Par Matthieu BONAMY et Catherine MALLAVAL
vendredi 26 mars 2004
Le monde est flou. Du moins vu par la presse qui
multiplie les photos floutées, les bandeaux noirs sur les
visages, les gros plans de pieds et de mains en guise d'humains.
C'est que chaque cliché publié sent désormais
le procès et/ou la pompe à fric... En cause : le sacro-saint
«droit à l'image». Fichu terme générique
au nom duquel fleurissent les actions en justice. En première
ligne, les magazines qui alignent les photos d'«illustration».
Ils ne peuvent invoquer devant les tribunaux la légitimité
de l'actualité. Y a-t-il de l'abus ? Oui, répond l'Observatoire
de l'image, union de représentants de la presse, de photographes,
etc. (1). A tel point que, cinq ans après sa création,
il réfléchit à une modification des deux socles
du droit à l'image : le droit au respect de la vie privée
prévu par le code civil et le code de propriété
intellectuelle relative au droit d'auteur (lire ci-dessous). Légitime
? Gros plan sur une liste non exhaustive de photos que
l'on ne saurait publier...
*Les tableaux des expos*
Sauf à avoir expressément demandé
l'accord de l'artiste ou de ses ayants droit, pas question de montrer
une oeuvre, même quand on fait sa pub : France 2 l'a appris
à ses dépens l'an dernier. Récit : août
1997, la chaîne diffuse un reportage sur une expo, à
Lodève (Hérault), consacrée à Maurice
Utrillo. On y voit une douzaine de ses tableaux. Utrillo est mort
en 1955. Ses oeuvres ne tomberont dans le domaine public qu'en 2025
(soixante-dix ans après sa mort). Son ayant droit, Jean-Roger
Fabris, connaît la loi. Il attaque France 2. Bingo : la Cour
de cassation rejette l'argument de la chaîne, qui invoque
le droit du public à l'information et la condamne pour /«contrefaçon»/
au nom du code de la propriété intellectuelle. /«France
2 avait la possibilité d'informer les téléspectateurs
de l'existence de l'exposition sans qu'il fût indispensable
de représenter les oeuvres du peintre /(...)/»/, justifie
la Cour. Cas vicieux : le magazine /Prima/ a été condamné
à dédommager un certain François Million, dont
le tableau occupait 3 % de la surface totale de la photo d'un appartement.
*Les manteaux de Sonia Delaunay*
En 1997, /Maison française/ publie une photo
d'un manteau de Sonia Delaunay appartenant au musée de la
Mode, censée illustrer la réouverture de ce musée.
Carton rouge ! Les ayants droit de Delaunay montent au créneau.
Bilan : 30 000 francs de dommages et intérêts infligés
par la cour d'appel de Paris. L'affaire est entre les mains de la
Cour de cassation.
*Les poignées de porte*
Qu'importe la taille d'une oeuvre, tant qu'on la
distingue. 1996, /Elle déco/ publie un reportage sur l'intérieur
d'un hôtel particulier conçu par l'architecte belge
Victor Horta. Le magazine a l'autorisation du propriétaire
des lieux. Las, il a omis de contacter la société
belge qui gère les droits de reproduction d'Horta. Or, sur
plusieurs photos, on distingue en arrière-plan une cage d'escalier
et... une poignée de porte dessinées par Horta. Total
: 7 500 euros en cour d'appel de Paris l'an dernier.
*Une femme nue sur une chaise d'auteur*
Prenez une femme nue en gros plan assise, hélas
pour le magazine /Photo/, sur une chaise longue de Le Corbusier.
Par ici les pépettes, ont illico demandé les ayants
droit de l'architecte. Et aussi : il est interdit de photographier
la pyramide du Louvre (sauf arrangement avec Pei) ou la tour Eiffel
de nuit (à moins de verser son obole à l'éclairagiste)...
*Des flics hors flagrant délit*
Cette fois, rien à voir avec le code de propriété
intellectuelle. C'est au nom du respect de la vie privée
que le /Journal du dimanche/ a été condamné
récemment à verser plus de 4 500 euros de dommages
et intérêts à un commandant de police photographié
alors qu'il venait constater le braquage d'un fourgon. Mais pas
le jour même. Le lendemain du vol. Explication de la cour
d'appel de Versailles : un jour après, le policier ne participait
pas directement à l'événement. A croire que
les reporters photos doivent assister aux délits (ou y participer)
pour être sûrs d'être «dans l'événement».
Dans le même genre, /le Parisien /s'est fait poursuivre par
trois fonctionnaires de police photographiés lors de la reconstitution
d'un braquage.
*Les prieuses à genoux*
Elles étaient deux à prier à
genoux dans la rue lors d'un chemin de croix organisé en
1997 lors des JMJ parisiennes. Elles sont deux à avoir attaqué
/l'Express/ qui a osé associer leur photo à un dossier
consacré aux femmes et à la religion. Total : 3 000
euros de dommages et intérêts pour la séance
de prière.
*Deux quidams dans un aquarium*
En 1999, /Ça m'intéresse/ illustre
un article sur les aquariums géants avec un homme et un enfant
regardant à travers un hublot. Mauvaise pioche. Le mensuel
a dû verser 1 500 euros à l'homme représenté
sur le cliché, 1 500 euros au père et à la
mère du petit garçon en tant qu'/«administrateurs
ad hoc de cet enfant»/, 1 000 euros au père de l'enfant
(en tant que père cette fois), autant pour la mère
et, cerise sur le jugement du tribunal de grande instance de Lille,
1 000 euros à la fiancée de l'homme montré
sur la photo. Si c'est pas du respect de la vie privée, ça...