun serment. Les choses s’annonçaient
plus compliquées, avec des profondeurs sous la surface, voilà
tout. Je n’ai pas voulu considérer alors que la réalité
se désemboîtait. Je la retrouvais, j’imaginais que
c’était notre histoire qui était en train de se faire,
celle de notre avenir, d’où on pourrait se regarder un jour,
en sirotant un chocolat. Pour ça, faut bien des péripéties.
Alors moi je lui ai parlé, à demi-mot pour pas l’effrayer,
de la façon dont elle me plaisait, dont j’avais pensé
à elle, c’est-à-dire beaucoup, mais en rampant comme
un être nonchalant aussi, pour bien lui montrer que je ne voulais
pas non plus courir, que moi, pour ce que j’en savais des promenades
de la vie, justement j’en savais rien. Quoi qu’il en soit,
aussi sous-marin que j’ai voulu être, mon désir, mon
envie de la certitude à deux et pour deux, j’ai rien pu lui
en cacher. J’ai bien vu par la suite. Avec mes fleurs et mon discours,
j’ai bandé moi-même les élastiques de mon siège
éjectable.
Ce qu’elle avait bien calculé, au fond, charlotte, avec un
regard d’aigle, c’est que je n’étais pas amoureux
d’elle. Je m’obstinais juste à le croire. Ce n’est
pas simple de savoir faire la différence entre tomber amoureux
et imaginer qu’on tombe amoureux. Tomber amoureux pour de bon est
déjà une opération de l’imagination. Alors,
si moi, jeune homme trop pressé de me refaire une santé
en amour, je ne comprenais pas tout seul ce tour de passe-passe, charlotte
était là pour me divulguer le truc, m’expliquer comment
et pourquoi je me racontais des histoires.
La Plagne, Le Bourgneuf la Forêt,
février – mars 2003.
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