C'est en tant que webmestre du Terrier (www.le-terrier.net), site pluridisciplinaire artistique et expérimental que je peux intervenir au cours de ce colloque. Un bref historique du Terrier (né il y a maintenant 5 ans) peut rendre compte à la fois des échanges d'oeuvres littéraires, plastiques, musicales, entre le réseau et le monde tridimensionnel (faute d'une expression mieux ajustée) autant que de ses limites. En effet, le Terrier est né de la décision de poursuivre la publication d'une revue papier - La Parole Vaine, au bout de ses quatre ans d'existence - , sur internet; et aujourd'hui, le Terrier, comme de nombreux sites artistiques, vit l'expérience inverse qui conduit pas à pas des oeuvres de toute nature à quitter le réseau pour rejoindre des scènes plus courantes d'exhibition, de diffusion, de publication et de spectacle.

Nous pourrions aborder ensemble plusieurs points éclairant d'une part la spécificité des outils numériques et les conséquences directes de l'hypermédia sur la matière, les processus narratifs et génératifs des oeuvres (poeme-code, générateur, Blogs) et d'autres part les phénomènes politiques et économiques qui découlent naturellement de ces spécificités (échanges peer to peer, accès aux ressources, monde du Libre).

a)La mise en forme :
Ce sentiment est source d'ambiguité; cette consécration illusoire apportée par les outils de mise en forme numérique dans tous les domaines donne à une plaquette d'épicier l'allure d'un document officiel, à un jingle de radio associative le son 16 bits d'un studio professionnel, à une page web un fantasme d'autorité éditoriale. Ce qui est une source d'autonomie extraordinaire pour les cellules de micro-publications condamnées jusque là à l'amateurisme par l'aspect de leur produit et la faiblesse de leurs moyens d'information, est aussi la condition d'un sentiment accru de dérisoire dans un univers où le vide est aussi bien présenté que le plein. Les sites artistiques inventent aujourd'hui d'autres moyens pour gagner en visibilité, en autorité, en reconnaissance: création de communautés d'intérêts, portails associatifs (exemple du Portillon -http://www.leportillon.com), listes de diffusion et de discussion associées aux sites et, désormais, sorties des produits hors du réseau créant un mouvement de va-et-vient où chaque production renvoie à l'autre un peu de son éventuel prestige (exemple: Hache, Philippe Moreau, Manuscrit.com, le Terrier etc.)

b) La publication de l'anodin, du déchet, du fugace
Le réseau avait déjà vu depuis longtemps apparaître des formes inattendues du diarisme (exemple "grosse fatigue"); mais l'apport de logiciels facilitant considérablement la production de pages dynamiques a vu naître un nouveau type de diarisme instantané: le Blog (exemple de Philippe de Jonckheere - desordre.free.fr - et Georgy Kishtoo - www.arobi.com). Le blog, comme les poèmes-forums d'un Olivier Wattez (Le Terrier) proposent des réflexions sur les différents temps du réseau (réduction de la diachronie, pérennité théorique de tout ce qui à un moment est apparu en ligne, différé des oeuvres de forums ou de listes de diffusion) et sur la notion d'événement dans une narration étendue (le temps narratif de tout oeuvre en ligne est, par la force des choses, assujetti à ces domaines temporels singuliers du réseau). Une autre conséquence de l'écriture en ligne est évidemment le mode de lecture en ligne, et les conditions extrêmement ténues dans lesquelles elle est vraiment possible. Ainsi disparaissent pas à pas du réseau les récit long sous leur forme romanesque et renaissent feuilletons, chroniques, et nouvelles, genres chéris du XIXème siècle que l'on avait vu peu à peu disparaître; et surtout apparaissent les fictions fragmentaires qui s'émiettent, s'atomisent et se recomposent dans l'espace hypertexte (Renaud Camus, Désordre).

c) L'échange des ressources
le Copyleft (la license ARt Libre v1.1 - artlibre.org ) est le cas type d'une réponse à une fatalité (la disponibilité de toute chose numérique en ligne) sous la forme d'un principe qui l'absorbe: artlibre.org est en passe de devenir, associé à tous les sites de participants au Copyleft, la plus grande banque de ressources partagées littéraires, musicales, plastiques. Les oeuvres hors-ligne nées de ces échanges croissent aujoud'hui et portent dans leur forme la marque de ces choix politiques et économiques (oeuvres multimédia, collages pluridisciplinaires, cadavres exquis en temps réel)

d) espaces communautaires et modernité

On assiste en ligne à la réactivation des guérillas d'écoles artistiques qui avaient disparu de la scène depuis longtemps, par la création de communautés spontanées et les modèles d'occupation de l'espace internautique qu'imposent peu à peu les noyaux de micro-publication. Les enjeux qui s'y présentent rendent bien compte du déplacement de la critique artistique dû aux propriétés du numérique (l'écriture automatique n'a vraiment vu le jour qu'avec des machines et n'intéresse désormais plus personne - exemple du "générateur aléatoire de textes imbéciles" du Terrier- et le cut-up est aujourd'hui une "pratique douce" qui ne taille que du texte sans pesanteur complètement absorbée dans le mouvement du copier-coller) et le décloisonnement épistémologique vécu à la Renaissance prend une forme inattendue aujourd'hui dans un univers artistique où l'apparition d'une image-temps dans un récit n'est plus un gadget surréaliste mais un des moyen les plus courants d'étendre la fiction.

Depuis cinq ans, Le Terrier a vécu toutes ces métamorphoses du champ de la création artistique et a participé à leur extension; le travail à faire reste immense et la désillusion vécue par de nombreux artistes en dehors du réseau trouve en ligne un excellent remède: un terrain illimité à occuper d'autant plus librement que personne, aujourd'hui, ne croit plus guère pouvoir en faire une autre plateforme de l'économisme généralisé.

L.L. de Mars