#18
Lorsque je
prends quelques notes sommaires pendant le concert, tout en écoutant
la musique qui est littéralement jouée sous mes oreilles,
je suis un peu incertain de ce que je produis. En d'autres termes, les
activités mentales de l'écoute et de la prise de notes
s'emboutissent et créent des accidents, ces heurts dessinent
essentiellement des cascades de pensées qui s'emboîtent
les unes dans les autres, liées entre elles par quelque coq à
l'âne, vecteurs pas toujours très faciles à suivre.
Ainsi si j'en crois
le brouillon de mes notes, toutes les pensées que je me suis
tenues ou que je suis parvenu à consigner de façon très
fragmentaire — deux d'entre elles m'échappent tout à
fait parce que je les ai oubliées du tout au tout et que par
ailleurs je déchiffre mal les mots-clefs que j'avais notés
à leur propos, mots charnières pareillement destinés
à faire sauter la pensée d'idées en idées
à la façon de ricochet.
Ainsi j'ai
noté
— Peu de références.
— Aléatoire
— Double quartet d'Ornette Coleman
— Palette subtile (pourquoi se donner tant
de mal) - je ne suis plus très sûr de ce que je voulais
dire par là
— Erreurs
— Bruit
— Parasites
— Concentration
— Espace
— Perec (la Vie mode d'emploi)
— Disque rayé (là je n'ai plus aucune idée
de ce que je voulais dire par là, je me souviens que c'était
en rapport avec le souvenir d'un réveil dans les Cévennes,
je m'étais endormi la veille en écoutant un vieux vinyle
de Stravinsky — je ne dis pas cela pour
épater la galerie, mais c'était le seul disque qui ne
fut pas rayé, ce qui permettait justement de l'utiliser comme
berceuse et ne pas risquer d'être agacé dans son sommeil
par la répartition infinie d'une mesure du fait d'un disque rayé,
pour cette raison, écouter un disque de Steve Reich qui soit
rayé doit être un moindre crime pour l'oeuvre, et j'écoutais
donc L'Oiseau de feu comme berceuse, chacun jugera l'à
propos de cette musique exigeante comme musique de nuit —
et je fus réveillé le matin par l'incessant frottement
qui se produisait et qui se reproduisait, grandissant, pour décroître
brutalement en un craquement minuscule qui revenait sans cesse à
intervalle régulier. Frottement, crescendo,
craquement, piano. Il s'était endormi, frottement,
crescendo, craquement, piano comme il le fait souvent,
frottement, crescendo, craquement, piano en écoutant
un disque. Frottement, crescendo, craquement, piano.
L'électrophone tournait encore de la veille. Frottement, crescendo,
craquement, piano. Il s'était endormi, frottement, crescendo,
craquement, piano comme il le fait souvent, frottement, crescendo,
craquement, piano en écoutant un disque. Frottement,
crescendo, craquement, piano. Il s'était endormi,
frottement, crescendo, craquement, piano comme il
le fait souvent, frottement, crescendo, craquement, piano
en écoutant un disque. Frottement, crescendo, craquement,
piano. Le bras du tourne-disque était arrivé
en bout de course, à la fin du sillon et gisait dans cette plage
vierge qui séparait le reste du sillon du centre cartonné
du disque produisant ce frottement long suivi d'un craquement à
intervalles très réguliers, pour être précis
à raison d'approximativement 33 révolutions pleines par
minute, je ne pense pas que le tourne-disque des Cévennes était
assez précis pour produire ce petit tiers de révolution
supplémentaire par minute. Je me souviens donc que le souvenir
de ce réveil était en relation avec quelques pensées
nées de la musique d'Émile Belan mais je ne saurais le
dire aujourd'hui, est-ce grave?
J'ai également noté.
— Être plus attentif en soi. Là aussi je ne saurais
exactement préciser ce dont il est question. Il était
question, il semble me rappeler, que la concentration que commandait
la musique d'Émile Belan amenait à une plus grande concentration
sur ce qui ne relevait pas de cette musique, par exemple de prendre
les photos du concert. Au vu de mes photos du concert, je me demande
si cet argument tient la route.
— Le souvenir de l'angle de deux rues à
Chicago.
— Bartòk (les partitions-rayogrammes)
— Ton sur ton de façon inattendue
— Lorsqu'Émile Belan écoute
l'interprétation de ces œuvres dont une grande partie est
laissée au seul hasard, qu'écoute-t-il, quels
sont ses repères?
— Qu'est ce que je fais quand je prends des notes tout en écoutant?
(par cette question j'entends que la réponse n'est sans doute
pas aussi simple, que je prends des notes tout en écoutant la
musique, que d'autres phénomènes se produisent)
— Une des percussionnistes est très
jolie (on se doute que prenant cette note ma concentration était
à son zénith)
— Bruits de couloir, toux, autant de pensées
parasites
— Les notes ne sont plus des notes.
J'ai eu l'intuition de cette pensée confuse — oui, on ne
voit pas très bien ce que je veux dire — parce qu'à
l'évidence les instruments à cordes dans ces partitions
ne sont pas joués tout à fait comme il est entendu qu'ils
le soient, c'est à dire, comme l'indiquent les titres des pièces,
les cordes sont frottées, pas jouées. Plus tard dans les
explications que me fournit une violoncelliste à propos des tiers
de notes, je compris que de fait les notes qui étaient jouées
étaient généralement pas justes.
— En quoi le grattement de mon stylo bille (prenant des notes
à propos de la musique) participe-t-il, à une échelle
infime, à la musique en elle-même? sorte de méta
participation
— illisible (même par moi)
— Chaussures ferrées sur parquet lambrissé.
— John Cage, les accidents dont on ne saura rien.
— Je n'entends rien à la musique.
— Passage du rien à la musique. Le rien n'étant
pas le silence. Art Ensemble of Chicago, qu'est-ce qui fait que cela
démarre ?
— Le calme qui préside aux comportements les plus adventices.
— Craquement = note?
— Superposition des calques
— Durée aléatoire
— Tension à tout rompre dans les silences et les soupirs.
— La fin qui se cache.
— Les musiciens s'arrêtent les uns après les autres.
Leçons de ténèbres?
— Applaudissements musique. Les applaudissements sont la
manifestation la plus niaise que l'on puisse attendre d'un public. Embrasser
les musiciens, je veux bien embrasser la petite percussionniste brune.
|