Puisque ça cause spécifiquement de moi, là, je vais pas laisser passer ça comme ça, faut pas déconner; j'ai foutu l'article tout simplement parce que je récolte tout ce qui peut bien causer d'Artbag, histoire d'être le plus exhaustif possible, même le plus inepte. Comment ce genre de trucs est-il possible?
C'est pas bien compliqué ; avant de prendre définitivement pour un couillon ou une tête de noeud le type ou la typesse dont vous lisez une interview, dites-vous bien dans quelles conditions un truc pareil peut être rédigé (et c'est pas seulement parce que la feuille de chou est le Pays d'Auray, il n'y a aucune raison pour que ce soit très différent dans votre canard national).
Voilà : vous causez pendant dix minutes à un type qui vous fait «oui-oui» tout le temps, comme si vous étiez un modèle de clarté; c'est encourageant. Moi je sais que c'est pas toujours mon cas, mais quand on me pose pas de questions, je suppose que ce que je dis est entendu. Et au bout de ces dix minutes de monologue (vous tentez d'être précis tout de même), le type note deux, trois mots. Je déconne pas : deux, trois mots. Bon, c'est ses oignons, ça l'intéresse pas, il va sûrement causer d'autre chose. Mais tout l'entretien donne ça. Deux trois mots pour dix minutes d'explications. Par exemple, le type s'intrigue de ma robe, commence à causer chiffons. Je le dissuade de prendre ça pour une tenue de scène, je lui dis brièvement que c'est mes fringues courantes pour qu'on coupe court à un sujet de conversation aussi navrant. Il note, parce que je lui parle en deux mots, je ne sais plus pourquoi mais on s'en fout, du travestissement particulier au théâtre Kabuki. Cet ahuri note «déguisement». Je le reprend, voyant ça par-dessus son épaule, et il griffonne consciencieusement «pas un déguisement», souligné deux fois. Essayez d'imaginer la scène. Il rentre chez lui, on a causé plus d'une demie-heure, et il a devant les yeux ceci: «Pas bande dessinée - Underground - Comics- Romans (les titres notés, incomplets et sans rapports entre eux, on s'en doute) - scandaleux (ça c'est parce que j'essayais de lui définir les quelques nuances qui me faisaient utiliser le terme de pornographique pour le récitr de S. Batsal) - pas un déguisement (finalement pas utilisé, Dieu sait ce qu'il en aurait tiré)- correspondance - abonnement - réussite (la réussite d'un pari difficile sur l'abonnement pour une revue comme MMI devient cette espèce d'exclamation demeurée «L'abonnement, c'est la réussite!») - site important» etc.
Et vous avez au bout du compte le truc pasécritniàécrire là-dessous. Sous le prétexte que les lecteurs (du moins ce qu'on fantasme du désir des lecteurs imaginaires) ça aime le direct, que le style indirect c'est trop impersonnel pour ce type d'info, on fout toute forme de rigueur journalistique aux chiottes en simulant un dialogue sous le prétexte qu'il y en a eu effectivement un au départ (dont aucun trace n'existe plus, dont pas une citation n'est extraite). Du coup, quand on a aucun talent pour l'écriture du dialogue, hé bien c'est l'interlocuteur qui passe pour n'avoir aucun talent pour causer aux gens (si on peut très bien écrire des dialogues d'imbéciles quand on a de l'esprit, le contraire par exemple n'est pas possible; regardez comment les américains font causer et penser les héros de leurs films censés être des génies. C'est à se tordre. Pour les dialogues d'adolescents attardés qui cherchent des filles, ils se gourrent jamais; normal, ce sont eux qui font les films).
Vous m'imaginez dire un truc comme «Mon univers littéraire est très classique, avec du Proust par exemple»?. Putain, c'est dans Proust que j'ai appris à causer comme ça? «Mon univers musical est très moderne, avec des vrais morceaux de bruit dedans par exemple».
«J'ai une poésie urbaine en moi», qu'il me fait dire, le type. Il est payé par des tueurs pour me dégommer ou quoi, celui-là? «J'ai une poésie urbaine en moi»; le jour où je dis un truc comme ça, pitié, enmenez-moi chez le véto et faites-moi piquer.
«J'entretiens le site internet le plus important de France»; ben tiens, je la sens bien aussi celle-là. Pour tous ceux qui me prenaient déjà pour un sale con vaniteux, voilà une pièce à conviction épatante. Et comment on peut faire entendre après ça (heureusement que ça sort pas d'Auray ce torche-cul) que toutes ces foutaises sont un faux miteux? Que 95% des interviews qui engorgent les inutiles canards dont vous encombrez votre vie sont des faux miteux? Qu'interminablement s'enchaînent sur la surface cirée de la nullité journalistique les motifs plats de la fumisterie imaginative des seuls journalistes, qu'ayant lu cent journaux on aura rien lu d'autre que l'histoire du vent qui siffle dans leur tête creuse?