La Galerne

« Je ne suis rien.
Je ne serais jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, j’ai en moi tous les rêves du monde. »

Fernando Pessoa

« Qu'étais-je venu faire dans cette « Galerne »? »
Il y a peu, en regardant, un jour d'ennui, un reportage à la télé sur les premières expéditions du Grand Nord, je notais l'annonce passée par un explorateur anglais pour trouver un équipage :

On recherche des hommes
pour voyage dangereux,
faible salaire,
froid mordant,
longs mois d'obscurité,
retour aléatoire.

J'y trouvais ma définition personnelle de la vie, de ce qu'était devenue la mienne - une lente dérive nocturne, d'où je ne reviendrais pas. Quelque chose en moi avait agonisé, puis s'était effrité en miettes, s'était dissout et avait fini par larguer définitivement les amarres. J'étais rincé, poncé comme un galet, délié.
À 26 ans, je m'imaginais parfois n'avoir déjà plus d'avenir. En revanche, je conservais toujours l'ardeur imbécile pour ne pas me plaindre plus que d'autres. Je mangeais sans appétit le morceau d’une rupture avec une semi-divinité, qui m'avait servi de religion six ans durant. Je devais à un ami, par des détours compliqués, de m'avoir rendu le gâteau encore plus dégueulasse au goût. J'étais comme un pauvre con à bord d'un train sur une voie de garage, mais j'en avais soupe de poser des rails et des traverses, marre de m'échiner, de dégobiller, de causer, de chercher à expliquer, raz le pompon de tenter des évasions de prisons en prisons. Dans cet invraisemblable obscur mic mac, au fuselage comme du béton, aucune réponse ne pouvait plus percer, seulement se propager comme de la mauvaise herbe la certitude d'être déjà écrit, scannérisé jusqu'au trognon, digéré jusqu'à l'os, fait comme le plus mort des rats. Piégé. Et pourtant, de partout, on me poussait encore à m'élancer. Je n'écoutais plus, je ne percevais plus leur voix, je bouillais, je sentais glapir et monter, grandir, une de ces fureurs en moi, un dégoût, une haine, une eau noire, qui contredisait les lois les plus élémentaires de la physique en ne s'évaporant pas à cent degrés, en ne me quittant plus. Je gardais mon maelström pour moi, j'en voulais à la terre entière, mais je n'en pipais mot. La capsule paraissait bien étanche, ne filtrait rien et tiendrait le coup, mais je la savais aussi si tremblante et brûlante, maladive et nerveuse - soleil atterrant d'existence, de misère, de violence et d'horreur, prompt à creuser des rigoles de magma en tous sens sous la terre, à faire voler tout le décor en éclats - que l'envie me titillait sans arrêt de la balancer comme une bombe contre n'importe quelle paroi autour de moi, être vivant ou chose.
La vie s'était occupée de moi, m'avait caressé de ses piquants, frotté avec du gravier et du verre pilé, défait. Elle avait fait, somme toute, en sorte que je devienne suffisamment méfiant et terrorisé, pour me résoudre à simplifier mes vues, pour accepter sans condition de réduire mon bonheur à du très humain, exempt de toute pensée révolutionnaire ou de métaphysique brouillonne, de manière à ce que je ne désire plus seulement que me ménager un confort bien individualiste et ordinaire.
La vie est un ignoble marché : « si tu ne veux pas connaître le traitement à l'électricité, la gégène existentielle, la tristesse permanente sur ton visage ou un esprit torturé qui te ne donnera jamais aucun répit et t'égarera si loin, que l'idée même de bonheur en deviendra pour toi absente - si tu ne veux pas souffrir, deviens un petit homme, accepte d'être commun et déterminé, jouis des joies ordinaires, apprends à les reconnaître et à t'en satisfaire, sois bon, sois doux avec toi-même, traite-toi comme un convalescent, polis soigneusement et avec reconnaissance les barreaux de ta cage, apprends que ce n'est pas toi qui est lâche, mais la vie qui te force à ne pas rutiler jusqu'au cosmos, rappelle-toi que tu es seul dans ta peau et que personne ne peut t'aider, que les civilisations des hommes de tous temps n'ont pas fonctionné autrement, que le seul remède à cette farce est l'art de la respiration, donc respire, ne crache pas du feu, ne souffle pas de souffre, n'oublie jamais quel âne en culotte tu es, ne te résigne pas, mais conçois que ton intelligence s'arrête à une frontière, au-delà de laquelle tout est trop dense, misérable et insensé, rien que du xénon empoisonné, respire, respire, hume, flâne, plisse les yeux au soleil et tais-toi!»

J'en étais donc à vivoter dans ces joyeuses perspectives, me remodelant, me spécialisant de manière autodidacte dans la couture du moi et de la volonté, subsistant, à droite, à gauche, avec de petits boulots. La vie, qui passait par là, m'a jeté un coup d'œil et en constatant que je n'étais plus cet être enragé, a décidé qu'elle en avait fini avec moi. Pour l'instant. Le monde a repris des couleurs, les angles se sont arrondis et j'ai rencontré charlotte, comme une chance offerte par un bon génie, belle, souriante et fraîche, venue me souffler qu'il existait toujours du lointain, du possible et de l'inconnu et me proposer, comme si j'étais un chat qui en possédait neuf, de doucement m'engouffrer dans ma deuxième vie. J'ai flâné un temps autour d'elle, je me suis laissé aller à un heureux frémissement, à fantasmer sur ce que nous pourrions sereinement devenir, et puis la réalité, occultée un moment, est revenue me présenter la facture d'un remboursement bancaire. Mes parents, bien étrangers à mes réflexions, me pressaient également de remplir un rôle quelconque et de cesser, par pitié, de brasser de l'air. J'ai consulté les offres d'emploi sur Internet et j'ai déniché un poste de serveur dans les Alpes. Cela me semblait tout à fait approprié : logé, nourri, enneigé et montagneux, éloigné, un poste avec lequel je pourrais me refaire, me réapproprier une confiance et un tempérament, avec lequel je pourrais meubler le temps nécessaire pour achever ma « convalescence ». Un boulot qui devait me conduire jusqu'en avril et, peut-être même, me permettre de temps en temps de skier.
Charlotte m'a accompagné sur le quai de la gare. Je m'autorisais joyeusement de me prendre pour Corto Maltese ou Humphrey Bogart et, une fois jouée la scène proverbiale des adieux, une fois que le contrôleur ait fait claquer le clap final, je suis parti pour La Plagne.

Je rejoignais à La Plagne une équipe baroque, haute en couleurs, dans le bar-créperie-brasserie « La Galerne ». « Qu'étais-je venu faire dans cette « Galerne »? »
Nous servions des crêpes et des galettes à toutes heures, snack le midi et spécialités savoyardes le soir.
La patronne était une bonne femme coriace, une bretonne dure comme la pierre, un sourire carnassier, un cou de taureau et des poumons musclés. Monique, comme elle s'appelait, régnait sur sa galère, depuis ses deux galettières, et ce comme un nègre féroce martelant le rythme des rameurs sur ses deux tambours.
- Roule! roule! roule! Allez, allez... bouge! bouge! Tiens-toi droit bon sang! Pas si épaisses les tranches de pain! Pas plus de quatre par corbeille! Holà, mais c'est de la charpie ce pain! Respecte le pain, imbécile! Tu sais pas couper du pain?! Abruti! Tu veux mon poing dans la gueule!?! Tes additions sont faites?! Où en est la dix? Et la quatre! Va me chercher de la chantilly! Tu te presses, oui! ... J'ai fini ta commande? Bon, alors, roule! mais roule! dégage de là! Hors de mes pattes! Je ne veux plus te voir!
La tension avec laquelle elle s'évertuait à brouiller nos cerveaux à chaque service était si physique, que l'on pouvait y enfoncer les doigts comme dans du beurre. Elle se donnait tout le mal qu'elle pouvait pour déchaîner les foudres de l'Enfer sur nos têtes, qui avaient bien autre chose à penser que d'esquiver ses attaques, accaparées qu'elles étaient par les commandes en rafales et le service. Tout le monde en prenait pour son grade, les serveurs, les commis, la plonge... Cependant, après chaque orage, comme on remonterait un pendule, elle tordait comme elle pouvait sa bouche en un sourire et s'inquiétait paradoxalement de nous, faisait pleuvoir les louanges et nous maternait avec une fausse sollicitude :
- Ca va, toi? Tu fais la gueule? Si t'es pas content, tu peux partir... Non? Mmmmhh... Tu n'as pas bonne mine! Tu as bu? Tu as mangé? Il faut boire surtout, il faut boire beaucoup à la montagne!
À bord, le maître après Dieu, c'était le cuistot, un vieil homo misogyne et piquant, une crème, un tendre, un lettré, un artichaut qui se travestissait en chardon pour maintenir les distances et ménager sa paix. La Paix! Il avait fait la vie, il avait couru les cuisines des plus grands restos d'Europe, il avait même été chef à New York, il avait connu La Callas, qui un jour lui avait fait quitter sa cuisine pour pointer un doigt sur son cœur et lui désigner de cette manière "la seule richesse possible" ("Une grande dame, La Callas, et intelligente!"), il avait traîné sa carcasse 58 ans durant et maintenant il n'aspirait qu'à La PAIX.
Il ne voulait pas faire la saison cette année. On était venu le chercher en voiture pour être sûr qu'il ne filerait pas à l'anglaise, qu'il ne se débinerait pas, « et puis bon... et c'était délicat de refuser vis à vis de la famille... » (sa nièce était la petite amie du fils de la patronne). En deux mois, il n'avait eu droit qu'à deux jours de congé. Sans lui, tout s'écroulait, tout s'effondrait! Plus de plat du jour, plus de resto, plus rien! Il était le premier arrivé à sept heures du matin et il partait un peu avant nous, une fois bouclé le dernier service, alors que les derniers clients finissaient leurs desserts. Nous, nous attendions qu'ils déguerpissent pour vite dresser les tables et passer un coup d'aspirateur avant de nous évanouir à notre tour. Les commis, eux, faisaient le ménage en vitesse dans la cuisine.
René, le cuistot, buvait toujours un coup avant de partir, vissé au bar par la fatigue. C'était le moment, comme les choses se décantaient, que la fin s'annonçait et que les clients encore présents nous avaient généralement oublié, où nous en buvions un également. Si monique était de bonne humeur, si la recette avait été bonne, où si elle était trop obnubilée à ruminer les plans de son futur restaurant, nous en profitions aussi pour griller une cigarette, mais en restant pudiques, discrets, en nous fondant dans le décor tout de même! Car si elle sortait de sa léthargie et nous apercevait fumer, autant dire que ce doux moment de répit était impitoyablement mâché, déchiqueté, pulvérisé. Béranger, mon jeune compère, dont je dresserai un petit portrait par la suite, avait pris l'habitude de fumer planqué aux chiottes. Pour ma part, je n'ai jamais pu m'y résoudre. Je n’étais plus à un âge, où apprivoisant l’expérience l’on flirte naïvement avec les interdits, caché des adultes derrière des paravents de papier chinois.
René avait pris ma petite gueule en affection et j'ai deviné qu'il avait intercédé un jour auprès de la mégère, pour qu'elle me foute la paix. Il ne supportait pas qu'on aboie inutilement après les gens (surtout lors d'un service de deux cents couverts, où les erreurs étaient inévitables, mais, somme toute, jamais tragiques - il ne s'agissait que de bouffe, merde!). Que l'on manque de considération aux gens, il supportait pas, René!
- Moi, j'en ai eu des gens sous mes ordres, des tribus de crétins congénitaux même, des branleurs qui savaient pas distinguer une carotte d'un navet... et je peux aussi avoir un langage sacrement crû! Mais jamais je leur ai parlé comme à des chiens, pour les rabaisser, pour les humilier. J'ai toujours su donner mes ordres poliment, moi! Tiens, regarde mes deux monstres... et bien ces deux-là, ils en font des conneries! Et pourtant ils feraient n'importe quoi pour moi, ils se coupent en quatre quand je leur demande quelque chose! Parce que je ne leur ai jamais manqué de respect, j'ai toujours privilégié ce qu'il y avait de bon en eux. Moi, je ne prends que ce qu'il y a de bien en chacun - le reste, je m'en fous! La vieille, elle peut pas comprendre ça, tu la changeras pas!
La vieille, de fait, contre toutes les apparences, c'était un caractère faible, qui ne savait en définitive exprimer son autorité autrement qu'en grinçant de toutes ses dents. Un être schizophrène et pathétique, à qui nous servions de psychothérapie à chaque service. Un être qui avait toute sa place caricaturale dans un roman, mais qui aurait dû laisser la réalité en paix. Enfin bon, cette chose existait, c'était impensable!
- J'suis pas Lacan, moi, je refuse de lui servir de cure soir et midi à cette folle, que je lui ai dit, un soir, au cuistot.
- Je sais bien..., qu'il a répondu – et on est resté comme deux cons à contempler le liquide lumineux dans nos verres, perdus dans un entrelacs de réponses et de solutions, qui s'aspiraient toutes les unes des autres, comme des serpents qui se mordent la queue, si bien qu'on savait plus quoi dire.
Il faut dire aussi, que là-bas, la fatigue, les rhumes, les sinusites, la fièvre, l'alcool, ça arrangeait pas nos intellects.

Un des trucs qu'il avait trouvé, le cuistot, pour se lâcher un peu, c'était de s'en prendre à une jeune serveuse, Anne. Anne, elle, elle avait bien compris que c'était un pis-aller, aussi elle laissait faire avec complaisance, et même, elle se marrait. Il la poursuivait, une carotte énorme ou une saucisse poisseuse dans une main et il lui hurlait : « Tu la veux celle-là, hein, morue, pouffiasse!! Chienne en chaleur! Tu la veux, hein, la rouquine!?! Ca te calmera, tiens! Dès le matin, à me faire chier dans ma cuisine, celle-là : "Et c'est quoi le plat du jour, et c'est quoi l'entrée du jour, et nanana et nanana et le dessert du jour, c'est quoi?" Qu'est ça peut t'foutre?!? Pouffiasse! Tout c'qu'tu veux, c'est t'faire troncher! Prends cette saucisse, ça ira mieux! Ah, celle-là, celui qui la baisera, faudra lui donner une médaille! »
Il ne fallait pas s’y tromper et y regarder à deux fois. J’aimais la simplicité de ces deux-là, cette prodigalité mutine dans l’adversité martelée cruellement au jour le jour par monique, leur générosité complice. Avec presque rien, un peu d’humour et quelques dispositions pour purger l’autre avec un peu de soi, on peut réussir à se maintenir longtemps la tête hors de l’eau.
Il savait donc se soulager. Mais moi, je n'avais personne à qui m'en prendre et puis ce n'est pas mon genre. J'aurais toujours pu me retourner contre monique, fomenter une mutinerie, m'emparer de la sainte Barbe et monter à l'assaut, mais j'étais constamment sur le fil. Elle n'attendait qu'un prétexte, la garce, pour me vider et j'en étais encore à vouloir tout de même m'enraciner un peu. Je souhaitais du solide, c'est bien naturel et je me disais que ça se tasserait ensuite. J'en étais à la phase de curiosité, où les habitudes s'aménagent et sans lesquelles nous ne pouvons rien, aussi je filais doux. Puis il faut dire aussi que pour pouvoir se lever le matin, monique, elle devait renifler dans l'air qu'elle jouissait sur nous d'un pouvoir absolu, que nous étions aussi remplaçables que des vieux chiffons. Si jamais elle se sentait défiée, qu'elle s'apercevait que nous étions si excédés que nous étions prêt à en découdre et même à lui laisser le choix des armes pourvu qu'elle relève le gant, elle se défilait toujours, elle s'arrangeait pour disparaître, le temps que ça se calme, que la rage se dilue bien dans nos veines, puis elle réapparaissait, tout sourire, bonhomme, avenante, histoire de bien nous embrouiller et que nous ne sachions plus comment formuler nos griefs. Elle savait moduler les contextes, jouer avec le réel, tout en comptant sur notre fatigue et notre lassitude, de manière à faire germer tout un tas de doutes en nous, de manière à ce qu'on soit plus trop sûr de ce qu'on lui reprochait vraiment, à elle, qui nous offrait du boulot, qui nous nourrissait, nous logeait, nous apprenait un métier, etc., etc.
Le rafiot prenait donc eau de toute part, la coque menaçait de se fendre en mille morceaux à toute heure, cependant des mauvais djinns ou l'étrangeté complexe du monde se chargeaient d'écoper et l'histoire continuait d'avancer, tremblante, brinquebalante, invraisemblable, fumante, tendue à en craqueler de toute part et parée à nous exploser à la gueule à la moindre secousse. Le show tenait du miracle, mais pourtant nous le présentions ponctuels tous les jours, tous les soirs. Chaque nouvelle aube, c'était Broadway, même si les coulisses et la scène étaient rongées jusqu'aux mites.

Je travaillais donc douze heures par jour, en dormais cinq ou six selon, écrivais, dessinais ou restais tout simplement prostré accoudé au bar de « La Cheminée » pendant les 120 minutes de pauses de trois à cinq et partageait les quatre heures restantes entre les douches du matin et le temps précieux à repousser l'heure du coucher en buvant des bières le soir. Vers vingt-trois heure, minuit, après le travail, en prenant conscience avec effroi que dès neuf heures nous serions de retour sur les planches, nous fondions toujours, moi, Béranger, le cuistot et les commis, sur la « Cheminée », comme un essaim de brebis affolées voulant se cacher d’un dangereux prédateur, recherchant une issue, tentant tant bien que mal de nous changer les idées, nous efforçant de creuser un tunnel dans ce cauchemar, en buvant comme si le temps était suspendu et nous était alloué pour l'éternité. Mais les trotteuses de nos montres filaient sans que l'on puisse nullement tirer sur leurs rênes, elles nous donnaient des suées à les entr'apercevoir galoper. L'alcool, la fatigue et les médicaments, que j'avalais de surcroît pour ma part, comme des bonbons, pour soigner mon nez devenu une centrale nucléaire et ma gorge un goulet obstrué de lames de rasoirs, accéléraient encore ces vertiges et bientôt nous étions cliniquement morts, aspirés dans un coma, qui n'était même pas du sommeil et dont nous sortions le plus souvent en sursaut en empoignant le réveil, pour voir si nous n'avions pas dépassé l'heure fatidique et anéanti nos perspectives d'avenir savoyardes.
Chaque jour, en constatant sans plaisir que les prochaines heures ne démarraient par aucun manquement au devoir, je me glissais alors, reconnaissant, dans ma peau de larbin et les démangeaisons commençaient aussitôt. Les premiers temps, j'arrivais tôt à la « Galerne », à la suite de René, pour me ménager le loisir de déjeuner tranquillement et peut-être même, de penser un peu, en accompagnant cet ersatz de vie intérieure d’une ou deux délicieuses cigarettes roulées. Mais je ne tins pas le rythme longtemps et je dus bientôt renoncer au thé le matin, ne possédant plus le quart d'heure nécessaire à vider la théière. Je me contentais dorénavant d'avaler en vitesse un café en fumant la moitié d'un clope. Aussitôt, je passais l'aspirateur, je brossais les chiottes, je dressais la terrasse, je la balayais, je lavais les vitres, je triais les cartes de menus, je rinçais et remplissais les pots de moutarde et de ketchup, je remettais une couche de combustible dans les petits réchauds à fondue. Je devais toujours m'activer, toujours paraître accaparé, ou bien recevoir les coups lacérant des éclairs de Zeus. Néanmoins, cet aspect ménager du job comptait parmi les heures les plus tranquilles, les plus molles, parmi lesquelles nous dénichions toujours quelques secondes en creux, où nous tapir un moment pour nous la couler douce, hors de portée des miradors de monique. Venait ensuite, en trombe, comme une herse qui tombait violemment sur le monde, le siècle de vitesse du service - et alors un des commis en cuisine imitait toujours le bruit de la sirène d’alarme d’un sous-marin et hurlait, hilare, dans ses mains en cornet : « ils arrivent ! ils arrivent ! » - et cette fois les heures devenaient des murs si rigides et si lisses que nulle part nous n'aurions pu échapper aux orgasmes rugissants de la patronne.
Béranger et moi, nous prenions les tables d’assaut, à peine les gens assis, pour prendre les commandes avec de magnifiques sourires de faux cul – nous nous battions presque pour cela – puis on rappliquait dare-dare en cuisine pour leur annoncer la couleur. Pour les crêpes et les galettes, nous nous adressions directement à monique. Nous devions alors rester plantés là, au garde à vous, le temps qu’elle étale sa pâte. On la regardait cuisiner droits comme des « i », prêts au premier hochement de tête de sa part à lui refiler l’assiette qui tremblait dans nos mains. Elle ne laissait jamais le temps aux aliments de cuire, elle te balançait le jambon, les œufs, les champignons, le fromage râpé, au milieu d’une mare de pâte pas cuite, elle nous arrachait l’assiette des mains, elle y jetait la crêpe informe et puis « roule ! »
J’avais atterri à « La Galerne » grâce à la recommandation bidon de momo. Monique, quand elle avait reçu le fax de mon CV, y avait lu le nom du resto, « Le petit soleil, spécialités orientales », et les avait appelé. Il n’y avait pas été de main morte, il m’avait taillé un costume royal, du sur-mesure :
- Oh, yann, c’est un excellent serveur ! Y bosse dur et puis il passe très bien avec les clients, toujours très gentil, plein d’humour, avenant, efficace, serviable…
Monique, qui avait gobé sans peine la supercherie, quand elle me voyait courir à perdre haleine dans tous les sens, en sueur, affolé comme un bourdon, n’oubliait jamais de me rappeler de quelle espèce de cloaque de faignants elle m’avait tiré d’affaire:
- Ah, t’es pas chez les arabes ici! Tu peux pas t’la couler douce ici ! Nan, nan, nan, nan… Y faut courir! Hè, ça t’change, hein ? C’est plus aussi relax qu’avant…
Le midi, je gérais la terrasse, vaille que vaille, qu'il vente, qu'il pleuve ou qu'il neige, et il y eut même ainsi des jours délirants, où il faisait si froid que pas un client ne se serait risqué à s'y installer, mais où, cependant on me priait de faire les cent pas pour la « meubler », pour attirer le chaland, sans écharpe, sans bonnet et sans gants, parce que ces accessoires hivernaux présentaient vulgairement! Je me souviens que je sortais avec l'éponge mouillée pour passer un coup sur les tables et qu'elle gelait instantanément dans ma main. Si j'osais entrebâiller la porte pour renifler un peu de chaleur, on me hurlait : « Dehors! Sur la terrasse! Tu n'as rien à faire ici! Dehors, dehors! »

Je devais, pour achever de colorer la farce dans les tons les plus chatoyants, m'arranger et partager un minuscule studio avec un jeune homme de 20 ans, B éranger, vendu par le sort à ces négriers le même jour que moi. Les adultes, à force de brimades et de piques cruelles, étaient parvenu à lui faire perdre toute confiance en lui, à en faire un chien errant craintif et teigneux, à le rendre assurément cinglé et terrorisé par la vie, le monde, les humains et en particulier, parce que son cerveau était un laboratoire freudien, les filles. Sa mère, à ce qu'il m'en contait, l'avait tellement harcelé et torturé, que tout en recherchant désespérément, maintenant qu'il pouvait conduire seul sa trajectoire, l'affection des filles, il réclamait tout autant exercer sa vengeance sur elles. Il était pris dans ce nœud et il ne savait pas par quel bout de la corde tirer pour le délier.
Au départ, béranger s'en tirait très bien, mieux que moi en vérité, formé qu'il était à l'école hôtelière. Mais il m'avait prévenu : « À chaque nouvel emploi, c'est pareil! J'assure les premiers jours et puis je me barre en vrille! » De fait, il en était à son cinquième établissement depuis le début de la saison. Soit il les avait quitté de son propre chef, dans un de ses moments d'impulsivité irascible, soit ses patrons l'avaient surpris à voler et, uniques juges augustes de leur monde, vidé. Cleptomane, il l'était pathologiquement béranger! Si bien que je le mis en garde : « Mon petit gars, j'ai rien contre toi et je crois même que l'on peut s'entendre... Mais si tu me fais une entourloupe, si tu me crées une embrouille, où que tu sois je te retrouve et je t'arrache la tête. »
Je n'ai pas l'habitude de parler aux gens de cette façon, mais il valait mieux insister sur certains cloisonnements fondamentaux. Il m'a jaugé - il scrutait ma détermination - il a semblé se livrer à un rapide calcul, puis il a rétorqué :
- T'as l'air sérieux quand tu dis ça... T'as de sacrées épaules aussi! Tu m'éclaterai, non?
- Oui.
- Bon, il n'y aura jamais d'embrouille entre nous.
J'ai fait ce que j'ai pu pour ce petit bonhomme. J'ai essayé de le tenir, de le paterner sans que ça en ait l'air et de lui restituer un minimum de confiance. Béranger était un défoncé perpétuellement en manque, toujours errant à la recherche d'une furieuse bouffée de joint ou autre. Il branchait n'importe qui sur le trajet de l'appartement au restaurant, ou du restaurant à l'appartement en passant par la "Cheminée". Je ne m'en mêlais jamais, je toisais ses "amis" dealers en gonflant ma musculature et le plantais là sans sommation. Ça le gênait. Constamment fauché, il s'acharnait également à croire que je lui glisserais un billet. Il ne tardait pas à trotter pour me rejoindre. Il radotait chaque jour qu'il ne comprenait foutrement pas à qui il avait affaire. Ma personnalité lui demeurait une vitre sans teint, opaque, qu'aucune de ses analyses décousues et incultes ne lui permettait de forer. Béranger s’occupait aussi de la déco du studio. Il recouvrait chaque jour un peu plus les murs de posters de filles à poil et de ses paquets de cigarettes vides. Ainsi voguait la galère. J'avais toujours un bras tendu contre sa poitrine pour lui rappeler les distances. On s'arrangeait grosso modo.

Une nuit, une nuit avec une longue queue de poisson et un beau timbre de voix, où l'idée de s'être porté volontaire pour ce séjour dans le septième cercle de l'Enfer se faisait plus lourde, nous tassait davantage les épaules et nous pressait de gagner un peu de leste sur notre longe comme autant de répit, nous avons suivi le cuistot dans une boîte de nuit. Béranger a commandé une bouteille de Gin et trois verre que René a payé, puis est allé se perdre au milieu de ses chimères sur la piste de danse. Il ne m'a pas fallu longtemps, pour ma part, pour atteindre mon point de résistance. « Qu'étais-je venu faire dans cette « Galerne »? » Je me laissais aspirer, affalé sur la banquette de moleskine, par l'absurde vertigineux du monde, je n'en revenais pas d'accepter jusqu'à quel point les humains avaient pu dériver, je refusais de perdre connaissance devant tant de non-sens, éclairé pourtant au néon comme rien moins que l'ordre logique et ordinaire du monde. La boîte, les clients, la barmaid, suintaient le vide, qui me semblait dégouliner d'eux sous la forme de toiles d'araignée laiteuses. Voir la montagne m'aurait fait du bien. Reprendre mon souffle. Pouvoir, puisque les choses tournaient mal, me détourner des gens et reporter mon attention sur les choses, sur la nature rutilante du monde, et laisser alors simplement agir son baume, lui faire confiance, lui remettre un temps la bride de mon existence et ne plus avoir à me perdre dans des détours trop compliqués, laisser la nature prodigieusement peuplée des lacs, des forêts, du ciel et de tout ce que vous savez, me remettre les idées à l'endroit.
Mais à minuit, à La Plagne, qu'espérez-vous pouvoir faire? La nuit, la montagne est interdite. Il n'y a rien d'autre à faire que picoler, licher, s'estourbir.
Les touristes auront toujours les feux de cheminées, pour les mieux logés du moins, les jeux de société en famille, le temps et l’envie de lire, la possibilité de se chauffer entre soi, bien chez soi, lovés comme des chats au milieu des gants, des chaussettes et des combinaisons, qui gouttent en séchant au-dessus des radiateurs. Ils ont, pour eux, la religion des vacances, leur croyance inébranlable dans leurs vacances, qui se raconteront nécessairement fantastiques, trou rempli de grâce dans la coque de leur routine et par lequel ils auront pu, un peu, se déverser dans l’oubli. À La Plagne, ils ignorent donc la nuit, les masques et les lunettes de soleil les empêchent de rien voir la nuit, ils n’ont d’yeux que durant le jour pour la réflexion éblouissante de la lumière sur la neige. Mais les saisonniers, n’étant pas nés, eux, pour les doux plaisirs, n’ont d’autre alternative que d’aller dépenser dans les bars ce qu’ils ont gagné dans la journée. Les plus enthousiastes pourront toujours, bien sûr, chercher à nouer des relations, se vautrer dans la séduction… Personnellement, ma concupiscence me laissait en paix. Charlotte me demeurait comme une promesse, je roulais avec son souvenir sans férir, je ne voulais surtout pas croire que la vie me jouait un autre tour. Cette ascension, en étant revenu de si bas, me suffisait à toute autre volupté. Je cognais comme une brute sur ma volonté pour la faire filer droit, pour qu’elle m’emmène où je souhaitais aller, un vent se levait, je pouvais de nouveau larguer les voiles et c’était bien tout l’essentiel. Oui, heureux et frissonnant, à en être surarmé et à détruire d’un seul regard tout ce qui grinçait et cahotait et crachait et soufflait dans ce foutu monde, chez ces foutus gens, dans cette foutue ville ! L’envie de ce qui brille, de ce qui fait briller la vie, l’Or, la fièvre d’un autre Eldorado, revenait me grignoter la nuque, se présentait de nouveau habitable. Je voulais y croire. Je faisais attention. Je sondais les tournants dans les couloirs de la station, je me surveillais penser, je ne lâchais plus ma badine. Cette fois, je ne me laisserai pas fissurer. Les fentes, par où s’engouffre la nuit, je ne les laisserai pas me choisir pour terrier.
Nous nous nourrissions, charlotte et moi, régulièrement de textos, tendres, banals. C’était des « Bonne nuit », « Bonjour », « Tu me manques », « Je pense à toi », que nous dépliions doucement pour l’autre, de manière neuve et maladroite, en ne sachant cependant pas trop comment éviter de voir les bords écornés de ces mêmes messages que nous avions échangés, chacun de notre côté, avec nos précédents conjoints. Je fantasmais d’être aimé. Je me laissais porter. C’était bon de se dire qu’une jeune fille m’attendait, pensait à moi, et tout et tout, même si on était présentement éloigné. C’était grisant, ça m’enrobait de sucre. Oh, il était tout de même trop tôt pour dire qu’on était amoureux ! Mais rien que se savoir non pas seul mais deux dans le broyeur de l’existence, ça fait que vous n’en sentez plus les mâchoires.

J’eus tout de même droit à un jour de congé, un mardi - monique, je crois, ayant reniflé, avec un flair sans faille, habitué à sentir ces choses-là, que me pousser un jour de plus, c’était me faire chuter dans la folie et ouvrir chez moi l’infini de la haine rien que pour son petit restaurant, me faire tomber là-dedans, sans plus de retour. J’avais bien pensé profiter de ce répit pour skier, mais je ne pus faire autrement que de me couler dans l’alcool comme dans un bain chaud. J’allai de bar en bar, je ne dépensais pas un radis, me faisant systématiquement payer un coup en échanges de rapides croquis. Au Blue Night, une boîte louche, que le peuple des petits patrons et patronnes jaloux de La Plagne assaillaient de rumeurs, s’acharnant en particulier sur celle accusant le Blue Night du blanchiment de l’argent des mafias de l’Est, le patron me pris en affection, parce que je ne réussis pas trop mal son portrait et que je devinais (pur coup de chance, le Dieu des ivrognes éclusait à mes côtés !) son origine polonaise. Néanmoins, le fait de me cuiter, tout en griffonnant toujours des trucs à droite à gauche, en ne cessant jamais de dessiner et en martelant mon incompréhension, ma fureur toute sociale, de voir que rien n’avait changé depuis l’époque des mines de fer, concernant les conditions de travail à La Plagne, dû engendrer, dès ce moment et sans que je m’en rende compte, une certaine suspicion des gens à mon égard. Cette soûlerie et le simple fait d’écrire pendant mes heures de pauses m’ont en effet vite assuré une réputation d’intellectuel, en tout cas d’un mec nécessairement louche, peu fréquentable. Mes incessantes questions sur les droits du travail (il était pourtant bien naturel que je recherche à couvrir mes arrières dans cette histoire roussie !) mon aisance à parler, mes manières en rien celles d’un saisonnier, firent penser à beaucoup que j’étais un journaliste en reportage, un agent troskiste, que je n’étais de toute façon pas ce que je prétendais être. Le barman de la « cheminée » me fit même cette réflexion, alors que je sirotais tranquillement un thé chez lui : « tu me fais peur, toi ! tu es un intellectuel ! » J’étais un intellectuel, ah ! oui, nécessairement effrayant ! Et une nuit, où je rentrais, vanné, épuisé, au studio par le télé-métro, je rencontrais un saisonnier qui m’informa (premières nouvelles !) que j’étais en vérité journaliste en reportage pour le compte du Nouvel Obs ! Cela lui avait été colporté par la fille du vestiaire du Blue Night dans l’oreille gauche et resusurré par la barmaid dans l’oreille droite! Que voulez-vous de plus tangible, de plus prouvé, d’aussi scientifique et indéniable sur un plan épistémologique? !
Cette conversation, en plus de m’écarquiller les yeux et l’intelligence à en croire que leur globes dans leur orbites allaient se déchirer la panse, me conduisit tout droit, une nouvelle fois, au Blue Night. Un petit détour, avant de rejoindre Morphée et le minuscule territoire du studio, où je pouvais encore cultiver un zest de bon sens et de vérité, en cachette, pour moi seul, en recentrant avec effort mes idées, en faisant le vide, en me nettoyant le cortex sans personne pour me tirer par le bras et me souffler au nez une de ses maladies mauvaises, une de ses pentes mentales, un de ses rhumes raisonnés, une de ses sales réflexions glissantes, glaireuses et mal intentionnées.
Je voulais voir ce qu’il en était vraiment de ces commérages, prendre la température.
Je ne fus pas déçu. Le personnel fut avec moi un très révérencieux majordome, d’un seul tenant : le videur déroula le tapis rouge, le patron lui-même, vint me serrer diplomatiquement la main, mais sans plus me manifester la familiarité des premières fois. Tout le monde fut très poli, aimable, politique et ambassadeur, c’est-à-dire très distant. La barmaid, d’habitude causante, joueuse, séductrice, demeura toujours éloignée de moi au bar, absolument aux aguets, tenant manu militari en respect toute petite chance de moi, d’engager une conversation.
Très amusé, j’ai contenté tout ce petit monde. J’ai exhibé oreillette, portable, carnet et stylo, et ai feint, prenant mon air le plus absorbé, d’écouter des messages professionnels. Je ponctuais l’écoute de ces nouvelles et ordres de ma rédaction de nombreuses notes et commençais, assis à ce comptoir, singeant celui très soucieux de se montrer journalistiquement à la hauteur de sa tâche, de compiler mon futur article. Ce n’était que de bonne guerre et merde aux cons ! Béranger ramena deux types au studio cette nuit-là et ils firent la fête ; mais je dormais si bien, repus, vengé, qu’entre deux rêves profonds, c’est vraiment par réflexe, par principe, que j’y allais de ma tirade outrée et les foutais dehors.
Cet Enfer absurde, ce pic isolé, où l’enfermement, l’altitude, vrombissaient sur les cerveaux à les en rendre atones, fous, rien dans ma vie, ni mon éducation, ne m’aurait permis d’en tomber un peu amoureux et de, peut-être, parvenir à l’excuser. Ce n’était nullement mon monde. Je partageais heureusement cette étrangeté - de cette façon je me sentais tout de même moins seul - avec René, qui me disait : « Ca ira, yann, ça ira. Nous, nos têtes fonctionnent bien. »
Oui, il fallait être solide pour survivre, avoir les rouages bien huilés. Un soir, j’ai appris la mort de Maurice Blanchot. J’ai annoncé la nouvelle à René.
- Ah, merde alors ! Bah, d’un autre côté, il était déjà mort, le pauvre vieux…
À « La Cheminée », on a quand même bu un verre à sa santé, histoire de le saluer une dernière fois. Nous savions l’un et l’autre quelle intimité singulière peut se développer entre un bouquin et son lecteur. Et chacun de notre côté, il nous était arrivé de venir confidentiellement habiter le livre de Blanchot qu’on lisait. Ces lectures-là vous restent. Moi, c’était Thomas l’obscur ; René, L’amitié. Dans le bar, des saisonniers ont surpris des bribes de notre conversation :
- Mais qui c’est ce Maurice Blanchot dont vous parlez ?
- Comment vous savez pas ! Mais c’était un fameux skieur ! Il est mort aujourd’hui ! Il est assez connu pourtant sur La Plagne.
- Ah ? Un skieur ? Bizarre… ben je le connais pas. Bon, ben à la santé de Maurice alors…
- Ouais, à Maurice, l’as de la glisse !
- À Maurice !
- À Maurice !
Pourquoi leur expliquer ? C’était mieux comme ça.

La Plagne a été construite dans les années soixante-dix sur le site d'anciennes mines de fer (l’histoire aime à être ironique). Tout a alors été fait en sorte pour que les gens n'aient pas à mettre le nez dehors, hormis lorsqu'ils s'en vont skier sur les pistes, quand ils quittent leurs appartements et rejoignent les boutiques de location, les supermarchés, les bars, les restaurants, les pizzerias, les crêperies, les saunas, les salons d'esthétique, les cinémas, les complexes sportifs. Une ville, non, pas une ville : une station orbitale, un lieu de transit, un urbanisme trop pressé, sans finesse, rudimentaire, sans aucun recoin un rien préservé, sauvage, naturel, où s’asseoir et lire ou méditer. La station forme ainsi un vaste réseau labyrinthique de galeries, corridors, couloirs, où ne perce jamais le jour et que l'on emprunte, hagard et malheureux, pour se rendre en tout point. Des kilomètres de galeries marchandes, des télé-métros ou bien des œufs pour couvrir les distances entre les morceaux épars de la station qui parsèment la montagne, de gigantesques méga structures, qui m'évoquaient les immenses vaisseaux spatiaux de croisière de certaines fictions et me permettaient de me faire une assez juste idée de ce que serait Mars, une fois colonisée par les hommes. Et cependant, cette coupure avec le monde extérieur, ce pied de nez fait au froid, n'empêchait pas, chez moi, qui arpentais la terrasse de la « Galerne » dans la journée, des engelures et des craquelures de se creuser au dos de mes mains - que je devais sans arrêt tartiner de crème - des saignements de nez soudains à cause de l'altitude ou encore d'impromptues bouffées d'angoisse dues au manque d'oxygène. De surcroît, j'avais toujours la bouche pâteuse et soif. Quelle soif! Bigre, que j'avais soif! D'autres sources, d'autres sources! - il doit bien exister une eau potable quelque part!
J'en avais ma claque! Je rassemblais toutes les pièces de ce puzzle, considérais l'ensemble, triste, terne, moche, moche, moche ! un état des lieux parmi des ruines parcouru en claudiquant et le cœur percé. Je n’avais de ces montagnes plus que cette impression d’un monde à veau l’eau, qui appuyait sur l’âme en la faisant doucement rendre une sale substance toute bilieuse. Ne trouvant plus aucune raison de rester, je pris la décision de rendre mon tablier. J'appelais monique :
- Monique? C'est yann... Je souhaite vous avertir, afin que vous preniez toutes vos dispositions, que je romps toute collaboration avec vous. Dès demain, vous vous passerez de mes services. Je suis prêt à libérer l'appartement dès le moment où vous m'aurez réglé ce qui m'est dû. Dès ce soir, si vous pouvez me payer ce soir.
- Hein?! Quoi! Qu'est-ce qu'il raconte? ... Y me dit que je dois me passer de ses services! Y débloque ou quoi?! Allô? Allô, mon grand? Tu m'écoutes? Tu es soul ou quoi? Tu as bu?
Mais j’étais parfaitement sobre. Elle pouvait bien imaginer qu’on m’avait monté la tête, paniquer, se répandre en promesses, je ne voulais plus faire sa fortune.
- Mais pourquoi? Qui y a t'il mon grand?
- Il y a, monique, que je ne vous aime pas.
Ça la sciait un peu, ça ! Elle ne pouvait comprendre que je n’entretenais pas cette marotte d’aller et venir en tout sens pour me garnir de dollars comme un sapin de Noël, mais pour nourrir un besoin vital de dénicher en dessous des plus triviales tâches quotidiennes de quoi flâner dans des mondes neufs, et que seul cet arrangement sine qua none me garantissait tant bien que mal de me maintenir à 37°, me permettait sans trop de casse de parvenir à adorer la vie. Besoin d’être touché tout simplement. D’accorder une valeur à mes journées. Besoin de peu de choses pourtant – travailler dur dans un huis clos permanent ne me gênait en rien – mais besoin de toucher terre alors dans les moindres recoins, besoin que la vie sorte de terre sous mes pieds, de ne pas perdre l’appétit de l’essentiel. Monique, qui si elle entretint jamais des vertus du cœur, ce fut alors comme des habits qu’on ne réserve qu’aux grandes occasions, monique, ainsi, se cognant partout avec des vociférations méchantes, ne pouvait, au contraire, que me déborder, m’échouer comme une coquille de noix, ne pouvait que me rendre infiniment malheureux, fané par ses haines et ses mauvaises humeurs sans logique. Elle n’avait pas conscience, enragée capitaliste, qu’en tant que patronne, elle avait des droits, mais aussi des devoirs, celui incontournable, entre autres, d'être poli envers son personnel. Elle était inapte à concevoir que des « ouvriers » s’attachent à l’idée que le monde soit un peu rond, que la fortune ne profite pas au seul plus fort, mais soit entreprise pour, finalement, arranger tout le monde. Que celui qui décide cette chasse à la fortune le premier, l’entrepreneur, ait davantage, même, de responsabilités que les autres, puisque n’ayant pas à lui une seule fin, cette fortune précisément, mais aussi en arrière plan l’objectif de la partager avec les rabatteurs qui la traquent chaque jour pour lui, que celui-là doive donc être plus gentil que les autres et non pas moins puisqu’il prétend diriger, cela, tout cela, ça lui passait largement par-dessus bord à monique. De l’attention, de la psychologie, des possibilités à compacter l’expérience et à la trier, de la temporisation, des talents de médiateur, de la distance face à tous les petits évènementiels, de l’autorité, une humeur égale, une posture auguste, de la volonté, de la gratitude, le réflexe de veiller à ce que des employés se reposent suffisamment, à ce qu’ils se sentent bien, à ce qu’il ne leur manque pas trop ou bien rien que du superflu métaphysique contre quoi on ne peut rien – toutes ces capacités que requiert la condition du mammifère chef d’entreprise, monique ne pouvait en prodiguer aucune. J’avais fini par admettre qu’elle demeurait interdite à l’idée que ses employés pussent envisager travailler dans l’affection de leur emploi, pussent aimer s’investir pour elle. Elle en aurait perdu le mépris avec lequel elle nous traitait et la logique de son monde se serait désintégrée. Le mépris est la bonne conscience du patron, son assurance que la terre tourne dans le bon sens. Les employés n’ont pas à aimer, ni leur travail, ni leur patron. L’ordre cosmologique de monique distribuait ainsi les places dans l’histoire : il y avait les maîtres et puis les esclaves. Proies et prédateurs. C’était le Destin, celui brandi par les romains comme terme d’une explication universel, celui encore qui ordonne dans l’absolu la religion indienne. Une fois le sort jeté, il n’y a plus à revenir dessus. On doit s’y ranger sans rémission. Le reste, tout le reste, importe peu. Dérives, hérésies et discussions.
« Tu fais ce que tu veux », fit-elle en dernière sommation. Je pouvais en effet faire ce que je voulais et lui tirer ma révérence, elle jetterait son filet dans la nuit et tout plein de petits poissons s’y jetteraient à leur tour, trompés par les luminescences illusoires de ses leurres, de ses appâts.
Le lendemain matin, je me présentais à neuf heures tapantes à « La Galerne ». Béranger, qui m’avait sauté dessus dès le réveil, n’avait dès lors cessé de me mettre en garde : « T’as intérêt à être en forme ! Elle a promis de te pulvériser, de t’écraser, de te piétiner, de t’écrabouiller… ! ! Elle en a pleuré de rage, tu sais… Et puis elle a été, bien sûr, exécrable avec tout le monde. » Je le regardais en secouant la tête. J’étais tout calme, je me sentais merveilleusement bien. Le goutte-à-goutte sonore de l’évier qui fuyait m’enchanta de m’évoquer « Blue Moon » et je me mis à siffloter Elvis en mesure. Matinée radieuse. Pourquoi étais-je venu dans cette « Galerne ». Sans doute, parce qu’alors j’ignorais que la « Galerne » était un vent d’Ouest-Nord-Ouest, à la capacité de fumer les esprits comme des jambons, de les sécher, de les raidir, de les casser comme des petits bruits de rien du tout trop secs.
Dès mon arrivée, monique me tendit une enveloppe contenant quatre cent Euros. Sans vergogne, la monique, culottée, elle provoquait une certaine admiration tout de même. C’était la même admiration que j’avais parfois ressentie, quand elle engueulait les clients sans manière, maîtresse chez elle.
- Vous vous foutez de ma gueule, monique ? !
- Tais-toi ! Tu prends ça et tu dégages !
Oh, non, je n’allais pas dégager. Je lui mis sous le nez le cahier, où j’avais inscrit, jour après jour, toutes mes heures. En quatorze jours, 144 heures, 72 heures par semaines. Sur la base du smic hôtelier, soit 36 francs à l’heure… en étant, par ailleurs, assez bon, assez con, pour omettre le tarif adjoint aux heures supplémentaires… et en ôtant même - ça c’était toute ma nature lèche-la-loi qui s’exprimait et il n’y a rien à faire contre ça - une heure par jour pour le repas… et quand bien même, pourtant, à la « Galerne», le repas du personnel ne dépassait jamais quatre minutes sous les ordres cinglants de monique de se ruer fissa dans les brancards… bref, elle me devait, au bas mot, 740 Euros. Autant dire, j’étais pas non plus si naïf, je pouvais me brosser ! J’ai proposé un consensus, 650 qu’il lui coûtait seulement mon consensus.
- Consensus, quoi consensus ! ? ! Parle français déjà, petit con ! Ce sont tes heures ! Regarde un peu !
Monique, assez folle pour se penser omnisciente, pour croire que la réalité elle pouvait l’ouvrager comme ça l’arrangeait, comme s’il s’était s’agit de son rubicube, elle a arraché la feuille de mon cahier et elle l’a déchiré. Là, j’étais plus d’accord du tout. J’étais très fâché. Je l’ai rejoint derrière le bar. J’avançais menaçant.
- Tu vas me frapper ! Tu vas me frapper !
C’était une bonne idée, ça aurait rétabli l’équilibre, elle n’aurait plus eu tous les torts. Mais non, moi, pacifiste et républicain, j’ai sonné la gendarmerie. Je suis tombé sur ce brave gars Andrew, qui mangeait soir et midi au restaurant, même qu’il avait des prix spéciaux. Mon affaire, ce n’était pas, of course, de sa compétence. Non, non, il ne pouvait rien faire. Il n’avait pas à se fatiguer, j’avais bien compris.
J’ai composé le numéro des renseignements sur mon portable.
- Allô ? Bonjour Mademoiselle, je souhaiterais être mis en relation avec l’inspection du travail de La Plagne, j’ai dit, plein de courtoisie.
- Arrête, qu’elle a rugi, je te donnerai tout ce que tu voudras !
- 650.
- 620 !
- Allô… mademoiselle, mettez-moi en relation, s’il vous plaît.
- Des menaces ! du chantage chez moi ! Enfin, tout de même, elle s’est décidée : Raccroche, raccroche ! Je te les donne ! Tu les as, tu les as !
- Et tant que vous y êtes, vous me paierez aussi, comme vous l’aviez promis, le trajet en navette d’Aime à ici ! 8 Euros 20.
- Tu peux te toucher !
- Allô ?
En cuisine, ils avaient laissé la porte entrouverte pour ne pas rater une miette du spectacle. Morts de rire qu’ils étaient. Vengés un peu, à leur tour, quelque part. Au moment des « au revoir », les poignées de mains étaient bien franches. Ça faisait plaisir. Monique tournait partout autour de moi, affolée. Je m’éternisais un peu, exprès.
J’ai été boire un café à la « Cheminée », ensuite, histoire quand même de les saluer. La radio murmurait, tout pour moi semblait-il : « Je n’ai pas peur de la route / faudra voir, faut qu’on y goûte / des méandres au creux des vents et tout ira bien / le vent l’emportera… ». C’était l’exact milieu de ma vie, un peu de mon temps qui passait, encore, toujours, et j’étais vivant.

***

Je pris le train de nuit pour Rennes. Par la fenêtre, de revoir la campagne, le plancher des vaches, ça m’émouvait un peu. C’est comme si elle me faisait du gringe la campagne bretonne, heureuse de me revoir au bout du compte, même si notre vie n’avait pas toujours été rose. Tout allait bien comme le jeu de jambe agile d’un boxeur. Un jour, me disais-je, un jour tu es né et depuis tu as été en vie, oui, et tout est devenu très difficile, tout est devenu une longue lutte contre ce moi qui fait obstacle à tout, une longue lutte contre ce moi qui fait obstacle à tout et rien d’autre que cela. Cependant la vie pluvieuse est toujours pleine de promesses. Et aujourd’hui, quelques questions bien sûr flottent sans que l’on puisse les crever dans leur bulles, toujours quelques pointes d’étonnement te figent, et quoi ? Tout va bien, tu rentres chez toi, tu sens que tu colmates toi-même, tout seul, avec presque rien, avec tes miettes d’existence, avec tes poussières, le vide de l’immense chambre des réponses du monde. Les champs, les ponts, les villes, les bêtes, les choses, pendant que le train défile, remuent, ouvrent un œil lourd, t’aperçoivent, se drapent dans de nouvelles couleurs et fuient encore plus près du bord de la terre. Il y a tant d’espace, les traînées du ciel, quelques rumeurs molles qui montent. Le monde ne serait que ce vertige, où le soleil glisse d’un côté du globe et puis de l’autre ? Qu’est-ce que le soleil me disait ce matin-là ? Il embrasait aussitôt chacun de mes mots, dès que je faisais mine d’ouvrir la bouche, il était le seul spectacle, l’unique orchestre, et me priait de me taire. Chaque jour, voilà tout, me disait-il, tu reçois de toi-même de bonnes ou de mauvaises nouvelles, et tu creuses, d’autres chantent, toi tu creuses, tu te trifouilles, tu te manges l’âme en salade et quelque part, aussi, tu crois aux nues. Tu peux les croire, tu atteindras le cœur de la nuit, où le rire et le sel ont la même saveur, tu en atteindras le cœur et tu le feras sauter.


Retour à Rennes

Je rebasculais dans la réalité rennaise. J’achetais un bouquet de roses et filais droit chez Charlotte. Elle ne répondit pas à mes coups timides, essorés, sur sa porte. C’est qu’elle était avec son amant, thomas, un tout jeune homme, qu’elle qualifiait de « bavard, arrogant et vaniteux », qu’elle préférait à moi parce qu’elle ne l’aimait pas, qu’il ne l’aimait pas, et que les choses ainsi étaient bien plus simples, pour elle, qui sortait aussi d’une longue relation qui avait fini mal. Cela, je ne le savais pas alors, je faisais la planche dans ma féerie, j’avançais en souriant. Si elle n’était pas chez elle, alors où irai-je la trouver ? Je rechignais à l’appeler. Je voulais lui faire la surprise. Je songeais aux Beaux Arts, où elle était étudiante. J’errais, mon bouquet à la main, dans les couloirs absolument vides de ce temple scrogneugneu, de ce tout petit monde totalitaire, où l’on vous parlait d’Art, mais où on ne vous le montrait jamais, ou alors décervelé, emplafonné dans le cul-cul humain, dûment étiquetté, servi dans une tambouille qui en passait tout le goût. Les Beaux Arts sont un gruyère. On ne sait même plus ce qui y est intéressant : la chair ou les trous. Je passais dans des salles, où étaient compilées ensemble, les unes à la suite des autres, de longues chaînes d’ordinateurs. Quelques étudiants fixaient avec une concentration artiste les écrans bleus. Je crois qu’ils ne me virent même pas.
J’appelais charlotte finalement. Tiens, elle était chez elle ! J’y étais passé ? C’est qu’elle devait dormir encore à poings fermés. Pouvais-je venir maintenant ? Heu… Maintenant, maintenant ? Oui, mais, c’est que… J’étais déjà en route.
Nous avons eu une petite explication, charlotte et moi, quand j’arrivais avec mes fleurs. Elle était honnête, faut reconnaître. Étais-je jaloux ? Non, je ne crois pas, pas si tôt. Et puis nous n’avions échangé aucun serment. Les choses s’annonçaient plus compliquées, avec des profondeurs sous la surface, voilà tout. Je n’ai pas voulu considérer alors que la réalité se désemboîtait. Je la retrouvais, j’imaginais que c’était notre histoire qui était en train de se faire, celle de notre avenir, d’où on pourrait se regarder un jour, en sirotant un chocolat. Pour ça, faut bien des péripéties. Alors moi je lui ai parlé, à demi-mot pour pas l’effrayer, de la façon dont elle me plaisait, dont j’avais pensé à elle, c’est-à-dire beaucoup, mais en rampant comme un être nonchalant aussi, pour bien lui montrer que je ne voulais pas non plus courir, que moi, pour ce que j’en savais des promenades de la vie, justement j’en savais rien. Quoi qu’il en soit, aussi sous-marin que j’ai voulu être, mon désir, mon envie de la certitude à deux et pour deux, j’ai rien pu lui en cacher. J’ai bien vu par la suite. Avec mes fleurs et mon discours, j’ai bandé moi-même les élastiques de mon siège éjectable.
Ce qu’elle avait bien calculé, au fond, charlotte, avec un regard d’aigle, c’est que je n’étais pas amoureux d’elle. Je m’obstinais juste à le croire. Ce n’est pas simple de savoir faire la différence entre tomber amoureux et imaginer qu’on tombe amoureux. Tomber amoureux pour de bon est déjà une opération de l’imagination. Alors, si moi, jeune homme trop pressé de me refaire une santé en amour, je ne comprenais pas tout seul ce tour de passe-passe, charlotte était là pour me divulguer le truc, m’expliquer comment et pourquoi je me racontais des histoires.


La Plagne, Le Bourgneuf la Forêt,
février – mars 2003.